Particulièrement efficace, le chantage à l’emploi est souvent mobilisé dès qu’il s’agit d’opposer une fin de non-recevoir à toute politique écologique d’ampleur. Pensez donc : de nouvelles contraintes, c’est nécessairement des coûts qui flambent, une compétitivité en berne pour les entreprises nationales, des emplois détruits, délocalisés en des pays moins tatillons, qui seront ravis de nous grappiller des parts de marché. Business as usual.
Ceux qui martèlent sur les plateaux télé ce type de discours croient alors tenir la preuve irréfutable que l’écologie est une idéologie punitive : hormis une minorité de post-hippies véganes qui batifolent dans des potagers urbains, tout le monde y perdra. À commencer par les classes laborieuses, contraintes d’assister à la fermeture de leurs usines jugées « trop polluantes », de se reconvertir à marche forcée ou, pire, d’être condamnées à l’exode salarial et au chômage de masse.
À quelques jours du premier tour de l’élection présidentielle, récuser ces caricatures passe par rappeler les nombreuses discussions à gauche quant aux manières de conjuguer viabilité économique et urgence écologique. De telles propositions seraient non seulement un moyen d’atteindre le plein emploi, mais permettraient aussi aux travailleurs de se réapproprier l’appareil productif et de définir, par et pour eux-mêmes, les finalités de leur travail.
Travailler moins
Une des mesures les plus plébiscitées en la matière consiste à agir sur la durée légale du temps de travail. Les effets d’un tel levier sont multiples et redoutablement efficaces. D’abord, il permet de lutter contre le chômage – c’est d’ailleurs dans ce but qu’a été mis en place, à partir de 1998, le passage aux 35 heures hebdomadaires par le gouvernement socialiste de Lionel Jospin. Selon un rapport de l’Inspection générale des affaires sociales (IGAS) datant de 2016, cette mesure aurait permis de créer 350 000 emplois en quatre ans.
Mais la réduction du temps de travail a également des conséquences spectaculaires sur les émissions de gaz à effet de serre, grâce aux économies d’énergie induites (réduction des déplacements, moins de présence au bureau), effet corroboré par de nombreuses études. Une des plus récentes, celle de l’association britannique Platform, estime que le passage à la semaine de quatre jours permettrait de « diminuer l’empreinte carbone du Royaume-Uni de 127 millions de tonnes par an d’ici 2025. Cela représente une réduction de 21,3 %, soit plus que l’empreinte carbone globale d’un pays comme la Suisse », augurent ses auteurs.
« La diminution du temps de travail permet surtout l’amélioration de la qualité de vie », renchérit Delphine Batho, candidate arrivée troisième à la primaire écologiste de septembre 2021, au cours de laquelle elle a porté un programme étiqueté « décroissant ». Devenue porte-parole de Yannick Jadot, candidat Europe Écologie-Les Verts (EELV) à l’élection présidentielle de 2022, la députée des Deux-Sèvres ne voit que des avantages à la semaine de quatre jours : « Même les DRH et les dirigeants des grandes entreprises, qui y étaient au départ plutôt opposés, commencent à y adhérer,car ils constatent partout où elle est mise en place des effets bénéfiques sur la satisfaction au travail, le climat social et l’engagement professionnel des salariés. »
De quoi se montrer méfiant. Une expérience grandeur nature a été menée dans la capitale islandaise, Reykjavik, entre 2015 et 2019 : 2 500 salariés (soit 1 % de la population) ont travaillé 35 heures par semaine au lieu de 40, le tout réparti sur quatre jours, sans baisse de salaire. La productivité aurait augmenté dans certains cas, lorsque de nouveaux modes de travail ont été développés, permettant de supprimer les tâches inutiles. Preuve est au moins faite ici qu’on ne gagne pas grand chose à travailler plus .
Urgence contre dialogue social
En France, le projet politique des écologistes prévoit ainsi d’organiser une grande convention citoyenne nationale sur le temps de travail salarié et de réfléchir aux différentes formes, secteur par secteur, que sa réduction pourrait prendre : « Ça peut être la semaine de quatre jours. Ça peut être les 32 heures. Ça peut être un congé de six mois tous les cinq ans si quelqu’un aspire à faire une pause dans sa vie, etc. », énumère Delphine Batho, qui prône la concertation et le « dialogue social ».
À La France insoumise (LFI), on partage les constats sur le fait qu’une réduction du temps de travail est un « horizon désirable et soutenable », explique Clémence Guetté, coresponsable du programme de Jean-Luc Mélenchon pour 2022. Sans attendre, ce dernier propose de mettre fin sans aux nombreuses dérogations qui ont dénaturé depuis plus de vingt ans la réforme des 35 heures, mais aussi de passer aux 32 heures pour les métiers les plus pénibles ou qui s’effectuent de nuit, de ramener l’âge légal de départ en retraite à 60 ans, ou encore de mettre en place une sixième semaine de congés payés annuelle.
Hadrien Toucel, sociologue du travail et également coresponsable du projet politique de LFI, explique cette méthode, plus directe : « Il y a urgence sur deux fronts : écologique et social. Tout ce qui est bon à prendre et peut être appliqué rapidement pour réduire les émissions de gaz à effet de serre et créer des emplois, comme la réduction du temps de travail, n’a pas à se négocier pendant des lustres, au risque de multiplier les exceptions et de rétablir de la concurrence déloyale entre les établissements. Nous, on veut partir des secteurs les plus vulnérables de la société, car c’est sur eux qu’il va falloir s’appuyer pour transformer notre modèle de production. »
Produire mieux
EELV tout comme LFI comptent un ambitieux plan de réindustrialisation et d’investissement – respectivement de 50 et de 200 milliards d’euros d’ici à la fin du quinquennat – pour aider à la reconversion écologique de secteurs stratégiques, principalement dans l’agriculture, l’énergie et les transports. « Il y a vraiment une bataille culturelle à mener sur ce sujet, explique Clémence Guetté, on ne cesse d’opposer depuis des années ambition écologique et emploi, de ringardiser les classes ouvrière et paysanne, alors qu’elles sont indispensables pour planifier la bifurcation. »
Chacun des deux projets avance plusieurs centaines de milliers de créations nettes de postes, même si « des emplois vont nécessairement être détruits, par exemple dans l’automobile ou l’aéronautique », précise Delphine Batho, qui fonde ses prévisions sur le rapport du Shift Project (lire notre article p. 26-29). « Mais le solde sera positif, rassure la députée, notamment grâce au retour en France d’industries comme le vélo, qui permettra de créer 100 000 emplois. »
L’aide à la formation des salariés se révèle alors l’autre volet stratégique de la reconversion écologique, juge Hadrien Toucel, qui détaille la philosophie de LFI en la matière : « Déjà, il faut donner aux personnes les moyens de se former : en maintenant leur revenu ou en les indemnisant. Ensuite, la formation professionnelle doit viser les qualifications : progresser plutôt que se reconvertir, acquérir des savoirs durables et transposables plutôt que des compétences caduques deux ans plus tard. » Le sociologue prend l’exemple du rapport Lucas Aerospace (1974), plan alternatif de restructuration des activités de l’entreprise du même nom proposé par le personnel, mais enterré à l’époque par la direction.
« Les salariés ont bossé pendant un an et demi et ils ont dressé une liste : “les dialyses rénales, ça on sait faire, les panneaux solaires, on sait faire aussi”... Ils ont même inventé un prototype de véhicule multimodal pour passer de la route au rail ! Mais ils n’ont pas été écoutés, et pas parce que leur projet était farfelu : le patronat s’est même réapproprié quelques années plus tard bon nombre de leurs idées. Bref, il faut donner aux salariés un pouvoir d’intervention sur les qualifications et les reconversions qui sont socialement et écologiquement utiles, et auxquelles les stratégies entrepreneuriales opposent trop souvent une fin de non-recevoir. »
Le sociologue Juan Sebastián Carbonell, auteur de l’ouvrage Le Futur du travail (Amsterdam, 2022), abonde : « Ce n’est pas par plaisir que les gens fabriquent, par exemple, des voitures polluantes. Comme me l’a dit un intérimaire : “Peugeot est le service militaire de la région”, c’est-à-dire un passage obligé pour beaucoup d’entre eux. On a trop souvent entendu que les salariés des industries lourdes (charbon, raffineries, automobile, aéronautique) s’opposeraient à la transition écologique. Mais ce sont plutôt les employeurs qui freinent : la CGT de Renault a notamment formulé un plan d’électrification pour fabriquer des véhicules légers et accessibles au plus grand nombre, qui s’oppose à celui de la direction de l’entreprise, entièrement tourné vers la production de SUV électriques de plus de deux tonnes, production qui n’a aucun sens d’un point de vue écologique ! »
Green New Deal ?
Tous ces grands chantiers de reconversion comptent sur la puissance financière et normative de l’État pour embarquer la société dans une dépollution et une décarbonation des activités économiques. Inspirées du NewDealdu président américain Franklin D. Roosevelt pour lutter dans les années 1930 contre les effets de la Grande Dépression, de telles politiques de relance par la dépense publique peuvent alors être mises à profit, non comme à l’accoutumée pour stimuler une croissance aveugle, mais pour favoriser des activités et des secteurs qui peinent aujourd’hui à émerger.
La gauche radicale américaine en a dessiné certains principes avec le projet du Green New Deal, porté lors de l’élection présidentielle de 2020 par Bernie Sanders – depuis opportunément récupéré par Joe Biden. En quoi consiste-t-il ? En un « programme politique ambitieux dont le but est de transformer l’économie et de laisser une planète habitable aux générations futures », explique Pavlina R. Tcherneva, économiste et conseillère du candidat Sanders, mais aussi l’une des principales théoriciennes de la « garantie d’emploi ».
Cette mesure, pièce maîtresse du Green New Deal, consiste à donner du travail à toute personne qui en recherche dans des secteurs utiles à la société et/ou aidant à son écologisation, et ce « quelle que soit sa situation personnelle ou celle de l’économie ». Un dispositif expérimenté depuis 2016 en France par l’association Territoires zéro chômeur de longue durée, qu’EELV appelle à étendre : « Il vaut mieux payer les gens à travailler, d’autant plus dans des métiers de la réparation écologique ou de l’économie circulaire, que de les payer à rester au chômage », souligne Delphine Batho.
Relocaliser l’activité
Faire de l’État un employeur en dernier ressort s’inscrit également dans une perspective de relocalisation des activités, justifie Clémence Guetté : « Il s’agira de faire un diagnostic territorial précis, en lien avec les communes, les associations et les employeurs locaux pour créer ces emplois de proximité, vertueux pour l’intérêt général et non délocalisables. »
L’idée est alors d’enrayer les effets néfastes de la division internationale du travail et du libre-échange mondialisé qui, en bringuebalant les marchandises d’un bout à l’autre de la planète pour les assembler, les conditionner et les commercialiser, émettent des quantités délirantes de gaz à effet de serre, tout en externalisant dans d’autres pays les effets négatifs de la production : les émissions importées, soit les produits fabriqués hors du territoire hexagonal mais consommés en France, représentent 57 % de l’empreinte carbone totale du pays, selon une étude du ministère de la Transition écologique.
« La mondialisation déstructure aussi les chaînes de coopération et les tissus économiques locaux en les intégrant et en les rendant dépendants au marché mondial », ajoute Hadrien Toucel. Elle constitue ainsi le plus sérieux obstacle à la reconversion écologique des économies nationales, qu’EELV comme LFI tenteront de juguler : les premiers par des « clauses miroir », qui imposent aux produits importés les mêmes normes environnementales que celles qui s’appliquent aux produits nationaux ; les seconds grâce à un « protectionnisme solidaire », qui taxerait les marchandises produites de manière indigne ou à l’empreinte écologique désastreuse.
Toutes ces mesures supposent, nécessairement, d’entamer un bras de fer avec l’Union européenne et ses traités, garants du libre-échange et des règles de la concurrence : « Il ne faut pas avoir une vision statique de la situation européenne et internationale,soupire Delphine Batho, convaincue que le rapport de force est sur le point de s’inverser. Si j’avais eu cette conversation avec vous il y a trois ans, vous m’auriez certainement dit qu’il était impossible que les règles du pacte de stabilité [qui impose aux États membres de réduire leur déficit public, ndlr] changent. Elles ont volé en éclats en quelques jours avec la pandémie ! »
La députée espère alors qu’un certain nombre de secteurs, comme l’énergie, pourraient être soustraits aux règles de la concurrence, tandis que d’autres devront se plier à « une régulation écologique de l’économie de marché ».
À l’approche de l’élection présidentielle et face aux arguments et propositions qui articulent question sociale et enjeux écologiques, il faut alors savoir distinguer, comme l’y invitait André Gorz, « réformes réformistes » et « réformes révolutionnaires » : « Le réformisme écarte d’emblée les objectifs et les revendications [...] incompatibles avec la conservation du système, écrivait le philosophe. N’est pas nécessairement réformiste, en revanche, une réforme revendiquée non pas en fonction de ce qui est possible dans le cadre d’un système et d’une gestion donnés, mais de ce qui doit être rendu possible en fonction des besoins et des exigences humaines. »
Enrayer les désastres en cours, tant sur le front social qu’écologique, aura sans doute besoin d’objectifs intermédiaires et de victoires partielles qui répondent aux urgences du moment. Mais l’urgence est aussi de dépasser cette société existante – non de corriger quelques-uns de ses dysfonctionnements pour la rendre acceptable.
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