Édito. « Les fantasmes de complot surestiment toujours les puissants »

Découvrez l'édito de notre numéro 68 « Le grand complot écolo » par Elsa Gautier, rédactrice en chef de Socialter.
Découvrez l'édito de notre numéro 68 « Le grand complot écolo » par Elsa Gautier, rédactrice en chef de Socialter.
Nous étions habitués à batailler contre les costumes-cravates du cercle de la raison, leur austérité, leurs prévisions de croissance. Et voici que se dresse un adversaire au visage neuf, à la langue et aux armes inédites. Trangressive, plastique et sans scrupules – comme l’a encore montré le récent salut nazi de Musk – l’alt-right libertarienne connait par cœur les règles qui permettent de rester au centre du jeu de l’économie de l’attention : désormais, grâce à ses oligarques, c’est même elle qui les fixe.
« L’ivresse de s’opposer au système semble aujourd’hui fortement susceptible d’être marquée à droite ou bien captée par des courants réactionnaires radicaux. (...) [L]’antiprogressisme et l’anticorrection politique sont en train de construire un nouveau sens commun », alertait l’essayiste argentin Pablo Stefanoni dès 2020(1). Et l’angoisse monte à gauche devant l’indéniable séduction qu’exercent sur l’époque les postures subversives de l’extrême droite.
Édito de notre n°68 « Le grand complot écolo », disponible en kiosque, en librairies et sur notre boutique.
Le complotisme excelle aussi à capturer cette humeur contestataire, proliférant dans les « bas-fonds du ressentiment politique »(2). Quatre décennies de politiques néolibérales aux effets désastreux ont en effet déchaîné de très puissants affects anti-élites. De la cabale « pédo-sataniste » inventée par QAnon au récit de la pandémie planifiée du Great Reset, le conspirationnisme contemporain « voit la logique du complot à l’œuvre en tout domaine et tout événement (...), écrit l’auteur italien Wu Ming 1(3), exagérant ainsi le rôle de la volonté dans l’histoire, une Volonté qui semble tout prévoir et tout obtenir, attribuée à un lobby ou une supercaste plus ou moins omnipotents ».
Or la complosphère se mêle désormais d’écologie. Sur leurs bandeaux criards, les influenceurs d’extrême droite, fantassins de la contre-culture réactionnaire, dénoncent les dangers d’une « dictature climatique » en marche. D’autres fois, jouant de l’effroi légitime suscité par le développement à bas bruit de la géo-ingénierie, l’éco-complotisme prend la forme d’une technocritique délirante, imputant par exemple les crues meurtrières qui ont frappé l’Italie en 2023 ou le passage dévastateur de l’ouragan Helene à des opérations intentionnelles.
Paradoxalement, au moment où la météo est plus que jamais hors de contrôle du fait du dérèglement climatique, la pensée complotiste fantasme ainsi une toute-puissance technologique, capable de créer des déluges sur commande et de contrôler les cyclones. Les fantasmes de complot surestiment toujours les puissants, insiste Wu Ming 1, « célébrant de manière oblique leur génie, leur infaillibilité et leur capacité à prévoir chaque événement »(4). Détournant l’attention vers de mauvaises cibles et de faux problèmes, les narrations toxiques ont ainsi l’effet plus retors de maintenir, face à un pouvoir perçu comme infaillible, l’idée de notre impuissance totale à transformer le monde.
1. Dans un ouvrage précurseur, La rébellion est-elle passée à droite ? (La Découverte, 2022).
2. Johann Chapoutot, Le Grand Récit, PUF, 2021.
3. Pseudonyme de Roberto Bui, auteur deQ comme complot, Lux, 2022.
4. « Quelque chose de grave se passe dans le ciel », tribune de Wu Ming 1 publiée sur le site des éditions Lux, 23 septembre 2024.
Socialter est un média indépendant et engagé qui dépend de ses lecteurs pour continuer à informer, analyser, interroger et à se pencher sur les idées nouvelles qui peinent à émerger dans le débat public. Pour nous soutenir et découvrir nos prochaines publications, n'hésitez pas à vous abonner !
S'abonnerFaire un don