Pour les automobilistes qui arrivent à Aix-en-Provence, difficile de manquer les 9 200 panneaux solaires installés sur la commune de Ventabren, en bordure d’autoroute. Grâce à ce parc photovoltaïque qui s’étend sur 5 hectares, la ville de 5 300 habitants produit autant d’électricité qu’elle en consomme depuis le mois d’avril. Mais s’il ressemble comme deux gouttes d’eau à tous les autres parcs, « Solaris Civis » a une spécificité de taille : c’est un projet lancé et gouverné par des citoyens, réunis au sein de l’association Ventabren Demain, sans recours à un opérateur photovoltaïque.
Article à retrouver dans notre numéro 58 « L'empire logistique », en kiosque, librairies et sur notre boutique.
« On a dû tout apprendre de A à Z ! », raconte William Vitte, un des habitants qui a initié le projet il y a plus de six ans. Cet ingénieur de formation, à la retraite depuis 2006, a fédéré compétences et bonnes volontés autour de lui dans un seul but : produire de l’électricité localement tout en gardant les rênes du parc solaire. « Nous voulions avoir notre mot à dire à toutes les étapes du projet, c’est-à-dire choisir nous-mêmes son emplacement et le type de panneaux solaires et surtout revendre l’électricité au fournisseur de notre choix. Notre but était de construire un parc en cohérence avec notre territoire. »
Grâce à des études d’impact financées par la commune et après six ans de lutte pour obtenir toutes les autorisations et un prêt de 4 millions d’euros, « Solaris Civis » sort finalement de terre sur un ancien champ d’oliviers laissé en friche, condamné par la sécheresse et la pollution de l’autoroute A8. L’association et la commune, réunies en SAS, vendent aujourd’hui leur électricité à Enercoop, un fournisseur d’électricité 100 % renouvelable. « On n’est pas tout à fait autosuffisant car notre électricité va sur le réseau, mais c’est un premier pas. C’est notre façon de relever le défi de la transition énergétique, à notre petite échelle », s’enthousiasme William Vitte.
Partage des paysages, partage des richesses ?
Des initiatives citoyennes comme « Solaris Civis », il en existe quelques centaines en France. Ces projets d’énergie renouvelable à gouvernance locale ont presque doublé en huit ans : de 163 recensés fin 2015, il sont passés à 312 en fonctionnement ou en développement aujourd’hui. Si ce sont en majorité des parcs solaires, l’éolien citoyen représente la plus grosse puissance installée, avec une quinzaine de projets déjà en marche. L’un de ces premiers parcs éoliens a été créé en 2009, à l’initiative de Jacques Pallas, maire de Saint-Georges-sur-Arnon, un village de l’Indre de 600 habitants. Sur les quatorze éoliennes installées sur sa commune, cinq sont la propriété des collectivités locales. « Le vent est un bien universel, il appartient à tout le monde. Pourquoi les bénéfices ne pourraient-ils pas aussi revenir aux citoyens ? » se demande cet ancien cheminot, réélu cinq fois à la tête de son village.
Quatorze ans après avoir remué ciel et terre pour faire aboutir le projet, il ne regrette aucunement ses efforts et professe à qui veut l’entendre que le partage des paysages aboutit au partage des richesses. Grâce aux dividendes rapportés par ses cinq éoliennes, la commune a pu rénover l’éclairage public en passant aux lumières LED et investir dans des toitures photovoltaïques, tout cela en diminuant la fiscalité locale de 16 %. « Un projet maîtrisé et financé par les acteurs locaux peut générer entre 2 et 3 fois plus de retombées économiques pour le territoire qu’un projet conventionnel », abonde Cyril Chambaud, chargé de communication à Énergie partagée, une association qui soutient les projets citoyens d’énergie renouvelable.
À l’époque où Saint-Georges-sur-Arnon est devenue propriétaire de ses éoliennes, il a fallu se débrouiller avec les moyens du bord. « On n’avait aucun exemple à suivre, on a dû tout inventer, créer une des premières sociétés d’économie mixte pour réunir capitaux privés et publics, fixer les montants d’achat », se souvient Jacques Pallas. Ces dix dernières années, l’écosystème s’est beaucoup renforcé et professionnalisé, grâce à des acteurs comme Centrales villageoises ou Énergie partagée. Ces associations accompagnent les porteurs de projet et structurent les collectifs citoyens. « On les aide à s’informer, à organiser des réunions sur leur territoire et intégrer les habitants dans le déroulement du processus. Ce co-développement permet ainsi aux projets d’être mieux acceptés localement », ajoute Cyril Chambaud.
Mais surtout, des fonds d’investissement comme EnRciT permettent de soutenir les projets durant la phase de développement, souvent critique sur le plan financier. Énergie partagée a aussi créé son propre fonds, constitué d’épargne citoyenne. « Aujourd’hui, 7 200 citoyens de toute la France ont acheté des actions Énergie partagée, ce qui nous permet d’entrer au capital de certains projets, explique Cyril Chambaud. On investit la plupart du temps quand les porteurs de projet ont obtenu les autorisations, mais on réserve aussi 10 % de nos capacités de financement à des initiatives naissantes. Les études de faisabilité et d’impact peuvent coûter des centaines de milliers d’euros et on ne veut pas qu’elles soient un frein à de nouveaux projets. » Depuis sa création, Énergie partagée a ainsi cofinancé 104 projets citoyens à hauteur de 27,9 millions d’euros, les initiatives les plus rentables venant compenser celles qui le sont moins.
L’Allemagne et les Pays-Bas coopèrent
Malgré ces avancées, devenir propriétaire d’une éolienne ou d’un parc solaire n’est pas un long fleuve tranquille, même quand on est soutenu par des centaines d’habitants. Les membres de l’association EOLA en ont fait l’amère expérience en Loire-Atlantique, quand ils ont voulu implanter cinq éoliennes sur les communes de Teillé et de Trans-sur-Erdre. Après des années de sensibilisation et de concertation, ils réussissent l’exploit de récolter 2 millions d’euros auprès de 800 habitants, pour constituer l’apport d’un projet dont le coût s’élève à 24 millions d’euros. Mais depuis 2017, malgré l’engouement dont elle bénéficie, l’initiative est au point mort.
En cause : un recours lancé par le propriétaire du château de la Guibourgère, situé sur la commune de Teillé, qui bloque le démarrage des travaux. « On a obtenu toutes les autorisations, on a même fait les travaux pour raccorder le parc au réseau ! Il ne restait qu’à construire les éoliennes… », désespère Philippe Branchereau, le président de l’association EOLA. Après la perte de leur premier recours en 2021 – le tribunal administratif de Nantes a annulé leur permis de construire, jugeant que le parc éolien gâchait les « beaux panoramas depuis les lignes de crête » et le « bâti classé » de la commune –, l’association EOLA a fait appel et attend le jugement depuis deux ans.
Ces conflits locaux, conjugués à la faiblesse des dispositifs de soutien, découragent souvent les bonnes volontés. Conséquence : malgré le développement des énergies renouvelables citoyennes ces dernières années, la situation française n’est pas comparable à celle de certains de ses voisins européens. L’éolien citoyen ne représente que 3 % de la puissance totale installée en 2015, part qui atteint seulement 1 % pour le photovoltaïque. Des chiffres dérisoires quand on les compare aux 43 % d’énergies renouvelables détenues par les citoyens et agriculteurs en Allemagne ou aux 500 coopératives énergétiques locales développées aux Pays-Bas en l’espace de sept ans. « L’Allemagne est un pays pionnier grâce à un cadre juridique particulièrement favorable pour la création de coopératives, et cela depuis des années », explique Andreas Rüdinger, chercheur à l’Iddri (Institut du développement durable et des relations internationales). Si les Néerlandais sont les mauvais élèves de l’Europe concernant les renouvelables (seulement 9 % du mix énergétique), ils ont une vision plus pragmatique selon lui : « Une série de séismes dans la région de Groningen leur a fait prendre conscience qu’ils allaient devoir abandonner le gaz naturel et se lancer plus sérieusement dans les renouvelables. Mais contrairement à nous, ils ont vite compris que pour éviter les oppositions locales, ils allaient devoir s’appuyer sur les projets citoyens. »
Le doux rêve de l’autosuffisance
Créer soi-même une éolienne ou un parc solaire n’est pas la seule manière de participer à la transition énergétique. Depuis une dizaine d’années, il est aussi possible de financer en bout de chaîne des projets d’énergie renouvelable déjà lancés, grâce à des plateformes de financement participatif. « Il y a trois semaines, on a récolté 4,5 millions en à peine six heures, pour le compte d’une entreprise qui va installer 127 toitures photovoltaïques dans plusieurs régions françaises », raconte Julien Hostache, cofondateur d’Enerfip. Cette plateforme, leader en France, permet d’investir dans des projets allant de l’éolien offshore aux centrales hydroélectriques, avec des taux d’intérêt de 5 à 8 %. Mais contrairement aux initiatives à gouvernance locale, les contributeurs n’ont pas leur mot à dire sur des projets déjà bien avancés au moment de la collecte.
William Vitte, de son côté, aimerait un jour créer un parc solaire citoyen qui vendrait directement son électricité aux habitants de Ventabren, sans intermédiaire. Une idée qui ne se réalisera pas de sitôt, aucune législation n’étant prévue pour ce cas de figure. L’autosuffisance énergétique reste un doux rêve… pour encore longtemps ?
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