En finir avec le temps
Depuis un peu plus de deux siècles, une certaine conception du temps s’est imposée. Apparemment naturelle, elle recèle pourtant de véritables enjeux idéologiques.
Depuis un peu plus de deux siècles, une certaine conception du temps s’est imposée. Apparemment naturelle, elle recèle pourtant de véritables enjeux idéologiques.
Article extrait de notre hors-série « Le réveil des imaginaires » (mars 2020). Notre prochain hors-série sur le temps est disponible en précommande sur Ulule !
Quoi de plus évident que de dire que le temps s’écoule ? Par moments, on a le sentiment qu’il passe vite ; par d’autres, lentement. Mais on s’accorde à admettre qu’il passe, qu’il avance. De fait, aujourd’hui, notre conception du temps est universelle, linéaire, unidirectionnelle, objective et absolue. Est-ce logique de remettre en question un constat si intuitif ? Cette conception du temps ne relève-t-elle pas du « bon sens » ? N’est-elle pas le fondement même de notre existence depuis la nuit des temps ? Pourtant, aussi solide que cette intuition puisse paraître, elle s’effrite à force d’analyse et de recul historique. Le philosophe Jean-Marie Guyau nous a bien vaccinés contre le caractère universel des concepts. « Tout ce qu’on universalise, insistait-il, erreur ou vérité, acquiert une valeur métaphysique, et peut-être est-il plus facile d’universaliser ainsi le faux que le vrai ». Pour le philosophe français, universaliser mène inéluctablement aux chemins bourbeux de la fausse métaphysique – parce qu’il y en a une autre, vraie, qui emprunte d’autres voies. À la lumière de son précepte, on songe à ces concepts que sont la Vérité, la Justice ou encore la Liberté. Derrière leur aspect universel, consensuel et fédérateur, ils demeurent en réalité le terrain de violentes luttes d’imaginaires, idéologiques, socioéconomiques et politiques.
Contrairement à ces différentes catégories, on omet souvent d’ajouter le Temps, qui, en définitive, reste sans doute traversé par des enjeux idéologiques et politiques autrement importants. Le fait que le temps échappe à toute remise en question idéologique – contrairement aux précédentes catégories, qui sont sérieusement interrogées aujourd’hui – s’explique certainement par son ancrage profond dans l’imaginaire collectif en tant que variable objective et naturelle. Si bien qu’on ne soupçonne plus son caractère malléable et le fait qu’il ait existé toutes sortes d’intérêts politiques et socioéconomiques qui ont imposé sa conception universelle dominante actuelle.
Pourtant, les ethnologues ont largement documenté d’autres conceptions et régimes temporels, notamment les conceptions cycliques des peuples primitifs, chez qui la conscience du temps se retrouve liée aux cycles des tâches domestiques, météorologiques et saisonniers. « L’alimentation, la conduite des troupeaux au pâturage, la traite, etc., constituent les repères temporels des éleveurs. Les travaux des champs (labours, semailles, moissons…), inséparables des cycles saisonniers et des vicissitudes météorologiques, déterminent les temps et les rythmes des agriculteurs. Ceux des pêcheurs reposent sur diverses activités maritimes et côtières dont certaines sont tributaires des marées, des conditions atmosphériques… », rappelle l’historien Alain Maillard, spécialiste des régimes de temporalité des sociétés. Pour prendre un cas précis, on peut se référer aux travaux de l’anthropologue Edward Evan Evans-Pritchard, qui a étudié la conception du temps chez les Nuer en Afrique de l’Est. Il indique que « l’unité de temps quotidienne est le rythme du bétail, le cycle des travaux des champs, et l’heure du jour et le passage du temps dans la journée sont pour un Nuer avant tout la succession de ces travaux et les rapports qu’ils entretiennent ». Dans ces sociétés, l’organisation du travail restait généralement guidée « par la tâche » et non par l’horloge, laquelle était généralement absente des foyers – nous y reviendrons –, si bien que « travail » et « vie » étaient indissociables, en dehors de tout référent temporel.
Mais nul besoin de voyager loin dans l’histoire ou dans l’espace pour découvrir des rapports au temps différents de celui qui domine de nos jours. S’appuyant sur les travaux du mathématicien Gerald James Whitrow, l’historien Moishe Postone rappelle « qu’en Europe, le temps, compris comme une sorte de progression linéaire et mesuré par l’horloge et le calendrier, a remplacé les conceptions cycliques du temps il y a seulement quelques siècles ». Et de préciser que « dans l’Europe médiévale jusqu’au XIVe siècle, de même que dans l’Antiquité, on ne pensait pas le temps comme continu. L’année se divisait qualitativement selon les saisons et le zodiaque – ce qui fait que chaque période de temps était considérée comme exerçant son influence particulière. »
Retracer l’histoire du passage de plusieurs conceptions temporelles à une seule linéaire et universelle dépasserait le cadre du présent article. Précisons néanmoins quelques jalons de cette construction historique. Postone rappelle que la conception linéaire du temps, « qui devint progressivement dominante en Europe occidentale entre les XIVe et XVIIe siècles, s’exprime très clairement dans la formulation que donne Newton du “temps absolu, vrai et mathématique qui s’écoule de façon égale, sans aucun rapport avec quoi que ce soit d’extérieur à lui” ». Ce que Newton entama sur un plan physique, Kant l’acheva un siècle plus tard sur un plan philosophique. Le philosophe allemand instaure le temps – au même titre que l’espace – comme catégorie a priori. Pour lui, « la simultanéité ou succession ne tomberaient pas elles-mêmes sous la perception, si la représentation du temps ne lui servait a priori de fondement. […] En lui seul est possible toute réalité des phénomènes ». Avec Kant, le temps devient ainsi le support qui sous-tend notre réalité matérielle indépendamment des événements qui s’y produisent. Le temps acquiert ainsi son caractère objectif et, comme le remarque l’historien Jérôme Baschet, c’est avec Kant « que s’impose la pure ligne du temps devenu autonome ». Ainsi, on peut inscrire la naissance de ce temps physique et objectif, indifférent à tout événement et se suffisant à lui-même, à l’époque moderne.
Loin de se limiter aux sphères de la physique et la métaphysique, cette conception du temps a trouvé une traduction matérielle dans le champ socioéconomique et s’est imposée par le perfectionnement de l’horloge mécanique et sa fulgurante entrée dans les usines. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si la propagation de l’horloge mécanique est contemporaine aux grandes conquêtes du capitalisme industriel. Dans son opuscule Temps, discipline du travail et capitalisme industriel, Edward Palmer Thompson appréhende « la révolution industrielle comme une révolution temporelle en étudiant les progrès de l’horlogerie et ses usages ». Ce faisant, il remarque que « vers 1790, les montres et horloges sont très répandues ; c’est aussi à cette époque qu’elles cessent d’être des objets de luxe pour devenir des articles de nécessité. […] De fait, et ce n’est pas surprenant, les horloges et les montres se généralisent au moment précis où la révolution industrielle exige une meilleure synchronisation du travail ». D’aucuns iront jusqu’à mettre l’horloge au cœur de la transition vers le capitalisme industriel. C’est le cas notamment de Lewis Mumford, qui estime que « la machine-clé de l’âge industriel moderne, ce n’est pas la machine à vapeur, c’est l’horloge ».
On sait aujourd’hui que l’un des enjeux majeurs de la lutte des classes s’articule autour du temps – plus précisément le temps du travail. En ce sens, on peut estimer que depuis le début du capitalisme industriel, qui, au départ, imposait dans certaines usines plus de douze heures de travail par jour, des progrès non négligeables ont été réalisés en réduisant le temps du travail. Il n’en reste pas moins que, substantiellement, ces conquêtes et victoires ont été faites sur fond d’une grande concession idéologique : elles se font sur un terrain imposé par les logiques capitalistes, à savoir celui du temps objectif, absolu, linéaire et non interchangeable, celui de l’horloge. Il serait sans doute plus émancipateur de situer la lutte non dans le temps mais contre le temps. En ce sens, l’expérience zapatiste, née à la suite du soulèvement des populations indigènes du Chiapas le 1er janvier 1994, offre des ébauches de réflexion. Au « temps-horloge » et à la durée, « rejetée du côté de l’abstraction du travail », les zapatistes opposent le « temps du faire », concret. Celui-ci « est associé à la singularité du moment [et] ouvre chaque moment comme un moment de possibilité ».
Ce qui est ici poussé par les zapatistes à un haut degré d’abstraction trouve chez Jacques Rancière une explication plus intelligible. Le philosophe français estime que reconquérir le temps, c’est transformer la « succession des heures où rien jamais ne doit arriver en un temps marqué par une multitude d’événements ». Pour illustrer son idée, il convoque l’exemple de Gabriel Gauny, menuisier du milieu du XIXe siècle dont il a minutieusement étudié les écrits et la correspondance. Il voit dans l’acte même d’écrire de l’artisan une manière de transgresser « la façon dont un ouvrier est censé se servir de ses mains et des mots. Et cette décision d’écrire présupposait une rupture plus radicale encore : le menuisier devait pour cela prendre le temps qu’il n’avait pas ». Pour mieux saisir l’idée de Rancière, il convient de rappeler sa conception du temps, à travers laquelle il propose de dépasser la conception temporelle horizontale et linéaire. À celle-ci, il oppose « une hiérarchie verticale qui sépare deux formes de vie, deux manières d’être dans le temps […] : la manière de ceux qui ont le temps et la manière de ceux qui ne l’ont pas ». Le partage hiérarchique des temps – notons l’usage du pluriel – donne à ces derniers « un corps et une âme, une manière d’être dans le temps et l’espace, de mouvoir leurs membres, de poser leur regard, de parler et de penser adaptés à cette contrainte ». La vision hiérarchique des temps est éclairante en ce qu’elle donne à voir la manière dont ceux qui n’ont pas le temps se retrouvent condamnés à s’inscrire dans une unique temporalité, spécifique, celle du « temps des choses qui arrivent les unes après les autres, le temps rétréci et répétitif ». En réalité, Rancière effectue là un véritable travail d’anamnèse, de retour de la mémoire : il reprend et développe la distribution des temps et espaces exposée dans la République de Platon, où le philosophe grec suggérait, selon la formule de Rancière, de « maintenir dans le seul espace de l’atelier ces artisans qui ne doivent pas avoir le temps d’aller ailleurs, pas le temps de faire autre chose que le travail qui n’attend pas ». Le cas de Gauny a donc ceci d’intéressant de prendre le temps que la hiérarchie des temps ne lui accordait pas, de transgresser cette hiérarchie, non en passant du côté de ceux qui ont le temps, mais en ouvrant un horizon autre qui dépasse cette dichotomie .
Rancière nous démontre que la tyrannie et la discipline des horloges ne s’arrêtent pas aux portes de l’usine ni, par extension, au monde du travail, mais interfèrent dans notre quotidien, façonnant l’essence même de nos formes de vie. L’historien américain David Landes renchérit en faisant remarquer qu’« aussitôt que l’enfant comprend le langage parlé, il enregistre des notions telles que l’heure du repas, l’heure du coucher, l’avance et surtout le retard ». Il ne serait dès lors pas exagéré de défendre que le rythme des horloges devient incorporé. L’une des approches pour défaire cette tyrannie serait sans doute de déplier le concept de temps pour en faire jaillir toutes ses potentialités, non seulement théoriques mais aussi pratiques. Opposer au temps abstrait un temps concret et au temps lui-même le moment
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