C’est une histoire de gamins qui croient en des lendemains meilleurs et mettent le bordel à la fac. Une histoire qui ne pouvait pas commencer ailleurs qu’à l’université de Nanterre, dans les Hauts-de-Seine, ville populaire à l’ombre des tours vitrées de La Défense : un bastion historique de la gauche étudiante depuis Mai-68. Elsa Piacentino n’a même pas vingt ans quand surgit la mobilisation contre le contrat première embauche (CPE) de Dominique de Villepin. C’était en 2006. Des semaines de manifs et de blocus lycéens que l’on avait oubliés mais qui ont politisé une génération entière. « Nous avions l’impression de vivre un truc fou. Les militants un peu plus vieux nous regardaient avec jalousie : ils avaient rêvé de vivre une telle mobilisation de masse. » La loi finira par être abrogée. Quinze ans plus tard, l’ex-étudiante ouvre une librairie à Nanterre.
Remontons le fil : comme toutes les histoires de manif, cette librairie est une histoire de camaraderie. Une bande de potes qui a vécu ses premiers émois militants ensemble. Elsa débarque de la classe moyenne parisienne. À la maison, personne n’est vraiment engagé : « Je n’avais pas réellement de convictions politiques en débarquant à l’université… Je me suis politisée par l’action collective. » Elle suit des cours d’anthropologie puis bascule vers un master de cinéma documentaire.
Article issu de notre numéro 49 : Nous n'irons pas sur Mars.
Petit à petit, le groupe d’amis s’étoffe, les années passent, chacun gravite entre milieux associatifs et syndicats étudiants. Précision utile : une loi empirique veut que tôt ou tard les amitiés qui naissent dans les cercles de gauche finissent par déboucher sur un projet de « lieu alternatif ». C’est visiblement le lot commun des jeunes intellos qui rêvent de changer le monde mais à qui l’on ne promet rien d’autre qu’un métier précaire. Et si on lançait un café associatif ? Une ferme pédagogique ? Une maison d’édition militante ? Cela n’a pas raté : Elsa et ses amis rêvent eux d’une librairie indépendante où se retrouver. Ici, dans le quartier de l’université, à Nanterre.
« Les étudiants ne sortaient jamais du campus »
Il faut dire qu’à l’époque, pour se procurer le moindre essai à la sortie des cours, c’est environ vingt minutes de transports en commun et, en guise de librairie, « la Fnac de Châtelet, dans le centre de Paris ».L’offre est limitée, malgré les 30 000 étudiants annuels à l’université de Nanterre : « Nous étions très marqués par cette frontière entre la fac et le reste de la ville. Les étudiants ne sortaient jamais du campus. Ils venaient en cours puis repartaient. Le territoire était très cloisonné. » Et si leur idée de librairie établissait un pont, une voie de passage ? Nanterre est justement en pleine mutation : un quartier entier va sortir de terre. Quinze mille mètres carrés de commerces, des bureaux en pagaille, une gare flambant neuve… L’occasion de tenter le coup : dès que la bande apprend que des travaux s’engagent, ils ficellent un dossier et le déposent à la mairie. Le projet étudiant prend forme. Fin des travaux prévue à l’horizon 2020.
Ce qui, à l’époque, leur laisse le temps de voir venir. De quitter Nanterre, aussi. Parce qu’il faut bien les finir ces études : tandis que leur dossier prend sûrement la poussière dans un placard municipal, leur vie professionnelle se précise et les rêves de gamins s’érodent un peu. Elsa Piacentino termine son master et poursuit vers le cinéma documentaire en tant que coordinatrice dans le milieu associatif. Son rôle est de faire le lien entre les petites salles d’art et d’essai. La parfaite vie de bureau et un CDI « pas si mal payé », précise-t-elle a posteriori, avec l’air presque gêné de celle qui aurait l’impression d’avoir grugé ses camarades de promo en décrochant un poste dont la rémunération dépasse le simple cadre du bénévolat ou du travail dissimulé.
Le milieu du documentaire est précaire, on s’en doutait. Ce que l’on découvre avec elle, c’est qu’il peut aussi être incroyablement abrutissant. Son quotidien, c’est celui d’un « job de merde, au sens de David Graeber ». Comprenez : un travail dont la suppression pure et simple n’aurait absolument aucun effet sur la société. Compliqué lorsqu’on a passé ses années étudiantes à vouloir renverser l’ordre du monde. Clou du spectacle : la surcharge de travail et le culte du chef. « Je rêvais d’être au chômage et de m’échapper. » Reste ce projet en toile de fond, la certitude que cette histoire de librairie est une bonne idée. Après toutes ces années, la bande de copains est toujours là. « Plus personne n’étudiait à la fac… mais trois fois par an, on se réunissait pour faire un semblant de conseil d’administration. » L’occasion de boire des coups et de se rappeler que quelque part, dans un coin, il existe peut-être une porte de sortie.
« Want more and more…
People just want more and more »
Un coup de fil finit par les rattraper : « En 2017, la mairie nous appelle. C’est le moment de répartir les lots du futur immeuble et visiblement notre dossier est toujours enregistré. La librairie fait partie du cahier des charges du bailleur privé. » Petite panique dans le groupe d’amis : c’est une chose que de se retrouver plusieurs fois par an autour d’une bière, c’en est une autre que de tout plaquer et de changer de boulot. « Tout le monde repoussait un peu le truc. » Qui va s’y coller ? La réponse passe encore par une histoire de fac et de gamins turbulents. En 2018, les étudiants de l’université Panthéon-Sorbonne occupent le campus de Tolbiac (alias « Tolbiac la Rouge »)dans le 13e arrondissement de Paris. Les affiches marquent « Commune libre de Tolbiac » partout aux alentours et un paquet de personnes dort dans les amphis chaque nuit. Dix ans et des poussières après le CPE, le centre de gravité de la jeunesse révoltée s’est déplacé de quelques kilomètres. Elsa s’y rend en observatrice, avec un ami. « J’étais scotchée de voir ça, presque un peu jalouse. Ils étaient très organisés. » Ce soir-là, une fête débute sur le parvis de l’université, des gens ont ramené un système son et des dizaines de jeunes se massent. Il y a de l’électricité dans l’air, la nuit est épaisse et un tube des années 1990 finit par crever les enceintes :
« Want more and more
People just want more and more
Freedom and love
What he’s looking for... »
La foule s’époumone, reprend jusqu’à l’hystérie le refrain de « Freed from Desire » de Gala. La fac prend des allures de stade, certains craquent des fumigènes et on ne distingue plus que de la fumée rouge. Dans le ciel, des feux d’artifice éclatent. La soirée est mémorable mais au milieu de tout ça, Elsa, qui n’est plus à la fac depuis longtemps, ne peut s’empêcher de parler de ce job qui la déprime. « Mon ami m’a regardée et m’a mis un coup de pression. Il m’a dit d’arrêter, que j’allais le faire, devenir libraire. Je crois que c’était ça le déclic. »
Elle quitte son CDI pour un CDD de quatre mois chez un autre employeur. Un petit bricolage qui lui permet d’éviter la démission sèche et de toucher le chômage à la fin de son contrat. Elle se lance ensuite dans une formation express à l’Institut national de formation de la librairie (INFL). Une autre de la bande, Halima M’Birik, prend part à l’aventure après s’être elle aussi reconvertie un peu plus tôt comme bibliothécaire. Apprendre le métier, trouver les financements, établir les statuts… Les deux amies ne vivent plus que pour leur projet, tout reste à faire. « C’était très intense mais j’étais rassurée : ce que l’on faisait me plaisait. » Leur librairie se veut généraliste, alors celle qui n’a toujours lu que des livres de sciences humaines rattrape son retard, s’ouvre à tous les genres et empile les bouquins. « Ça paraît évident mais je crois que c’est à ce moment-là que j’ai découvert que la fiction permettait aussi de comprendre le monde. »
El Ghorba mon amour
Paris est sûrement l’une des villes dans le monde qui comptent le plus de librairies au kilomètre carré. Nanterre, à 8 kilomètres et quelques stations de RER, n’en comptait plus aucune depuis 2017. Il y a désormais El Ghorba mon amour, le nom donné à la boutique d’Elsa et Halima ouverte au printemps 2020. On y trouve de tout, des mangas au dernier Goncourt, des livres pour les étudiants de la fac d’en face et d’autres pour les enfants de l’école d’à côté. Spécificité locale : l’étagère « Nanterrologie », qui documente l’histoire de la ville. « El Ghorba », cela veut d’ailleurs dire l’exil en arabe. Façon de rappeler que ce quartier qui sent le neuf s’est construit sur une friche qui accueillait des Algériens par milliers, entassés au sein de bidonvilles jusque dans les années 1970.
Pour l’instant, l’affaire marche bien. La crise du Covid-19 a finalement bien aidé au démarrage en fermant les centres commerciaux des alentours, leur procurant un quasi-monopole. Reste cette ambiguïté : « Les livres excluent autant qu’ils émancipent. » Le visage du quartier change : comment démocratiser la culture sans boboïser cette banlieue populaire ? Éternel dilemme de la gentrification. Les deux gérantes multiplient les rencontres publiques avec les auteurs qu’elles apprécient, font venir des historiens, entretiennent une « cagnotte solidaire » qui permet d’offrir des livres à ceux qui n’ont pas forcément les moyens d’en acheter. Elsa ne veut pas trop s’avancer mais elle a l’impression que ça fonctionne : « On sent qu’il y a un brassage entre nos murs. »
Une cliente vient justement de franchir la porte. Elle cherche un manga pour ses enfants. Échange rapide d’informations : âge ? Dernières lectures appréciées ? Centres d’intérêt ? Le criblage est efficace, Elsa lui présente The Promised Neverland,une série japonaise à succès, tandis que sa collègue fouille les étagères pour lui décrocher le premier tome. On la prévient : « Une fois que l’on a commencé, c’est impossible de s’arrêter. » La mère est convaincue, le pitch est efficace : « C’est une histoire de gamins qui pensaient vivre dans un monde idéal... et qui découvrent qu’ils sont exploités par les adultes autour d’eux. »La série raconte leur mutinerie.
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