Quelle place laisser au monde sauvage ? Quelle « bonne » surface faudrait-il libérer pour laisser à la biodiversité une chance de se reconstituer ? Quelle déprise opérer sur les écosystèmes ? Pour répondre à ces questions, un groupe international de chercheurs a réalisé une évaluation de la surface terrestre qu’il serait nécessaire de libérer afin de préserver la biodiversité mondiale et ainsi améliorer la résilience face au changement climatique. Ce projet, nommé « Global Safety Net », pose le constat suivant : la moitié des espaces du globe sont dans un état dit « naturel » ou « semi-naturel » et seulement 15 % sont placés sous protection. Les espaces anthropisés, modelés par l’intensification de l’élevage et l’extension des surfaces de culture à partir des années 1800, recouvrent quant à eux 55 % du globe .
Pour ces chercheurs, les aires protégées devraient pourtant s’étendre sur 50 % de la surface terrestre afin « d’inverser la courbe de la perte de biodiversité en éliminant les émissions de CO2 provenant de la conversion des terres [c’est-à-dire, par exemple, le bétonnage d’une prairie ou la conversion d’une forêt en culture de soja, ndlr] ». Ces travaux rejoignent l’ambition du biologiste Edward O. Wilson de créer une réserve recouvrant la moitié de la surface terrestre afin de stabiliser les changements climatiques et préserver le monde vivant dont nous dépendons. « Les êtres humains ne sont pas exempts de la loi d’airain de l’interdépendance des espèces. Nous n’avons pas été insérés en tant qu’invasifs prêts à l’emploi dans un monde édénique », écrit-il en 2016 dans la revue Sierra, comme pour rappeler à l’humain sa condition de Terrien parmi d’autres. D’autant que, plus le nombre d’humains sur Terre est important, plus l’étendue des écosystèmes terrestres doit être vaste pour stabiliser la quantité de carbone généré dans l’atmosphère. Les chercheurs du Global Safety Net ont d’ailleurs identifié les principaux puits de carbone – pour l’instant sans protection – en soulignant leur importance dans le double objectif de conservation de la biodiversité et de stabilisation du climat.
50 % de quoi ?
Malgré l’engouement qu’a suscité cette idée suite à la publication de l’ouvrage de Wilson Half-Earth.Our Planet’s Fight for Life (Liveright, 2016) – titre que l’on pourrait traduire par « Une demi-Terre. Le combat de notre planète pour la vie » –, les limites d’une approche quantitative ont été rapidement relevées : quid, en effet, du choix des espaces à préserver ? Des moyens de la conservation ? « Si cette mise en réserve concerne en grande partie les déserts et les zones semi-désertiques, l’objectif ne sera que peu utile pour la biodiversité mondiale », explique Yann Laurans, directeur du programme « Biodiversité et écosystèmes » à l’Institut du développement durable et des relations internationales (Iddri). « Au lieu de se concentrer sur les lieux dits “sauvages” où la vie est rare pour préserver la biodiversité, mieux vaut se concentrer sur les hotspots, c’est-à‑dire les endroits où la diversité biologique et les pressions liées aux activités humaines sont fortes. Ces lieux se trouvent en grande partie dans les tropiques : dans le bassin du Congo, dans les forêts et les savanes d’Amérique du Sud et d’Asie. Ce qui pose la question de l’échelle à laquelle on viserait un pourcentage de terres préservées : c’est très différent à l’échelle mondiale, qui permet de faire l’essentiel là où il n’y a que peu de pressions, et à l’échelle de chaque pays, ce qui poserait plus de problèmes aux pays densément peuplés. »
Par ailleurs, si la surface des forêts reste par exemple globalement stable en Europe, leur qualité régresse fortement : « La pratique des monocultures forestières est un problème pour la qualité forestière et la biodiversité, tout comme l’intensification de la production pour le bois-énergie », ajoute le chercheur, qui s’inquiète également de la diminution de la surface des prairies. Il s’agit là d’une deuxième limite à l’approche quantitative : remettre de la « nature » dans un espace ne signifie pas nécessairement réintroduire ou préserver sa biodiversité. D’où la nécessité de ne pas utiliser ces espaces à des fins agricoles ou industrielles… et de parvenir à les protéger.
Une protection effective ?
La Commission mondiale des aires protégées de l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN) rétablit des catégories de protection de I à VI selon l’intensité (le I étant la valeur maximale). En France, où l’on dénombre une quinzaine d’appellations, viennent en tête : la réserve naturelle intégrale (I) et la zone de nature sauvage (I), suivies par les parcs nationaux (II). À la différence des aires classées I, certains espaces ne disposent d’aucun pouvoir réglementaire : « Les parcs naturels régionaux n’excluent pas les pratiques d’agriculture et la chasse. Seules les “zones de cœur” des parcs nationaux ont des restrictions plus contraignantes, mais celles-ci représentent moins de 1 % de la surface totale », déplore Yann Laurans. Bien loin des objectifs du siècle… De même pour les sites du réseau Natura 2000, gérés par des élus locaux : les activités économiques sont autorisées si elles n’affectent pas l’environnement – du moins sur le papier. Dans les faits, la protection juridique de ces zones est peu contraignante. « La qualité de la protection de ces espaces est pourtant essentielle », rappelle Yann Laurans. Elle pourrait par exemple limiter l’apparition de nouvelles maladies « en réduisant les contacts [avec de nouveaux pathogènes, ndlr] et donc le risque d’émergence de maladies », selon un rapport de la Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES) publié le 29 octobre dernier.
Respecter la diversité des cosmogonies
La nécessaire sanctuarisation des espaces n’ira pourtant pas sans débats. Vouloir réensauvager rime dans la bouche de certains avec l’expulsion de toute communauté humaine y résidant, dont des communautés autochtones qui ne portent pourtant pas atteinte à la conservation de la biodiversité. C’est ce que rapporte l’anthropologue Nastassja Martin dans son récit Les âmes sauvages sur les peuples d’Alaska où « comme dans la plupart des lieux où la nature est réifiée et protégée sous l’égide des frontières des parcs nationaux, les autochtones sont les premières cibles des écologistes ». Les peuples de chasseurs-cueilleurs s’opposent en effet à la vision de « nature sauvage » ou d’« espace vierge » occidental et deviennent, dans la plupart des cas, « moins des hommes qu’un problème à régler », selon l’anthropologue. C’est pourquoi la conservation ne doit pas se confondre avec la sacralisation qui n’est, pour Nastassja Martin, que le verso du développement « nécessaire [...] à la survie du mode d’être occidental ». À 10 milliards, l’humanité pourrait finalement vivre en autarcie dans ses villes, désertant des pans entiers du globe pour laisser la vie se reconstituer… ou bien réapprendre à habiter différemment dans ces espaces naturels.
Soutenez Socialter
Socialter est un média indépendant et engagé qui dépend de ses lecteurs pour continuer à informer, analyser, interroger et à se pencher sur les idées nouvelles qui peinent à émerger dans le débat public. Pour nous soutenir et découvrir nos prochaines publications, n'hésitez pas à vous abonner !
S'abonnerFaire un don