Écologie populaire

Erwan Ruty : l'écologie par le peuple

Illustration : Maria Fade

L’élaboration d’une écologie populaire, c’est-à-dire d’une écologie par et pour le peuple, est l’enjeu politique capital de notre temps. Erwan Ruty, auteur d’une Histoire des banlieues françaises (Les Pérégrines, 2020), est un intime de la Seine-Saint-Denis, où il a fondé le MédiaLab93, un « incubateur urbain ». Ancrant sa réflexion dans le temps long de l’histoire politique française, l’essayiste et journaliste expose dans ce texte comment rendre possible une rencontre émancipatrice des classes populaires avec l’écologie. Dans cette projection, paysans, ouvriers et artisans forment une « aristocratie de la main » transformant les territoires aujourd’hui délaissés en cœurs battants de la société écologique.

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Deux crises sociales majeures ont ébranlé la société française depuis le début du XXIe siècle : les émeutes des banlieues en 2005 et la révolte des Gilets jaunes en 2018-2019. La « fracture sociale » apparaissait alors dans toute sa béance, s’incarnant dans des fractions du peuple vivant sur différents territoires relégués : les banlieues de grands ensembles et les périphéries – pavillonnaires ou semi-rurales – des villes de France. Mais c’est depuis la crise des Gilets jaunes que les écologistes et « la gauche » tentent de faire converger justice sociale et urgence environnementale. C’est le fameux dilemme « fin du mois versus fin du monde » qui émerge, nouvelle expression du paradoxe fondamental de l’écologie : alors qu’elle est devenue la matrice de la gauche, autant que son liant, elle s’interroge toujours sur son orientation. Est-elle seulement de gauche, ou doit-elle dépasser la gauche ? Pourtant, dans la mesure où la gauche ne représente qu’une partie de la population (et même une partie seulement des couches populaires), la question ne devrait-elle pas plutôt être : quelle est la base sociale de l’écologie ? Et même : sur quelle base sociale doit-elle s’appuyer pour devenir majoritaire ?

« Sans le peuple, il n’y aura pas d’écologie. Mais quel est ce peuple du XXIe siècle ? »

Car plus celle-ci sera étroite, plus la transition écologique sera difficile. Par voie de conséquence, la question fondamentale devient finalement : l’écologie peut-elle exister sans le peuple 1 ? La poser, c’est y répondre. Aucun régime, a fortiori démocratique, ne peut survivre sans le peuple, et encore moins contre lui. Dès lors, vient immédiatement une ultime question : comment faire en sorte que l’écologie parvienne enfin à emporter avec elle le peuple (et lequel), pour rendre tout simplement possible la transition ? Répondre à cette question, c’est comprendre en quoi la transition écologique est à la fois le moyen de remettre ces deux territoires des banlieues et des périphéries (et leurs habitants) au centre de la société française, en les unifiant alors qu’ils paraissaient clivés, tout en en faisant les moteurs de cette même transition. C’est bien à travers la question des territoires que pourront se marier le social et l’écologie.

I. L’autre base sociale de l’écologie

Pour demeurer dans la lignée de l’abbé Sieyès, on peut dire que le peuple est encore tout dans l’ordre économique et qu’il n’est plus rien dans l’ordre politique. C’est pourquoi il aspire à nouveau à être quelque chose (ou à le redevenir). Nous irons même plus loin en affirmant qu’il sera tout dans l’ordre éco­logique : il sera le moteur de la transition. Sans le peuple, il n’y aura pas d’écologie. Mais quel est ce peuple du XXIe siècle ? C’est aussi bien celui des banlieues populaires de grands ensembles que celui des périphéries pavillonnaires, des campagnes et des petites villes. Celui des producteurs, des travailleurs de la main, dont les différentes composantes (paysans, puis artisans, ouvriers, bientôt employés) ont été successivement déclassées depuis des décennies, voire ont quasiment disparu. Sans ce peuple, la formidable machinerie de la transition ne démarrera jamais ou s’arrêtera purement et simplement, à peine amorcée. La convergence naturelle entre l’écologie et le peuple sera liée à trois réalités.

D’une part, la conversion de l’économie ne peut se réaliser que par une relocalisation (même partielle) des activités dans les territoires où vit ce peuple, ces territoires qui ont subi la désindustrialisation (ce qui a précipité la marginalisation de leurs habitants dans un destin commun, qu’ils soient ouvriers, employés ou indépendants, par-delà leurs différences culturelles, trop souvent mises en avant). D’autre part, c’est grâce aux compétences, au profil sociologique de ces populations et aux caractéristiques géographiques de ces territoires que cette transition économique sera possible. Enfin, cette nouvelle économie devra faire une large place à la sobriété, au low tech et à la réparation, replaçant l’homme, l’homo faber, au centre du processus de fabrication (qu’il s’agisse de conception, de production ou de réfection, rénovation, réparation, reconditionnement). On estimera donc que le « bloc social » qui permettra à la France d’enclencher la transition écologique se constituera d’une nouvelle alliance des couches populaires et des « classes moyennes » d’un côté et, de l’autre, de la bourgeoisie précaire et créative – à l’instar de celle nouée entre la bourgeoisie libérale, porteuse de l’esprit des Lumières au XVIIIe siècle puis de la République au XIXe, et le peuple, composé de la paysannerie et du monde de la « boutique » et de l’artisanat, avant que ne s’y agrège le monde ouvrier au tournant de ce siècle.

Il ne faut pas enjoliver cette alliance, dans laquelle, en 1789, en 1830, en 1848, comme en 1981, le peuple a systématiquement été utilisé puis abandonné, si ce n’est trahi. Tout comme au moment de l’abolition de l’esclavage, de la décolonisation, des grandes grèves et des révolutions, c’est surtout grâce à sa capacité de mobilisation collective et de révolte, à ses sacrifices que le peuple a obtenu des avancées historiques auprès de ses « alliés ». Trouver les moyens d’éviter de telles trahisons au XXIe siècle constituera l’un des enjeux de cette nouvelle alliance. De la même manière, cette bourgeoisie précaire et créative, ou intelligentsia, ne peut se passer des « travailleurs essentiels », paysans, ouvriers ou employés, pour rendre universelle l’écologie qu’elle est la première à porter aujourd’hui. Mais l’écologie rencontrera seulement le peuple lorsqu’elle répondra enfin à ses besoins essentiels et quand celui-ci sera convaincu qu’il en sera l’acteur essentiel. La relocalisation du système productif sur les territoires où vivent et travailleront demain ces populations motrices dans la transition en sera le premier vecteur, aussi puissant qu’incontournable.

II. Théorie écologique et pratiques sociales(-istes)

En attendant, la réflexion écologique peinera à trouver une concrétisation pratique auprès d’une majorité du corps social, justement parce qu’elle est théorique. Et qu’en France, encore plus qu’ailleurs, dans « ce pays qui aime les idées », la théorie a la fâcheuse tendance d’étouffer le réel. Parce qu’aussi les responsables des partis écologistes et de gauche ne sont tout simplement pas, ou plus, issus des couches populaires 4. Enfin, parce que l’écologie a avant tout été une science de l’avenir, c’est-à-dire un mouvement de sachants, par lequel on imagine les événements avant de les vivre. Un luxe que ne peuvent pas toujours se permettre les milieux modestes, soucieux du quotidien en espérant un avenir meilleur, celui que promettent le Progrès depuis plus de deux siècles et la société de consommation depuis plus de cinquante ans, et que, contrairement aux autres catégories, beaucoup d’entre eux ne touchent pas encore tout à fait du doigt.

Difficile de renoncer à un idéal consumériste qui motive notre foi en la société actuelle et de se projeter dans un nouvel idéal, surtout lorsqu’il ressemble trop souvent à une dystopie. Cette caractéristique sociologique de l’écologie comme mouvement porté par une fraction des « élites », qui est aussi dorénavant une caractéristique de la gauche en général, n’est cependant pas nouvelle : la pensée des Lumières n’est pas née dans le bas peuple des campagnes et le socialisme n’a pas été pensé d’abord chez les ouvriers. Le mouvement ouvrier ne s’est structuré que lentement, emmenant avec lui une partie des couches populaires, ralliant finalement la République, notamment grâce à Jaurès. Lequel assurait : « Il faut aller à l’idéal en partant du réel. » Cette vision du père du socialisme républicain à la française pourrait être rapprochée du fameux mantra écologiste qui évoque le « penser global, agir local ». Soit deux maximes qui se répondent en écho, pour fonder en quelques mots l’union de la gauche et des écologistes sur des bases communes. Or, « la civilisation matérielle »de l’historien Fernand Braudel, ce « premier étage » de l’économie autant qu’il est celui de l’écologie, sera à nouveau prioritairement enraciné localement. Un local, un territoire qui vivra différemment la crise environnementale et la transition en fonction de ses caractéristiques géographiques et humaines.

C’est par lui, et seulement par lui, que la gauche pourra se restructurer autour de l’écologie, puis celle-ci dépasser celle-là. Car si l’écologie est l’horizon, une nouvelle forme de socialisation des biens, des productions et des revenus en sera le véhicule provisoire. Avant de finalement toucher l’ensemble du peuple, y compris celui de droite, puisque le territoire parle d’abord traditionnellement au peuple de droite. Ce n’est pas seulement parce qu’il serait guidé par la Raison que le peuple se jettera dans les bras de l’écologie, mais parce qu’il en aura besoin. La crise environnementale les frappera en premier. On sait que la transition, renchérissant le coût des transports, du logement, de l’énergie, de l’alimentation, touchera les plus fragiles, ne serait-ce que parce que leur budget contraint est considérable ; et que le reclassement professionnel les touchera en premier lieu : reconversion professionnelle et souvent déménagement géographique. Si tous ces coûts ne sont pas compensés par un État social fort, alors il y aura rébellion antiécologique, blocage, crises. Pour autant, l’écologie ne doit pas être masquée par cette action publique sociale favorable aux couches populaires, un mal compensé par des cataplasmes étatiques – subventions, aides et emplois publics… Ce serait un contre-sens.

III. Le peuple défait par la société libérale, libéré par l’écologie

Les couches populaires seront au contraire le moteur de la transition écologique, elles en seront inéluctablement à l’avant-garde, comme elles l’ont été pour la société industrielle et son État-providence. Car, sinon, d’où proviendront les centaines de milliers de nouveaux paysans dont la France a besoin ? Les centaines de milliers d’artisans qui repeupleront les futurs ateliers de réparation de tous les biens de consommation rendus réparables à l’avenir (téléphones, voitures, trains, électroménager…) ? D’où viendront les centaines de milliers d’ouvriers des usines, manufactures ou fabriques de recyclage (vêtements, verre, métaux, papier…) ? D’où viendront les centaines de milliers d’ouvriers des chantiers de rénovation des bâtiments ? Des néoruraux, anciens chargés de com’ et managers de la start-up nation gagnés par le burn-out ou la déprime collapsologique ? Des intellectuels qu’on aura forcés à aller aux champs, comme à l’époque des Khmers rouges ? Des « établis » comme à la grande époque du maoïsme européen ? Cela existera, mais restera marginal. Non, ouvrons juste les yeux : des centaines de milliers d’enfants d’ouvriers ou d’employés s’abîment dans l’économie ancillaire, qui est une économie servile. Ce sont des banlieusards et/ou immigrés devenus les serviteurs des classes moyennes et bourgeoise des centres-villes : livreurs, cuisiniers, hommes et femmes de ménage, agents de sécurité…

On a réinventé une domesticité moderne, qui ne vit plus aux côtés de ses maîtres dans leurs propres demeures ou à l’étage du dessus dans leurs immeubles. On l’a éloignée dans des banlieues dortoirs, pavillonnaires ou de grands ensembles, dépourvues d’activité économique, à la vie sociale ou culturelle anémiée. Ils voudront s’émanciper et se créer un avenir meilleur. À côté de ceux-ci, des centaines de milliers d’ouvriers se vivent comme des « surnuméraires » de l’économie, inutiles à la société, exclus de la mondialisation et de la fête multiculturelle. Ils doivent retrouver une activité et une dignité. De même, des centaines de milliers de paysans, d’agriculteurs ou d’ouvriers des agro-industries vivent dans la pauvreté. Certains tout en travaillant une centaine d’heures par semaine, toute l’année durant, sans congés. Ils ne seront plus exploités, mais enfin reconnus pour leur œuvre. Et lorsque le « progrès » technique ou technologique frappera à leur tour durement les classes moyennes, lorsque le niveau d’éducation et le niveau de vie dans le sous-continent indien ou en Afrique auront jeté des millions de leurs jeunes dans la concurrence avec les métiers – y compris de service, que génère la société de consommation tertiaire et mondialisée –, elles auront besoin d’un nouveau travail, socialement utile.

« Ce n’est pas seulement parce qu’il sera guidé par la Raison que le peuple se jettera dans les bras de l’écologie, mais parce qu’il en aura besoin. »

De même que la roue du Progrès a presque éradiqué la paysannerie, au profit d’abord de la classe ouvrière, entre le XIXe siècle et le milieu du XXe ; de même qu’elle a ensuite désagrégé le petit commerce et l’artisanat au profit des grandes surfaces et de la consommation de masse ; de même que cette inéluctable roue du Progrès a enfin dissout la classe ouvrière, cette même grande roue aveugle aux souffrances présentes des peuples, puisque dispensatrice de la promesse d’un avenir meilleur, frappe aujourd’hui à leur tour les classes moyennes, piliers, elles, d’une économie tertiarisée, de ses employés et personnels administratifs, plongeant notre République dans le désarroi. Il faut bien comprendre les conséquences sociales terribles de ce Progrès : que l’on pense aux artisans-propriétaires en révolte comme lors des soulèvements des canuts lyonnais, en 1831, contre les machines et les prix, ou comme au moment de la fièvre poujadiste, antifiscale et opposée au grand commerce, dans les années 1950 ; que l’on pense à cette France rurale, jugée archaïque et rétive à cette marche en avant, en qui l’historien Marc Bloch voyait l’une des causes de «l’étrange défaite » de 1940 ; que l’on pense aux grèves ouvrières des années 1980 face à la désindustriali­sation ; que l’on pense à la révolte des Gilets jaunes, expression de colère antitaxe et contre le descenseur social emprunté par une partie des classes moyennes et populaires...

Autant de révoltes du peuple jugées « réactionnaires » pour certaines et « progressistes » pour d’autres. Mais qui, à chaque fois, témoignent d’un Progrès qui ne semble progresser qu’en éradiquant les uns après les autres des groupes de population qui ont pourtant constitué les fondements sociaux des régimes précédents – paysannerie dissoute avec la IIIe République, « boutique » et artisanat avec la IVe, classe ouvrière avec la Ve et, bientôt, classe moyenne. Ainsi, ces défis ne peuvent être contrebalancés que par un autre récit que celui du Progrès, mais tout aussi puissant. La grande transformation écologique se déploiera grâce à une économie et des politiques publiques fortes et concrètes, capables de proposer une alternative suffisamment enthousiasmante pour faire tourner pacifiquement la page d’une société de consommation qui promettait d’enrichir, de libérer, d’épanouir. Cela ne pourra se faire qu’en replaçant les nouvelles couches populaires au cœur du système productif français, comme naguère. La nouvelle société écologique doit dorénavant s’appuyer aussi sur cette base sociale populaire qui ne profitera plus des progrès de la société de consommation, afin qu’elle bénéficie de ceux d’une transition écologique consentie. Si cette transition était menée par les élites néolibérales, les couches populaires la subiraient inéluctablement et la rejetteraient.

IV. Les périphéries au centre de la société écologique

Les manufactures, les fabriques, les mines et les usines étaient souvent implantées dans les campagnes, centrales démographiquement et sociologiquement. De même, ensuite, les habitants des périphéries urbaines puis des banlieues de grands ensembles étaient insérés au cœur du système productif industriel, en leur qualité d’ouvriers. Ce qui leur conférait une fonction sociale incontournable et, par voie de conséquence, une fierté, une dignité ainsi qu’une culture propre. Depuis lors, ces populations sont majoritairement passées d’une fonction productive (secteur secondaire) à des fonctions distributives (tertiaire). Leur « descension » économique s’est accompagnée d’une relégation sociale. Dorénavant, faute de producteurs, le pays ne sait plus fabriquer la plupart des biens indispensables à sa vie quotidienne et se contente de distribuer ceux produits à l’étranger : le secteur du BTP n’est plus en capacité de réaliser des bâtiments comme on les construisait avant le xxe siècle (ni même parfois de les rénover, faute de main-d’œuvre compétente), et le nucléaire, à force de recours à la sous-traitance, n’est plus en capacité de mener des grands projets comme dans les années 1970 (or, il devra y pourvoir, ne serait-ce que pour le démantèlement des centrales). Cette phénoménale perte de compétences techniques et manuelles frappe les sociétés occidentales qui ont tout misé sur le tertiaire, le commercial, la bureaucratie… L’économie low tech qui vient sera largement fondée sur la réparation, le recyclage, la rénovation, avec une main-d’œuvre abondante.

Dans cette économie, le travail ne devra plus être considéré comme un coût mais comme une activité de première nécessité, ce qui oblige à refonder totalement l’éducation. Y réintroduire massivement les acquis de l’expérience, les savoirs pratiques, voire manuels et technologiques, les revaloriser et les enseigner au même titre que les filières considérées comme plus nobles. Filières techniques et professionnelles, alternance, compagnonnage et, mieux encore, écoles de production seront le fer de lance de l’économie de la transition écologique. Il faudra rendre évident le fait que ces emplois ne seront pas des emplois subalternes, bien au contraire. Ce seront des emplois d’excellence qui demandent des qualifications, des compétences et des savoir-faire exigeants. Ces emplois seront occupés par une main-d’œuvre expérimentée. Il s’agira de former ceux des ouvriers et employés qui sont aujourd’hui frappés par le chômage et le précariat, mais aussi de reconvertir une partie de ceux qui exercent dans des industries sans avenir. Pour en faire une nouvelle aristocratie de la main, comme naguère le furent l’artisanat puis la classe ouvrière. Cette nouvelle économie peut parler à des populations qui ne veulent plus de l’ancien monde ni de l’ancienne économie industrielle (celle des usines, du travail à la chaîne, du machinisme). Beaucoup n’ont pas connu cette économie, mais seulement ses conséquences délétères chez leurs parents : délocalisation, temps partiel subi, chômage. Le dynamisme et la créativité seront l’une des clefs de cette transformation vers une nouvelle économie écologique, si toutefois ils sont accompagnés d’un fort volontarisme politique dans les domaines législatif, de la commande publique, des nationalisations, de la formation-­reconversion professionnelle et de l’éducatif ; bref, d’une véritable planification 5.

Or, justement, les banlieues de grands ensembles ne sont plus du tout ce qu’était l’ancienne « banlieue rouge », ouvrière, soumise à une industrie gérée de manière hyper-hiérarchisée, sur le modèle militaire (avec en miroir ses contre-modèles syndicaux parfois tout aussi rigides). Leur population est jeune ; la main-d’œuvre y est souvent orientée vers l’enseignement professionnel ou technique, en forte disponibilité ; le dynamisme entrepreneurial, la créativité, l’esprit d’indépendance voire d’entreprise font partie de leurs traits de caractère (comme cela a toujours été le cas dans une fraction importante des milieux populaires, qu’ils soient paysans, artisans ou commerçants) ; il y existe une préférence pour la petite entreprise ; le secteur informel utilisant déjà des savoir-faire liés à la réparation y est développé... Tel est donc le nouvel horizon à faire valoir à tous ceux qui, ouvriers, paysans et artisans, seront le fer de lance de la transition : l’avenir du pays dépend d’eux, ils seront les nouvelles chevilles ouvrières d’une économie relocalisée prioritairement autour des métropoles où vit et consomme la majorité des populations.

« Les ouvriers, paysans et artisans seront les chevilles ouvrières d’une économie relocalisée. »

D’autant que le foncier disponible y est peu onéreux et considérable et que les pouvoirs publics ont pris conscience de sa nécessaire reconversion – avec des politiques d’aide à la reconversion des friches, de réhabilitation des cœurs de villes, d’aménagement et de cohésion des territoires. Cette économie relocalisée et circulaire profitera ainsi doublement aux territoires périphériques : d’abord parce que les nouveaux centres de production, dont certains seront plus intensifs en main-d’œuvre, s’implanteront plus près des zones de consommation 6, ensuite parce que les activités de recyclage et de réparation s’installeront à proximité de ces zones de production. Un système que l’on pourrait qualifier de re-productif, c’est-à-dire qui re-produit, produisant à nouveau à partir d’un matériau ou d’un bien ancien, qui sera modifié. Conséquence immédiate : le centre de gravité de la société ne sera plus intra-muros, mais équitablement réparti, avec une remontée en puissance des zones « au-delà des périphs » et des rocades, ces concrétisations systémiques de la marginalisation des couches populaires.

V. Revenir au territoire par les régies municipales

Cette relocalisation en périphérie des villes sera la matérialisation d’un immense besoin, qui se fait jour en temps de crise de la mondialisation : le besoin de retour au territoire. Territoire dans lequel les couches populaires peuvent plus facilement déployer leurs capacités de solidarité de proximité et d’entraide, territoire qui est la base de la vie matérielle concrète, celle qu’universellement nous devons réapprendre à connaître pour en ménager les ressources. Les centres-villes, qui naguère faisaient la pluie et le beau temps de l’économie française, devront de plus en plus apprendre à compter à nouveau avec ce territoire (dans son acception d’abord sociale et pas seulement économique) dans lequel, demain, elles seront mieux « encastrées », alors que les métropoles d’aujourd’hui sont au contraire tributaires de « l’économie-­monde », et souvent concurrentes entre elles. C’est là que s’installeront les régies municipales de réparation et de recyclage, ainsi que les 1 001 petits Rungis et marchés de producteurs bio, locaux, nécessaires à une amélioration de l’autonomie alimentaire des métropoles 7. Ces régies municipales, gérées paritairement, avec des locaux et du personnel municipal, devraient être systématiquement déployées pour chaque tranche de 10 000 habitants – avec, par exemple, des garages, de la réparation de petits appareils, de la location d’électroménager et d’outils. De même que les terrains et associations sportifs, le logement, les dispensaires ou les crèches municipales ont été à la base du socialisme municipal au tournant du XIXe siècle, puis se sont généralisés à toutes les communes, et après eux les régies de transport et de distribution d’eau ou de gestion des déchets, ces régies de re-production, de distribution et de réparation seront l’armature de l’écologisme municipal du XXIe siècle et, ce faisant, de la nouvelle société écologique.

Bref, les territoires périphériques seront les nouveaux pôles d’attractivité économique. C’est là que se créera l’emploi. Les conséquences sociales, culturelles, politiques seront immenses, puisque l’absence d’activité était justement, depuis des dizaines d’années, l’une de leurs caractéristiques principales et l’une des raisons de leur déchéance, jusqu’à les plonger pour certains au bord de l’abîme, de la ghettoïsation ou de la dislocation sociale. Il s’agit là de perspectives concrètes et valorisantes pour des populations qui craignent une fois de plus d’être les perdantes d’une nouvelle transformation du modèle économique, comme elles l’ont été de l’effondrement du modèle industriel depuis les années 1970. Des exemples de cette nouvelle économie sont déjà là : relocalisation avec la nouvelle usine textile FashionCube Center Denim de Neuville-en-Ferrain, en périphérie de Tourcoing ; réparation avec le Garage moderne de Bordeaux, cofondé par une personne sans-papiers ; garage solidaire de Nogent-sur-Oise, créé par un jeune mécanicien qui œuvrait « à la sauvage », en pied d’immeuble d’une cité voisine ; recyclage au sein de l’usine du Relais de Chanteloup-les-Vignes, ville du film La Haine, où Emmaüs emploie plus de 130 personnes.

Pour autant, on ne réindustrialisera pas la société française à la manière de ce qui se faisait au cœur des Trente Glorieuses : si quelques grandes unités industrielles naguère délocalisées reviennent, elles le feront au profit d’usines quasi dépourvues de travailleurs – car s’il y a un grand remplacement, c’est celui de l’homme par la machine. Cette réalité se replacera bien sûr au sein d’une réflexion sur la refondation des modes de production des biens afin de les rendre réparables ; elle est le pilier d’une relocalisation partielle de la production et de la « démondialisation ». En cela, elle n’est pas une activité en marge du système économique. Elle en est le cœur. Enfin, cette transformation conférera une conscience écologique à des populations qui s’en disent souvent éloignées malgré elles. Une conscience qui ne peut être fondée que sur les conditions d’existence réelles.

« Tant que l’écologie ne répondra pas aux besoins élémentaires des peuples, elle ne pourra être majoritaire. »

C’est-à-dire, en dernier ressort, un revenu et des solidarités effectives liés à un emploi dans ce secteur, tout comme la « conscience de classe » ouvrière était pour beaucoup liée aux conditions de vie concrètes des ouvriers et aux solidarités qui en découlaient – bourses du travail, syndicats, sociétés de secours mutuels, coopératives, associations d’éducation populaire… Elle permettra à des populations de renouer avec les pratiques de sobriété, celles que l’ensemble de la société devra observer, alors que ces pratiques étaient naguère, avant l’acculturation par la société de consommation, la base de leur quotidien. Ainsi, remettre le peuple au centre de la transition écologique, c’est à la fois garantir le bon déploiement de celle-ci mais aussi retrouver ce qui « fait société » entre ces différentes populations et territoires que l’on considère comme « archipelisés », en leur conférant à chacun un nouveau rôle dans le système productif et dans la société française. Par la participation de chaque composante du corps social français au colossal projet qu’est la transition écologique, chacune d’elles retrouvera enfin une place, une fonction, une identité et ce, de la plus matérialiste et de la plus concrète des manières : le travail.

Ce travail, fondement de l’existence, qui est l’une des composantes essentielles de l’identité des individus, mais aussi des groupes sociaux et de leur conscience. De nouvelles identités collectives se constitueront dans ces nouveaux groupes sociaux, mettant un terme à une forme d’indétermination collective de la société actuelle, « moyennisée », qui crée tant de troubles et d’identités malheureuses. On ne reviendra certes pas aux identités de classe de naguère, bourgeoise, ouvrière ou paysanne. Mais les catégories aujourd’hui marginalisées retrouveront une place au sein d’un corps social plus cohérent et inclusif. Tant que l’écologie ne répondra pas à ces besoins élémentaires des peuples, elle ne pourra être majoritaire, ni gouverner et encore moins mener la vitale transition écologique. On peut même dire que si elle ne répond pas à la nécessité de réunifier les couches populaires et de les associer à sa transition, l’écologie contribuera à accroître les fossés entre ces populations et à créer des clivages qui deviendront de plus en plus abrasifs. Les conflits ne se traduiront plus alors seulement sous forme d’oppositions politiques, mais sous forme de violences envers les institutions ainsi qu’entre les divers groupes sociaux.


1  Le « peuple » s’entend ici comme l’ensemble des citoyens qui n’appartiennent pas aux classes dirigeantes ou « sachantes » (intelligentsia): couches populaires et « classes moyennes », quel que soit leur métier (ouvriers, employés, paysans, artisans, commerçants, mais aussi précaires).

Les élections municipales de 2020 ont ainsi offert plusieurs mairies de grandes ou moyennes villes à EELV, notamment grâce au vote des centres-villes bourgeois, « bobos » ou gentrifiés, vidés de leurs classes populaires. Celles-ci, exclues vers les périphéries en raison de l’augmentation des prix de l’immobilier, souhaitant par ailleurs accéder au rêve pavillonnaire et à d’autres signes extérieurs de réussite sociale : maison, voiture, (micro-)entreprise, voire piscine… soit le cauchemar écologiste !

Encore faudra-t-il s’entendre sur ce que les uns et les autres mettent derrière : on peut gager que les libéraux y voient surtout une manière de coordonner par le triptyque « incitation-­ taxation-législation » l’action des grands groupes industriels aux pouvoirs renforcés, loin de la socialisation des moyens de production ou des plans quinquennaux. Alors que la prise de participation publique ou la nationalisation d’entreprises des domaines de la « seconde main » (Blablacar, Back Market, Vinted, Leboncoin…) doit s’envisager, pour en orienter les stratégies.

 Puisque l’on constate enfin que les coûts de transport, de stockage et même de marketing sont moins élevés, sans même parler des risques dus à l’allongement voire aux ruptures des « chaînes de valeur » ainsi qu’aux risques « de qualité ».

7 Il faudra aussi procéder de la sorte en matière d’énergies renouvelables (éolien, solaire/photovoltaïque et hydroélectricité). Les modèles scandinave et allemand montrent que des productions locales, sur de petites unités échappant au gigantisme industriel, sont demandées par les populations, a fortiori lorsqu’elles participent à leur fabrication voire quand elles en sont les copropriétaires. La transition écologique repose donc bien sur les TPE et PME que la loi doit favoriser par des Small Business Act comme aux États-Unis.

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