Notre civilisation moderne ressemble à un immense centre commercial où tout pourrait s’acheter et se vendre. Le rapide progrès technique et les énergies fossiles bon marché nous permettent d’accéder à un confort inégalé peuplé de matériel high-tech, de gadgets, de séries et de livraisons à domicile. Pourtant, ce mode de vie présenté comme un idéal absolu menace notre avenir. Il faudrait bifurquer, consommer différemment, retrouver une manière de vivre qui ne pille pas la nature. Mais, généralement, cette idée effraie et laisse entrevoir une vie bien moins enviable que celle à laquelle nous nous sommes habitués. Dès lors, comment pourrions-nous vivre ?
Article issu de notre numéro 62 « L'écologie, un truc de bourgeois ? », disponible en kiosque, librairie et sur notre boutique.
Cette interrogation, Edward Carpenter l’a incarnée. Rien ne prédisposait cet écrivain né en 1844 dans une famille bourgeoise du sud de l’Angleterre à abandonner sa vie confortable pour embrasser la profession de maraîcher. « Je sais ce que cela représente pour tout un chacun de s’extraire du moule dans lequel il a été élevé », note-t-il dans Vers une vie simple, ensemble de neuf essais rassemblés et publiés originellement en 1887 sous le titre England's Ideal, plaidoyer pour une vie débarrassée du superflu et fondée sur l’entraide, loin de l’obsession d’enrichissement en vogue. Élève brillant, diplômé de l’université de Cambridge, Carpenter devient pasteur anglican à la fin de ses études. Mais la vie au sein de la bonne société anglaise l’étouffe : il perçoit, au travers des conventions sociales, des dîners mondains et des discussions oiseuses, toute la « mascarade sans cœur » d’une classe sociale qui tire sa fortune de la sueur des travailleurs : « Quand l’actionnaire vient chercher ses dividendes, quand l’obligataire vient prendre ses intérêts, lui est-il indifférent que la chair humaine soit charcutée dans le processus, tant qu’il obtient ce que la loi lui permet de réclamer ? »
Le « Henry David Thoreau britannique »
Edward Carpenter quitte l’univers feutré de Cambridge et les ordres en 1874. Tout juste trentenaire, il parcourt les villes industrielles du nord de l’Angleterre, où il donne des cours dans le cadre de l’university extension, université populaire mise en place pour ceux ne pouvant accéder aux études supérieures. S’il aime enseigner, il aspire à une vie simple et proche de la nature, loin de l’idée « qu’un règne suffisamment long de gibus [chapeaux hauts-de-forme, ndlr] et de téléphones nous amènera enfin à cette condition idéale ».
De tendance libertaire, inspiré par les écrits du Russe Pierre Kropotkine et par le mouvement artistique et anti-industriel Arts and Crafts de William Morris, avec qui il se lie d’amitié, il se rapproche du socialisme alors émergent en Angleterre. Considérant la civilisation moderne comme une « maladie » qui détruit tout, il espère que le socialisme saura « nettoyer nos ciels et purifier nos rivières, nous garantir de grandes étendues de terres publiques sur lesquelles la vie de la population puisse se développer »1. Il fonde et rédige le programme du Sheffield Socialist Society, groupe socialiste à tendance révolutionnaire, avec lequel il mène des campagnes contre la pollution de l’air ou encore les loyers trop élevés.
« Quand l’actionnaire vient chercher ses dividendes, quand l’obligataire vient prendre ses intérêts, lui est-il indifférent que la chair humaine soit charcutée dans le processus, tant qu’il obtient ce que la loi lui permet de réclamer ? »
Il adopte le mode de vie sobre qu’il désire à partir de 1882, en s’installant sur un terrain près de Sheffield et en y faisant bâtir une petite ferme. L’ancien pasteur de Cambridge devient maraîcher, végétarien, travaille le bois et le cuir, recycle ses vêtements, conforté dans ses choix par sa lecture de Walden ou la Vie dans les bois (1854), œuvre majeure de l’Américain Henry David Thoreau. D’autant plus que, loin de la bonne société pétrie de puritanisme qu’il a quittée, il peut vivre plus facilement son homosexualité.
Alors que l’écrivain Oscar Wilde est condamné à deux ans de prison en 1895 pour « grossière indécence » en raison de ses relations avec des hommes, Carpenter rédige la même année plusieurs textes et poèmes sur l’homosexualité. Publié en 1908, The Intermediate Sex, livre d’émancipation homosexuelle, aura une forte influence : plusieurs suffragettes lesbiennes correspondront avec lui, ayant pris conscience de leur orientation sexuelle à la lecture de l’ouvrage. L’écrivain-maraîcher conservera des liens avec les suffragettes, participant au début du XXe siècle aux campagnes pour le droit de vote des femmes, aux côtés de la militante Charlotte Despard.
Renoncer au superflu
Mais cette nouvelle vie n’est pas pour Carpenter une façon de vivre en ermite, loin des affres de la civilisation industrielle : elle est au contraire un moyen de recréer en chacun et entre les personnes une unité, palliant la multitude de fractures créées par la modernité. L’Homme serait en effet divisé en son for intérieur par sa rupture avec la nature, avec les animaux ; les Hommes seraient divisés entre eux par les classes sociales et les différences de traitement selon le sexe, l’exploitation des plus pauvres et le partage inégal des richesses. « Aucun individu ni aucune classe ne peuvent s’éloigner de la vie ordinaire de l’espèce sans dépérir, se corrompre, devenirmalade – sans souffrir, en fait », note-t-il dans Vers une vie simple.
La condition idéale, qu’il décrit dans son poème fondateur « Towards Democracy » dès 1883, consiste en « une vie unie, au contact de la nature et des éléments, au sein de la communauté humaine, où les âmes et les corps se déploient au grand air », explique le journaliste Pierre Thiesset dans la préface de l’ouvrage Vers une vie simple(L’Échapée, 2020). Lorsque l’argent et la consommation obsèdent les individus, ils finissent par faire oublier « la chose la plus précieuse au monde : la relation entre l’Homme et la masse de l’humanité ».
Pour renouer avec l’essentiel, Carpenter prône la frugalité : des repas simples et sains plutôt qu’une multitude d’aliments hors saison, peu de vêtements mais solides… « Il y a tellement de choses dont nous pourrions nous passer – dont nous n’avons pas besoin. » L’écrivain défend l’idée de fermes gérées collectivement et d’un petit jardin pour chaque foyer permettant de cultiver ses propres fruits et légumes plutôt que de devoir acheter des produits soumis à la loi du marché « avec toute sa fourberie, [...] ses façons de tirer avantage et d’abuser ».
Face à un avenir critique, certains espèrent que des solutions miracles préserveront à la fois nos modes de vie et la planète à l’agonie ; Edward Carpenter nous propose un tout autre récit, ayant compris qu’« un changement de société sans changement de son cœur » n’est ni viable ni souhaitable. En se tournant « vers le nouvel idéal, celui de la fraternité sociale et de l’honnêteté », l’être humain commencera à s’affirmer face au capitalisme qui le nie.
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