Édito. Géo-ingenierie : vers un nouveau Projet Manhattan ?
Découvrez l'édito de notre numéro 56 - « Géo-ingénierie, c'est parti ? », en kiosque le 9 février.
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Changer le climat, pas le système : voici l’énoncé à partir duquel il faut comprendre la logique de l’ingénierie climatique. Changer le climat ? Certains lecteurs et lectrices seront peut-être effarés d’apprendre que l’on y réfléchit sérieusement. Et pourtant, les signaux envoyés ces dernières années ne laissent aucune place au doute. Là, le gouvernement américain finance des recherches pour envoyer du soufre en haute atmosphère afin de renvoyer les rayons solaires et refroidir les températures ; ici, le Giec inclut dans presque tous ses scénarios le pompage massif du carbone atmosphérique via des turbines ; et là encore, la fondation de Mark Zuckerberg, magnat de la Tech, soutient un projet de modification génétique des plantes pour améliorer leur photosynthèse ; ou là-bas, la Chine met en place son plan pharaonique de « Rivière céleste » pour accroître artificiellement les pluies sur le plateau tibétain. Comme l’aboutissement de la mégamachine qu’entrevoyait l’historien américain Lewis Mumford, il y a un peu plus d’un demi-siècle : « La minorité dominante créera une structure super-planétaire uniforme, enveloppant tout, conçue pour fonctionner automatiquement. »
Ces projets de géo-ingénierie n’ont rien d’écervelé : ils ont bénéficié de la préparation idéologique souterraine de la part de technophiles zélés, de marxistes isolés, de scientifiques désespérés, et même de grandes figures proclamées de l’écologie. Ainsi de Bruno Latour dans un texte glaçant écrit pour le Breakthrough Institute, l’un des moteurs de l’optimisme technologique mondial : « Le but de l’écologie politique ne doit pas être d’arrêter d’innover, d’inventer, de créer et d’intervenir. Son vrai but doit être d’avoir le même genre de patience et de dévouement envers nos créations que Dieu le Créateur Lui-même. » Le philosophe nous enjoint à non seulement accepter nos « monstres », ici les bouleversements de la biosphère, mais à les « aimer », les accompagner, endosser « le devoir de continuer à s’occuper des conséquences indésirables jusqu’au bout, même si cela signifie aller toujours plus loin dans les imbroglios ». Il moque la position de ces écologistes qui voudraient se retrancher derrière l’idée qu’il ne « faut pas transgresser », raille l’« ascétisme lugubre » qu’ils laissent en héritage et leur « méfiance envers l’industrie, l’innovation, la technologie et la science ».
Et pourtant, face aux catastrophes dont nous commençons à discerner les contours, doit-on accepter la perspective de la géo-ingénierie, même si ce n’est qu’au titre d’ultime recours pour éviter le pire, en cas d’urgence, une simple « police d’assurance », comme la présentait Bill Gates ? Là réside le piège. Admettre la géo-ingénierie comme exception, c’est l’accepter comme normalité ; l’envisager pour le futur, c’est la déployer dès maintenant. Pour le dire autrement : si la « bombe G » est développée, elle sera employée, et dès que possible. Günther Anders l’avait remarquablement analysé à propos de l’arme atomique. À l’été 1945, le Japon avait fait connaître sa volonté de capituler, « mais la bombe était là. Et comme le triomphe des appareils tient au principe “existence oblige” – autrement dit, ils nous forcent, par leur simple existence, à reconnaître ce qu’ils peuvent comme un devoir –, la bombe prétend au droit, de son point de vue légitime, pour ne pas dire moral, à être utilisée. »Selon la logique technicienne, tout ce qui peut être fait doit être fait. Et nous ne sommes pas avares de réflexes guerriers : après avoir déclaré, comme Emmanuel Macron, la « guerre contre le Covid-19 », nous sommes déjà à deux doigts de la déclarer contre le changement climatique – « Nous le vaincrons ! » nous disent déjà les « accélérationnistes » du Breakthrough Institute. À deux doigts d’un nouveau projet Manhattan et de sa bombe G, fantasmée ou pas.
Dire non à la géo-ingénierie, opposer un non catégorique à la solution technicienne, pour aujourd’hui comme pour demain, ce n’est pas manquer de lucidité ou de pragmatisme : c’est refuser d’entrer en guerre. C’est refuser de renoncer à la politique, c’est-à-dire à la possibilité que la soif de justice, l’envie de prendre soin et le désir de s’entendre nous épargnent sinon toutes les catastrophes du moins les pires. Changer le système, pas le climat.
Notre nouveau numéro « Géo-ingénierie, c'est parti ? », sera en kiosque à partir de jeudi 9 février, et est disponible dès aujourd'hui sur notre boutique.
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