Ils abandonnent leurs rêves de construire des fusées pour travailler dans l’associatif. Ils lâchent leur carrière dans l’industrie, écrivent des tribunes technocritiques et manifestent sur leur campus. Ils sont ingénieurs, encore étudiants ou fraîchement diplômés, et ils s’engagent pour l’écologie après avoir pris conscience, plus ou moins brutalement, de l’ampleur de la crise. Combien sont-ils ? Les données manquent pour évaluer l’ampleur du phénomène, mais les signes se multiplient. Ces jeunes ingénieurs en rupture sont de plus en plus nombreux et visibles.
Dernière illustration début 2021, à Thiverval-Grignon (Yvelines), où le campus d’AgroParisTech, la plus prestigieuse école d’agronomie du pays, a été bloqué trois semaines par des étudiants de première année. Le site et ses 290 hectares de forêt et de terres agricoles doivent être vendus, mais un groupe d’étudiants craignant une bétonisation du paysage – et déçus de n’avoir pas été écoutés jusqu’ici – organisent mi-mars une assemblée générale. « Jusqu’au dernier moment, on a pensé que la majorité ne voterait pas le blocage », se rappelle Elsa, 21 ans, l’une des meneuses. Résultat : 70 % d’approbation, et un blocage renouvelé jusqu’à début avril.
S’ils n’ont pas pu annuler la vente de ce haut lieu de l’agronomie française, les étudiants poursuivent le combat pour avoir un droit de regard sur le devenir du site et préserver ses terres, via l’association Cercle (Construisons ensemble une réflexion collective et étudiante), créée après la levée du blocus et présidée par Elsa. Sa camarade, Aurianne, 20 ans, voulait travailler pour le ministère de la Transition écologique, mais préférerait dorénavant « devenir juriste de l’environnement pour aider les ZAD ». Dans leur promotion, les vocations changent, l’industrie agro-alimentaire attire moins. Les deux étudiantes voient le nombre de flexitariens et de végétariens augmenter d’année en année chez les apprentis agronomes, ce qui n’est pas sans provoquer certains « clashs » avec les professeurs au sujet de la viande et de l’élevage.
Désaveu des entreprises polluantes
Les signes d’une prise de conscience écologique des ingénieurs ne se limitent pas au flexitarisme. Ange, 23 ans, élève en aéronautique à l’ISAE-Supaéro, à Toulouse, remarque qu’en trois ans, l’association écologiste de son école est passée de 3 à 30 membres. Avec d’autres étudiants en aéronautique, il a rédigé en mai 2020 une tribune appelant à la réduction du trafic aérien. Signé par 700 étudiants, le texte avance que « le progrès technique ne peut, à lui seul, permettre la réduction des émissions de gaz à effet de serre du secteur aérien ». L’un des co-rédacteurs, Nicolas, 24 ans, détecte une « tendance de fond chez les jeunes ingénieurs, qui sont en demande d’un rôle plus politique ». Il y a cinq ou dix ans, estime-t-il, une telle tribune n’aurait jamais vu le jour. Les deux étudiants ont abandonné l’idée de construire des avions ou des fusées : Ange se réoriente dans les réseaux électriques et Nicolas se verrait bien travailler dans le domaine associatif ou dans un think tank. Un troisième rédacteur, Gwendal, 22 ans, de l’École nationale de l’aviation civile, fait son stage à la SNCF et « évite désormais de prendre l’avion ».
Cette prise de conscience collective a fait irruption dans les médias lorsque plus de 30 000 étudiants de grandes écoles ont signé un « manifeste pour un réveil écologique », publié en septembre 2018. Rédigé par des élèves d’HEC, de l’ENS Ulm et des écoles d’ingénieurs CentraleSupélec, AgroParisTech et Polytechnique, le texte a valeur d’avertissement pour les entreprises : « À quoi cela rime-t-il de se déplacer à vélo, quand on travaille par ailleurs pour une entreprise dont l’activité contribue à l’accélération du changement climatique ou de l’épuisement des ressources ? » Pour Nicolas, « les entreprises sont confrontées à des limites techniques qui rendent leur activité incompatible avec un monde à + 2 °C, donc elles perdent en attractivité ». Il remarque que même le fleuron de l’aéronautique Safran doit désormais se livrer à des campagnes de communication dans les écoles afin de recruter. Dans les hautes sphères, le problème est connu : en octobre 2019, le PDG de Total, Patrick Pouyanné, expliquait lors d’une conférence à Londres que sa « principale peur » concernait la capacité de son groupe à « attirer les talents » et que « la plupart des ingénieurs qui rejoignent Total veulent travailler dans les énergies renouvelables ». Quelques mois plus tard, des élèves de Polytechnique ont commencé à se mobiliser contre l’implantation d’un centre de recherche de Total en plein milieu de leur campus.
Révolution technocritique
Devenu un collectif pérenne, « Pour un réveil écologique » propose aux étudiants des guides pour choisir un emploi ou une formation conforme à leurs convictions écologistes. Ils échangent également avec des écoles et des entreprises afin qu’elles améliorent leur offre de formations ou d’emplois. Pour Antoine, un membre du collectif âgé de 27 ans, ces initiatives sont une réponse au « paradoxe » qui touche les ingénieurs : « On nous fait comprendre à travers notre formation que le progrès technique est forcément bon pour la société, mais on constate que ce n’est pas toujours le cas », juge le diplômé des Arts et Métiers. Lui aussi voulait « lancer des fusées » mais a fini par travailler dans le service public hospitalier, puis dans un organisme de mesure de qualité de l’air.
Certains de ses camarades de promo ont poussé la reconversion plus loin, dit-il. L’un est devenu brasseur, un autre s’est fait prêtre. « L’ingénieur du XXIe siècle n’est plus celui du XIXe ou du début du XXe siècle, souvent saint-simonien, qui se représentait comme un agent du progrès technique et humain », explique l’historien des sciences Konstantinos Chatzis, qui donne des cours aux élèves de l’École des Ponts ParisTech. Mais cette critique de la technique par les ingénieurs n’est pas si récente : « À partir de 1968, on entend déjà quelques ingénieurs dire que la technique n’est pas neutre, mais politique. Et dès les années 1970 aux États-Unis, on demande aux ingénieurs de prendre en compte les éventuels dégâts sociaux liés au développement. » À la même époque, en Europe, le philosophe technocritique Ivan Illich dénonce la « société technicienne » et écrit que « l’homme est maintenant le jouet des savants, des ingénieurs et des planificateurs ». Mais il faut attendre les années 1990-2000 pour qu’une remise en question du rôle des ingénieurs émerge en France, poursuit Konstantinos Chatzis. Depuis, le phénomène s’accélère : « Le consensus social sur la technique se fissure dans la société, et l’ingénieur fait partie de la société. Il devient donc plus écologiste lui-même, et la société lui demande de l’être. »
« Janco » et Bihouix, ingénieurs-prophètes
Outre cette évolution sociétale, une personnalité semble avoir joué un rôle crucial dans la prise de conscience écologique des ingénieurs français : Jean-Marc Jancovici. Ce polytechnicien multi-casquettes enseigne aux Mines, donne des conférences de vulgarisation, dirige le cabinet de conseil Carbone 4 et préside le think tank The Shift Project, qui vise à décarboner l’économie. Rares sont les jeunes ingénieurs conscientisés à l’écologie qui n’ont pas regardé les vidéos des cours et interventions de « Janco ». Celles-ci cumulent des millions de vues sur Youtube. « C’est un ingénieur qui parle le langage des ingénieurs, il rend compréhensible un problème global en recollant ensemble tous les éléments », note Damien Amichaud, qui travaille désormais pour le Shift Project après un début de carrière dans l’industrie automobile. Son think tank et son cabinet Carbone 4 embauchent quelques dizaines d’ingénieurs. Surtout, des milliers d’ingénieurs contribuent bénévolement aux travaux du Shift Project à travers l’association des « Shifters ». En quatre ans, 11 000 personnes s’y sont inscrites, dont une moitié d’ingénieurs.
« Un écosystème est en train d’émerger, mais tous les ingénieurs ne peuvent pas travailler pour le Shift et Carbone 4 », nuance Sophie Baudelet. Âgée de 26 ans, elle n’a pas voulu poursuivre ses études d’ingénierie biomédicale et a contribué en 2017 à la création du collectif « Ingénieur·es engagé·es », dont le groupe Facebook compte plus de 13 000 membres. Contrairement à beaucoup d’ingénieurs en quête de sens, elle a abandonné l’idée de changer les choses de l’intérieur : « Une grosse entreprise, c’est un paquebot : on peut se casser les dents à espérer lui faire prendre une direction vaguement différente, mais tant qu’on n’est pas au gouvernail, c’est peine perdue ! » Sophie estime que les ingénieurs ne pourront pas changer la donne « tant que le politique n’organisera pas la décroissance de certains secteurs ».
Désormais au RSA, elle s’attelle via l’association OseOns à fédérer les nombreuses initiatives liées au mouvement des low-tech, ces techniques simples et écologiques, popularisées en France par un autre ingénieur qui a connu une certaine célébrité, le centralien Philippe Bihouix. Alternatives aux solutions high-tech censées résoudre les problèmes générés par le progrès technique, ces « basses technologies » constituent pour les ingénieurs en rupture une échappatoire plus radicale et plus risquée financièrement qu’une simple reconversion. Concluant sur un ton optimiste son dernier ouvrage, Le bonheur était pour demain (Seuil, 2019), Philippe Bihouix a d’ailleurs inscrit cette phrase de Soljenitsyne en exergue de l’avant-dernier chapitre : « Un ingénieur ne peut pas collaborer à une entreprise absurde. »
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