Édito. Demain, tous rationnés : vers une dictature des besoins ?
Découvrez l'édito de notre nouveau numéro 55 « Bienvenue dans l'ère du rationnement », par Philippe Vion-Dury, rédacteur en chef de Socialter.
Découvrez l'édito de notre nouveau numéro 55 « Bienvenue dans l'ère du rationnement », par Philippe Vion-Dury, rédacteur en chef de Socialter.
Cinquante ans presque jour pour jour après la publication du rapport Meadows sur les Limites à la croissance, le voile a fini par se déchirer : nous sommes entrés dans le siècle des pénuries. Pénurie de masques hier, de gaz aujourd’hui, d’à peu près tout demain. Un voile se déchire, oui : celui qui faisait écran à une économie déjà en contraction, luttant avec toujours plus d’acharnement pour arracher ressources fossiles et minières d’une terre fatiguée. Et un autre : celui occultant l’incroyable fragilité d’une infrastructure logistique globalisée tenant sur le flux tendu et le zéro stock. Et encore un autre : celui de l’insouciance de nos dirigeants qui communient avec une allégresse névrotique dans une abondance de façade réservée à un nombre de gens toujours plus réduit. Quelle autre solution pour nos sociétés libéral-autoritaires – chaque jour plus autoritaires que libérales – que de s’enfoncer davantage encore dans l’impasse ? Celle-ci a un nom : la gestion de la pénurie, qui précède la gestion par la pénurie. « L’épuisement des ressources, c’est la raison d’État pour gérer nos ressources », pouvait-on déjà lire dans la revue technocritique Survivre et Vivre, en plein choc pétrolier de 1973.
Le danger est là, en germe, plus sensible que jamais si l’on y prête un peu attention : il n’y a pas de ferment plus fort pour l’autoritarisme que la nécessité d’allouer les ressources nécessaires à la survie des populations lorsque celles-ci viennent à manquer. D’une gestion temporaire de crise, la voie est ouverte vers un nouveau mode de gouvernement. De la mesure d’exception éclot, purulente, la nouvelle normalité. Il en faudra peu pour que l’État découvre qu’il peut renouveler sa puissance défaillante par ce moyen. Léon Trotsky l’avait parfaitement analysé dans La Révolution trahie (1936) : « L’autorité bureaucratique a pour base la pauvreté en articles de consommation et la lutte contre tous qui en résulte. »
La pénurie engendre la file d’attente, la file d’attente nourrit le pouvoir. « Sitôt que la queue devient très longue, la présence d’un agent de police s’impose pour le maintien de l’ordre. Tel est le point de départ de la bureaucratie soviétique. Elle “sait” à qui donner et qui doit patienter. » Admettre que l’État « sait », c’est dire qu’il est maître de définir nos besoins et de qui les voit pourvus : qui l’on fait vivre, qui l’on laisse mourir. Et il n’en faudra pas beaucoup pour travestir cette oppression nouvelle en Raison écologique. La dictature sur les besoins a historiquement reposé sur deux piliers : la promesse d’un retour à la normale (promesse toujours révocable, retour toujours différé) et le paternalisme d’une caste d’experts sachant mieux que la population ce dont elle a besoin. Elle pourra désormais ajouter à son arsenal le motif de l’impératif écologique, la rendant d’autant moins critiquable. Autant dire que le rationnement a de beaux jours devant lui.
Une partie du camp de l’écologie est tentée, sous la pression de l’urgence et l’influence du catastrophisme, de céder à une prise en charge de nos vies par un technocratisme vert – tant qu’il agit ! Elle ne doit pas perdre de vue que le rationnement et l’allocation des ressources par le haut est une opération de substitution mortifère : plutôt qu’une autolimitation démocratique des besoins (la grande question du siècle), le gouvernement autoritaire par la rareté. L’écologie politique doit-elle pour autant dédaigner réfléchir à la question du rationnement, de peur de se salir les mains ? Ce serait confondre les moyens et les fins. Ou s’enfermer dans une position de pureté idéologique vis-à-vis de l’État qui confine à l’impuissance et ultimement au néant – ceux-là, pour paraphraser Péguy, ont les mains tellement pures qu’ils n’ont pas de mains.
Le rationnement est dangereux parce qu’il est puissant, mais n’avons-nous pas besoin d’outils puissants pour opérer plus qu’une transition : une véritable rupture ? Nous n’échapperons ni aux nécessités économiques, qui sont la base de toute société, ni à un minimum de direction de l’économie par l’État. Aussi peut-on utiliser ses outils avec prudence et contre lui, en vue de sa socialisation et de son dépérissement certes, mais en prenant ce qu’il peut nous offrir pendant la période transitoire. Pour reprendre l’image de Bernard Charbonneau, pourtant l’un des plus libertaires des penseurs de l’écologie, à ce sujet : « Comme les arbres, les sociétés et les hommes ont besoin d’un tuteur en attendant de repousser. »
Édito de notre numéro 55 « Bienvenue dans l'ère du rationnement », disponible en kiosque du 15 décembre au 10 février et sur notre boutique.
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