Édition et liberté

Divergences : construire une maison indépendante

Reconnaissable à ses couvertures colorées, la maison d’édition Divergences est devenue une incontournable de la littérature engagée. Mêlant essais féministes, écologistes et politiques, Divergences navigue dans le monde de l’édition en tant que maison indépendante. À la manœuvre, son fondateur Johan Badour revient pour Socialter sur les difficultés à concilier indépendance économique, liberté éditoriale et radicalité.

Dans quel contexte as-tu fondé les éditions Divergences ?

J’étais étudiant et je m’interrogeais sur la façon de transmettre des idées et de débattre autrement qu’au sein d’un monde universitaire dans lequel je ne me retrouvais plus. C’était en 2016, pendant le mouvement contre la loi travail et Nuit debout. J’ai commencé à m’intéresser à l’édition et j’ai rencontré Michel Valensi, des éditions de l’Éclat, qui m’a transmis les connaissances de base du métier et m’a poussé à me lancer, sans faire d’études préalables. J’avais quelques textes sous le coude grâce aux contacts que je m’étais faits dans le mouvement social. J’ai donc suivi des cours du soir de la mairie de Paris et j’ai lancé Divergences fin 2016, avec à peu près 5 000 euros en poche. À la fin de cette année, on a fait paraître le premier livre, Libérons-nous du travail, puis d’autres ont rapidement suivi, distribués en librairie par Hobo Diffusion.  

Article issu de notre numéro 59 « Sabotage : on se soulève et on casse ? », en kiosque, librairie et sur notre boutique.


Divergences publie à la fois des textes féministes, technocritiques, des écrits de François Bégaudeau… Comment définis-tu la ligne éditoriale ?

Je n’ai jamais voulu spécialiser la maison dans un domaine précis. J’avais 23 ans quand je l’ai créée et j’étais influencé par des courants théoriques assez variés, allant d’un marxisme hétérodoxe aux écrits du Comité invisible. Évidemment, mes intérêts en tant qu’éditeur et mes penchants théoriques se sont diversifiés au fil des évolutions de la situation politique, des mouvements sociaux et de l’essor de nouveaux champs de réflexion. C’est notamment le cas des questions féministes et queer qui ont pris une place grandissante ces dernières années. Si la tonalité de fond est anticapitaliste et libertaire, on se permet d’aller piocher plus largement au gré de nos intérêts, de nos questionnements.

Selon toi, le livre peut-il être un outil de résistance ?

On est bien obligé de se dire que « oui », même si on est toutes et tous lucides sur le fait que vendre des livres ne change pas grand-chose aux rapports de force en cours. Mais, parfois, il arrive que des livres dépassent nos attentes, qu’ils se mettent à circuler largement, et dans des milieux et des réseaux que l’on ne pensait pas toucher. Je pense notamment à La volonté de changer de bell hooks. On s’est rendu compte, quelques mois après la sortie, que des groupes de lecture entre mecs s’étaient montés pour le lire et en discuter. Parfois, un livre a un impact sur des vies et des trajectoires. Mais je pense qu’il y a un mythe dans l’édition indépendante qui serait que notre engagement se mesurerait à l’aune de la radicalité des livres que l’on publie. On oublie très souvent que l’édition est un marché. Le livre est une marchandise avec un code-barre, un prix. Il faut espérer un monde dans lequel les maisons d’édition n’existent plus et où les écrits circulent autrement qu’à travers des espaces marchands.

Qu’est-ce que l’indépendance apporte à l’activité d’édition ?

L’indépendance reste un bien grand mot dans la mesure où Gallimard et Actes Sud peuvent être considérées comme maisons indépendantes. L’indépendance économique ne garantit ni la qualité ni la radicalité des parutions. À notre échelle, celle des petites maisons d’édition, l’indépendance est presque une condition d’existence. L’immense majorité des petites maisons d’édition sont indépendantes. Cela nous permet une forme de liberté dans les choix éditoriaux mais cette indépendance est relative au fait que nos livres trouvent des débouchés.

Si tu avais une totale liberté, quels livres aimerais-tu publier ?

Des enquêtes techniques comme celle de Fanny Lopez sur les réseaux électriques, À bout de flux. Il faudrait les démultiplier à tous les niveaux : sur les réseaux d’eau, de déchets, sur les systèmes d’assainissement, de transport, etc. On a un grand besoin de comprendre comment notre monde fonctionne techniquement, et comment on peut agir dessus et s’organiser autrement.

Comment faire face aux difficultés en tant que maison indépendante ?

En vendant beaucoup de livres. À part quelques aides à la traduction du CNL, c’est notre unique source de revenus. J’ai eu beaucoup de chance avec Divergences, car ça a marché assez vite. J’ai pu me salarier et on arrive à rémunérer une petite équipe. Cela fait deux ou trois ans que l’on commence à être bien identifié, par les libraires comme par le lectorat. Cela permet d’assurer à chaque livre un succès minimal qui nous suffit pour couvrir ses coûts de production. On a de la chance car l’écosystème de l’édition indépendante est une chaîne de production au sein de laquelle le niveau de bénévolat et d’auto-exploitation est énorme, et ce de l’auteur jusqu’au libraire, en passant par les nombreux corps de métiers nécessaires à la production d’un livre.

En France, plusieurs maisons indépendantes publient déjà des textes de critique sociale et politique depuis de nombreuses années. Comment s’insérer et cohabiter dans cet environnement, sachant le contexte déjà précaire pour l’édition indépendante ?

Ça s’est construit au fil des années. Quand j’ai créé Divergences, la maison qui faisait référence pour moi était La Fabrique. Par son fonction-nement économique, les textes publiés ou la charte graphique, ça a été une source d’inspiration. Mais il y a bien sûr beaucoup d’autres maisons très proches politiquement avec lesquelles on coexiste. Il a fallu se faire une place là-dedans, au pied de biche : essayer de faire venir des auteurices chez nous plutôt qu’ailleurs, texte après texte. C’était beaucoup de travail au début mais ça l’est moins aujourd’hui. Comme la maison tourne bien, c’est plus simple de convaincre et on reçoit de plus en plus de bons manuscrits. 

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