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[Édito] Face à l'effondrement écosystémique, réduire le décalage prométhéen

Chute dramatique de la biodiversité, dérèglement climatique, extrême vulnérabilité de l'édifice économico-financier, augmentation du coût de l'énergie, raréfaction des ressources, fin du pétrole... Et si la civilisation thermo-industrielle s'effondrait ? Est-ce vraiment si improbable ? Socialter consacre un hors-série de 100 pages à cette question. Édito.

« Et sur le piédestal il y a ces mots :/ “Mon nom est Ozymandias, Roi des Rois./ Voyez mon œuvre, ô puissants, et désespérez!/ À côté, rien ne demeure. Autour des ruines/ De cette colossale épave, infinis et nus,/ Les sables monotones et solitaires s’étendent au loin. » Par ces vers composés en 1817, le poète Percy Bysshe Shelley fait surgir dans les vestiges d’une immense statue ­égyptienne l’image de la mort des civilisations. Fidèle à la ­tradition romantique, le Britannique met ses contemporains en garde contre les vanités de l’homme.

Un avertissement immémorial que deux siècles de mythologie progressiste ont lavé de nos consciences. La civilisation industrielle mondiale nous paraît si puissante que l’idée qu’elle puisse périr semble déraisonnable. Nous serions entrés dans l’anthropocène, symbole de cette démesure, une nouvelle époque géologique où l’humanité s’est ­hissée au rang de force ­architectonique. Enfants de la modernité, nous nions l’existence de limites – ou nous nous en remettons à l’ingéniosité de l’homo sapiens pour les repousser toujours plus loin. Ces limites commencent pourtant à se manifester: chute dramatique de la biodiversité, dérèglement climatique, extrême vulnérabilité de l’édifice économico-financier, augmentation du coût de l’énergie, raréfaction des ressources… L’entrelacs de ces crises fait peser la menace existentielle d’un effondrement systémique et mondial. La science et les techniques vont-elles nous permettre de défier une fois encore ces limites? C’est possible. Va-t-on au contraire heurter le bloc de granit à pleine vitesse et nous effondrer? C’est probable.

Quel peut être le rôle d’un média comme Socialter face à une telle perspective? Peut-on se contenter d’annoncer les mauvaises nouvelles ? Doit-on se concentrer sur le positif et révéler les forces agissantes dans la société? Dans ­L’Obsolescence de l’homme (1956), Günther Anders s’inquiétait de la déconnexion « chaque jour croissante entre l’homme et le monde qu’il a produit ». Le philosophe nommait cela le « décalage prométhéen », une dissociation entre « l’action et la représentation, entre l’acte et le sentiment, entre la science et la conscience[…] ». Hier, nous étions capables de construire la Bombe sans nous figurer les conséquences, capables de la lancer sans pouvoir pleurer les morts ou nous repentir. Aujourd’hui, pour produire nos objets, entretenir notre confort, nous menaçons les bases mêmes de la vie civilisée (voire humaine) sans être capables de lier nos actes à leurs effets, sans parvenir à saisir l’ampleur des changements nécessaires.

Le rôle de ce hors-série, première étape d’un cheminement plus long, sera celui?là: nous confronter aux catastrophes possibles, probables, et d’essayer de saisir l’effondrement dans toute sa nudité afin de réduire ce décalage. Et, dès maintenant, effondrement ou pas, amorcer la suite, trouver une issue à l’impasse de la civilisation prométhéenne. Platon, dans son Protagoras, nous livre une leçon précieuse: si l’humanité doit sa puissance à Prométhée qui lui confia les secrets du feu et de l’habileté technicienne, elle doit sa survie à Hermès qui, envoyé par Zeus, vint leur insuffler les sentiments de la pudeur, de la justice, et le sens politique afin qu’ils arrêtent de se massacrer et puissent vivre en communauté.

Cet article est l'édito du dernier hors-série Socialter consacré à l'Effondrement.
À retrouver dès aujourd'hui dans tous les kiosques ou sur notre boutique en ligne !



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