« Le matin, on a quitté le camp pour rejoindre une manifestation légale contre les mines de charbon. C’était festif, les gens chantaient… puis au bout d’un moment tu sens que la tension monte et que le silence se fait », raconte Sarah* sous sa frange brune qui sautille au gré des mots. Un signal de la main vient du cortège de tête, reproduit à l’unisson par les activistes qui en connaissent le sens : comme un seul homme, ils coupent à travers champs en direction de la forêt de Hambach. Une première ligne de policiers à cheval les attend, qu’ils parviennent à semer. Les voilà zigzagant entre les arbres : « on se serait cru dans Star Wars, les hélicos au-dessus de nos têtes et les flics qui nous frappaient et nous attrapaient par les jambes… dès qu’un policier chopait quelqu’un, plusieurs autres venaient lui faire un câlin pour qu’on ne puisse pas l’embarquer », ajoute Amin comme si les images défilaient à nouveau sous ses yeux, avant qu’Alain ne lui coupe la parole. Lui se souvient du froid glaçant d’une nuit d’octobre passée sur les rails d’une mine de charbon rhénane. Quatre ans plus tard, accoudés au formica d’une terrasse parisienne, les trois étudiants parlent comme si avait eu lieu hier cette occupation massive et illégale, orchestrée par le mouvement allemand d’action directe anti-charbon : Ende Gelände (en français : « Jusqu'ici et pas plus loin »).
Des événements semblables, Ende Gelände en organise chaque année depuis 2016, réunissant à chaque fois quelques milliers de participants venus de toute l’Europe pour enfiler une combinaison blanche et prendre part à ces sit-in bien particuliers. On doit l‘émergence d’un tel mouvement d‘action directe anti-charbon au croisement de deux expériences : celles de militants pour la justice climatique qui, à l‘automne 2010, tentent de bloquer le transport de déchets nucléaires entre la France et l‘Allemagne, et celle des premiers camps britanniques pour le climat. C‘est à l’intersection de ces tactiques que se situe Ende Gelände et sa promesse d‘une sortie du charbon par le bas, en interpellant l’opinion publique et le corps politique via l‘occupation massive des mines elles-mêmes.
Ende Gelände est un mouvement de mouvements, flexible et polymorphe. Certains travaillent à l‘organisation de prochaines actions tout au long de l‘année, suivent des formations juridiques ; d‘autres se pointent à la veille de l‘action, offrent la force de leur corps le temps d‘un weekend, et repartent. À l’automne 2018, quelques milliers d’activistes installent leur campement non loin de Cologne, dans la Ruhr. L’objectif : occuper le plus longtemps possible une grande mine de lignite à ciel ouvert, exploitée par le géant allemand de l’énergie RWE. Des écologistes y luttent depuis des années pour préserver la forêt de Hambach, peu à peu détruite par l’avancée de la mine.
Une organisation «quasi-militaire»
Tandis que Sarah, Amin et Alain préparent leur baluchon à Berlin, d‘autres font de même à Paris, via le collectif Radiaction qui tient lieu d‘antenne française d’Ende Gelände. « On communique en français en amont des actions, on organise des journées de formation dans plusieurs villes et on affrète des bus », explique Charlotte, membre du collectif. Une façon de faciliter l‘accès à ces occupations en terre germanique pour des primo-militants, et de former des « groupes affinitaires » qui prendront des décisions communes et au sein desquels chacun veillera sur les autres une fois sur place.
Les actions d’Ende Gelände parviennent à leurs fins chaque année, au prix d’une organisation «quasi-militaire» que décrit Alain : les militants venus de toute l’Europe se voient assignés un lieu de rencontre, celui du camp qui précède l’action. Ils doivent y former des groupes (binômes ou trinômes qui ne se lâcheront pas d’une semelle tout au long de l’action) qui eux-même s’inscrivent au sein d’un « finger » (doigt, en anglais). L’action se compartimente en cinq « fingers », comme les doigts d’une main. Ces doigts (chacun composé de quelques centaines de personnes) sont surtout pragmatiques : un finger international, pour faciliter la communication en interne, un finger pour les personnes porteuses de handicap, un finger queer… « Ces formations en finger permettent le bon fonctionnement de l‘action mais ont aussi pour but de mettre chaque participant à l‘aise, tout le monde doit pouvoir prendre part à l‘action à sa manière », précise Charlotte, membre de Radiaction. Chaque finger prend une direction différente, certains serviront seulement à faire diversion. Ainsi, les participants eux-mêmes ne savent pas s’ils vont passer la nuit dans une mine ou bien au chaud chez eux, mais ont été parés aux mêmes éventualités.
Sur la route, tous laissent pièces d‘identités et téléphone derrière eux, s’entaillent légèrement les doigts au cutter, les recouvrent de glue et de terre afin de rendre impossible la prise de leurs empreintes. « On nous a appris des signes à reproduire avec les mains pour savoir quelle direction prendre, courir ou s’arrêter, se coller les uns aux autres ou s’éparpiller », mime Amin. Des méthodes de désobéissance civile auxquelles ils ont été formés sur le camp et qui fonctionnent face à une police allemande dont l’usage de la force est relativement réglementé. « Jamais je n‘oserais reproduire en France ce que nous avons fait en Allemagne », atteste Charlotte, membre du collectif Radiaction. En témoigne le blocage de pont tenté à Paris par Extinction Rebellion (XR) en juin 2019 : « Avec XR, on a été violentés à peine arrivés sur le pont alors que quand nous occupions la mine, des observateurs parlementaires étaient présents pour s‘assurer que la police respecte nos droits fondamentaux. Cela ne veut pas dire que les policiers allemands ne font preuve d’aucune violence, mais les stratégies de maintien de l‘ordre n‘ont rien à voir », compare Alain qui a participé à plusieurs actions écologistes des deux côtés du Rhin.
Par la non-violence, couverture médiatique positive et diversité affinitaire
Ende Gelände met un point d‘honneur à organiser des actions à la fois spectaculaires et non-violentes. Comme l‘explique la chercheuse belge Fanny Lajarthe, l‘aspect visuel des actions (effet de masse des quelques milliers de participants, tous en combinaison blanche, occupation des mines elles-mêmes pour que celles-ci soient visibles) permet une bonne couverture médiatique. Pour gagner la sympathie des citoyens, le choix de tactiques non-violentes a aussi son importance. De fait, outre la moindre répression policière qu’elles garantissent, « les tactiques perçues comme non violentes ont plus de chances d’avoir une couverture médiatique positive que les tactiques perçues comme violentes », atteste Fanny Lajarthe. Et ainsi, d‘avoir une influence sur l‘opinion publique et sur l‘agenda politique. Il ne s‘agit alors pas seulement de bloquer une mine de charbon pendant plusieurs jours (ce qui n'a qu‘un impact momentané sur la production de l‘usine), mais bien d‘enjoindre le reste de la société à se positionner en défaveur du charbon.
Les méthodes choisies par Ende Gelände permettent aussi d‘agréger une grande diversité affinitaire, des plus réformistes aux plus radicaux. « C‘est une rencontre, un consensus concret à un moment d‘action qui advient sans éteindre les divergences de méthodes au long cours », résume Amin. D‘ailleurs, le débat entre Amin, Alain et Sarah est loin d‘être fini : si le premier est arrivé au militantisme écologiste par la lutte des classes et se questionne toujours quant à sa légitimité à occuper une mine de charbon sans l‘accord et la participation des ouvriers qui y travaillent, le second, membre d‘Europe Écologie - Les Verts (EELV) , hésite encore entre désobéissance civile et voies institutionnelles. Sarah, quant à elle, pratique aujourd‘hui l‘action directe dans des mouvements féministes en France. C‘est à Ende Gelände qu‘elle a appris à se « sentir puissante, capable de tenir dans un contexte tendu ».
Ende Gelände transforme ceux qui y participent. Les activistes passent plusieurs jours à marcher, courir et occuper, endurant le stress, la boue, la poussière et la fatigue. En plus de cette dimension physiquement éprouvante, « pénétrer dans une zone minière permet de constater de ses propres yeux les destructions générées par l‘extraction du charbon, de donner de la visibilité à l‘invisible et un nouveau sens à la lutte. Tout cela renforce la capacité d‘agir des activistes », explique la chercheuse Fanny Lajarthe. « On te montre le cœur noir de l’économie capitaliste européenne¹, abonde Amin. Et le fait qu‘il y ait un mouvement transnational et effectif qui opère à l‘encontre de cela redonne une bouffée d‘espoir… »
Des secrets bien gardés
Un enthousiasme que partage Sarah, pointant tout de même quelques zones d‘ombre. « Une fois sur le camp, on nous donnait les informations au compte goutte. On ne savait pas quel endroit nous allions occuper, ni à quelle heure, avec qui… » C’est ainsi que fonctionne Ende Gelände : pas très horizontal, mais efficace. Ces activistes anti-charbon ne mettent pourtant pas volontairement en avant quelques leaders médiatiques qui décideraient pour tous les autres. Simplement, toutes les informations confidentielles sont fragmentées et précieusement gardées afin de garantir l’ignorance des forces de l’ordre le plus longtemps possible et donc, la réussite des mobilisations. L‘année où Alain s‘est rendu seul à Ende Gelände, il a senti une méfiance un peu paranoïaque à son égard : « Les membres du groupe affinitaire auquel je me suis greffé ne se sont détendus qu‘une fois dans la mine, lorsqu‘ils commençaient à être sûrs que je n‘étais pas un indic. » Ce manque de confiance et de transparence pose pour lui la question de l’autonomie du militant au sein de la lutte, « mais permet de créer une masse critique qui sature les dispositifs policiers et judiciaires, c’est aussi rassurant pour les militants », tempère-t-il.
Charlotte qui, via Radiaction, connaît de plus près les organisateurs, défend cette rétention d‘information certes frustrante, mais parfois nécessaire : « ils font preuve d‘autocritique là-dessus… ce sont aussi les plus exposés à la répression si la moindre information fuite ». Elle qui a également participé à plusieurs actions menées par ANV-Cop21, tient à saluer des méthodes globalement beaucoup plus décentralisées chez les activistes allemands. « Autant de décisions que possibles sont prises par consensus, les groupes affinitaires permettent une pratique de l‘auto-organisation qui rejoint les idées anarchistes, les méthodes du Black Bloc… des pratiques qu‘on trouve difficilement dans les mouvements écolos en France », développe-t-elle.
Festif et efficace
Quoi qu‘on pense de la méthode, elle est efficace : à l‘été 2018, lors de la première participation d‘Alain, Amin et Sarah, ils sont plusieurs milliers à passer les barrages successifs, à parvenir à déborder les forces de l’ordre pour atterrir sur les rails de train qui servent à d’acheminement du charbon. Les températures frôlent le négatif une fois la nuit tombée et les policiers qui les surplombent les éclairent sans ménagement de spots aveuglants, les sommant d’évacuer les lieux à heures régulières. Quand Alain participe à l’action suivante en 2019, la nuit est plus festive : « pour nous soutenir, des gens avaient installé une grosse sono à proximité de l’occupation, il y avait aussi une batucada, des feux d’artifices, on a dansé une bonne partie de la nuit, même les policiers s’amusaient un peu », raconte-t-il.
Même cette portion festive des actions d’Ende Gelände n’est pas sans dessein. La chercheuse belge Fanny Lajarthe y voit un « rituel performatif » qui permet de créer de la cohésion chez les participants, dans les moments de stress comme ceux de latence. Il faut dire qu’Ende Gelände ne laisse rien au hasard. En interne, toutes les éventualités semblent avoir été brossées en amont tant et si bien que jamais cela ne dégénère : aucun sabotage n’est toléré, et tout le monde y consent. Si personne ne sait tout, chacun sait tout de même quoi faire. Et pour ce qui est de la communication externe, c’est tout aussi rodé. Les combinaisons blanches des militants, propices aux photographies impressionnantes et esthétiques, la totale non-violence, qui favorise une couverture médiatique positive, les vidéos de communication de qualité quasi-professionnelles mises à disposition des médias, qui d’ailleurs sont bienvenus dans l’action. « Ende Gelände, c’est la pointe de l’outil militant en Europe occidentale ! », conclut Amin dans le tumulte d’une brasserie parisienne. D’ailleurs, il y retourne dès cet été, pour cette fois-ci bloquer une infrastructure gazière au nord de Hambourg.
*Tous les prénoms ont été modifiés.
(1) Une expression qui lui vient de la lecture de L'Anthropocène contre l’histoire (Andreas Malm, Editions La Fabrique, 2017), qui y explique comment le charbon est devenu, au XIXe siècle, la source et le fondement de notre prospérité industrielle et commerciale. Ainsi, commente Andreas Malm, « les rails étaient posés pour le réchauffement climatique ».
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