La sémantique de l’expression “innovation sociale” a des conséquences sur l’écosystème de l’économie sociale et solidaire qui ne sont pas anodines.
L’innovation est une notion polysémique, qui a longtemps été –et qui est encore– considérée essentiellement sous son aspect technique. La fascination pour la high-tech et la glorification des start-up n’y sont pas pour rien. L’action politique y joue aussi un rôle clé. Pour cause: l’horloge du temps politique est davantage calée sur celle des financiers ou des médias qui tournent à une vitesse quasi-instantanée aujourd’hui. Dès lors, l’important est de démontrer rapidement que l’on agit pour la compétitivité du pays en soutenant ce qui se vend le mieux dans les médias: les success stories de start-up, les bassins d’innovations technologiques qui créent des emplois, la promotion de nos écoles d’ingénieurs. Or ce n’est qu’une vision parcellaire de l’innovation qui est aujourd’hui glorifiée. Celle du temps long est oubliée.
L’innovation est aussi largement définie par le caractère “nouveau” de ce qui est implémenté: produit, prestation commerciale, technique de production de biens ou méthodes d’organisation. Enfin, l’accent mis sur les nouvelles technologies a engendré une négligence des aspects sociaux, organisationnels, commerciaux ou administratifs, qui sont des composantes indispensables à l’épanouissement des innovations quelles qu’elles soient. C’est là une perte de richesse importante et une incompréhension majeure du processus de l’innovation.
C’est dans ce contexte qu'apparaît l'innovation sociale depuis une vingtaine d’année au prix d’une grande lutte pour la faire reconnaître, notamment par les acteurs de l’entrepreneuriat social.
La construction de l’innovation sociale
L’innovation sociale s’est construite en miroir de l’innovation technologique. Avec une sorte de leitmotiv que l’on retrouvait au fil des tables rondes, tribunes, articles: “L’innovation ce n’est pas que l’innovation technologique, c’est aussi l’innovation sociale”. Cette construction en rapport à l’innovation technologique n’est surement pas sans conséquences.
Les aspects sociétaux ayant été largement oubliés dans l’idée d’innovation, les acteurs de l’innovation sociale auraient pu lui rendre ses lettres de noblesses en faisant prévaloir des notions proches des sciences humaines, de la co-construction territoriale ou encore du développement durable. Cependant, on constate que dans la Loi ESS (adoptée en 2014) ou bien dans les critères de financements des différents fonds et concours dédiés à l’innovation sociale (récemment reconnue par BPI France comme une catégorie à part entière), le caractère innovant tient davantage du fait d’apporter des réponses nouvelles à des besoins sociaux mal satisfaits.
C’est là le paradoxe. L’innovation sociale risque de s’engoncer dans des termes très techniques de l’innovation, très proches de l’approche Schumpetérienne où l’entrepreneur est au centre de la créativité. Sa conception communément admise définit davantage l’idée d’invention que celle d’un processus systémique permettant le décloisonnement des acteurs, la co-construction sur les territoires, la prise en compte des citoyens dans l’élaboration des solutions et aboutissant à une véritable transformation des modes de productions, d’échanges, de représentation, de consommation, etc.
Par ailleurs, un peu comme l’innovation classique met en exergue le caractère “nouveau” de l’implémentation, l’innovation sociale s’est majoritairement calquée sur cette approche. Mais les acteurs de l’ESS ne sauraient être conditionnés par cette capacité à trouver sans cesse de “nouvelles” approches. Certains savoir-faire anciens ont simplement besoin d’être remis au goût du jour et adaptés. Là encore, l’influence des nouvelles technologies, de l’innovation à sensation, se fait sentir.
Par ailleurs, la preuve de l’impact social que produit l’innovation est systématiquement abordée. Cette notion est laissée à la bonne appréciation des financeurs et peut laisser entendre des logiques de “performance sociale” : un discours et une méthode qui nécessitent des connaissances techniques importantes auxquelles toutes les associations n’ont pas accès. Tous les acteurs de l’Économie sociale et solidaire n’ont pas cette culture qui relève davantage de l’entrepreneuriat.
L’innovation sociale de demain
Qu’elle soit sociale ou non, on a oublié que pour qu’une innovation s’épanouisse, il lui faut un cadre épanouissant. Ce cadre est le territoire créatif. Un territoire où les conditions de vie sont attrayantes, où les inégalités de fortune ne sont pas trop fortes, où la cohésion sociale ainsi que la sécurité des biens et des personnes est bonne. Mais aussi où la vie associative et culturelle enfin est intense. Ce territoire favorise la diversité des environnements, des équipes, des hommes, tolère la transgression, les “déviants d’excellence”, organise des événements stimulants : festivals, expositions, etc.
Les structures de l’économie sociale et solidaire interviennent ici à la fois comme des agents facilitateurs pour l’attractivité du territoire et par conséquent pour l’innovation. Mais elles sont également des agents vecteurs d'innovation sociale stricto-sensu telle que définie par la loi. Elles sont par ailleurs des transformateurs de contraintes en opportunités pour des défis comme le retraitement des déchets, les économies d’énergie ou l’inclusion sociale. Ces innovations en termes d’offre de service ou d'organisation améliorent la qualité de vie sur les territoires, leur attractivité, tout en faisant dialoguer différentes parties prenantes (citoyens, élus, banquiers, entrepreneurs, universitaires, etc.). Elles participent au décloisonnement de services qui ne dialoguent que très peu dans les collectivités. Une politique incitative en ce sens fluidifierait largement la propagation des innovations sociales. Les Pôles Territoriaux de Coopération Economique (PTCE) définis dans la loi ESS participent de cet effort. Ils sont un logiciel de pensée et d’action favorables à une véritable innovation sociale de territoire.
Ce serait donc ceci l’innovation sociale communément admise de demain: un système vertueux qui produit à la fois de l’innovation organisationnelle, démocratique, culturelle, sociale, économique, environnementale. Pour laquelle les politiques publiques investiront pour le développement d’un capital social, humain, environnemental et économique. L’innovation sociale apparaîtrait sous le joug de la co-construction émancipatrice et non pas de la destruction créatrice. Il y a du travail pédagogique à faire auprès des acteurs politiques pour qu’ils incluent ces éléments dans leur stratégie de développement.
Ainsi, l’innovation sociale de demain serait-elle définie sur des modes plus complexes pour laisser la place à l’imprévu, à la créativité, plus proche des modes de fonctionnement des acteurs de l’ESS ? L’innovation sociale telle qu’on la connaît sur les territoires et dans le secteur associatif n’est-elle pas faite de bidouillages, de personnes qui franchissent les limites de la légalité parfois dans une désobéissance citoyenne légitime ou encore d’innovateurs sociaux qui s’ignorent et ne pensent pas à “marketer” leurs solutions comme des produits à fort impact social ? Les meilleurs innovateurs sociaux ne sont-ils pas de “doux allumés”, parfois excentriques qui prennent des risques tout simplement parce qu’ils y croient? C’est peut-être cela l’identité des acteurs de l’ESS: des acteurs bigarrés tant sur le plan historique, social, organisationnel, qui peinent à s’organiser et qui fonctionnent davantage à l’instinct que dans un schéma d’impact social consciemment orchestré. Ne faut-il pas laisser de l’espace à cette innovation d’instinct?
Nombre d'innovations sociales que l’on considère comme nouvelles aujourd’hui à renfort de mots “disruptifs” sont en réalité la réinvention de choses anciennes qui faisaient partie du bon sens hier et qui ressurgissent aujourd’hui dans la transition. Il serait donc illusoire de penser que le financement de l’innovation sociale doive dépendre du caractère “nouveau” de la réponse. Bien que les techniques changent, toutes les réponses ne peuvent pas être nouvelles. Il y aurait tout intérêt à recueillir les témoignages de ces innovateurs du passé, ces “hipsters” de nos campagnes, ces anciens de l’innovation sociale qui pourraient nous permettre de mieux appréhender l’avenir à la lumière de leurs inventions.
Observateur des innovations sociales et des acteurs de l’ESS, il a vu naître l’entrepreneuriat social en France au poste de Responsable Communication du Mouves puis Responsable Communication du Labo de l’ESS. Aujourd’hui consultant indépendant dans l’Economie sociale et solidaire, il met son savoir-faire au service de la co-construction entre acteurs de l’intérêt général.
Cet article a été initialement rédigée pour le numéro 233 de la Tribune fonda consacrée à l’innovation sociale.
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