Agro-écologie

Évelyne Moinet : en défense du cormier, arbre fruitier oublié

Photos : Matthieu Le Goff

Évelyne Moinet et son association de passionnés de botanique s’activent depuis le Perche sarthois pour réhabiliter un des plus vieux arbres fruitiers, le cormier. Cette essence mythique de la société rurale, aujourd’hui rare et méconnue, s’avère prometteuse pour la transition agro-écologique.

Après un virage à l’ombre d’un petit bois, Évelyne gare la voiture au bord de la route. Derrière un hangar en tôle abritant de grosses bottes de paille, le bocage s’étire paisiblement sous un ciel cotonneux. Pas âme qui vive à l’horizon. Évelyne se met soudainement à parler à voix basse et se dirige à pas de loup vers un grand arbre sur un talus touffu de l’autre côté de la route. Derrière la haie, on distingue une vieille maison percheronne abandonnée. « Mais pourquoi chuchoter, Évelyne ? »

Article issu de notre numéro 64 « Peut-on échapper à l'emprise numérique ? ». En kiosque, librairie et sur notre boutique.

Elle s’arrête net, réfléchit un instant. « On rentre sur un terrain privé, enfin ! » élude-t-elle avec un faux air de reproche et un large sourire aux lèvres. On dirait plutôt que c’est l’excitation qui monte, un artifice pour retrouver le frisson des premières fois et se mettre dans l’ambiance. C’est que l’objet de notre affût ne risque pas de déguerpir, puisqu’il s’agit d’un arbre, un vénérable cormier au calme dans sa haie depuis plus d’un siècle. On s’exécute poliment, trop contents qu’Évelyne rejoue pour nous dans les règles de l’art une de ces prospections naturalistes qu’elle a menées tant de fois avec ses amis. Elle s’enfonce gaiement dans les herbes hautes, se glisse sous quelques branches basses et lâche un cri de joie : « Oh la chance, il y a déjà des fleurs ! »

À la recherche du cormier perdu

N’allez pas croire qu’on a obtenu ce rendez-vous avec Évelyne en un claquement de doigts. Il a fallu batailler avant d’arracher un créneau. Et pour cause, elle est débordée depuis que le travail de fourmi qu’elle mène autour de cet arbre a rencontré un écho inattendu. Tout a commencé dans les années 1990, quand les membres de l’association à laquelle appartient Évelyne décident de lancer un inventaire des arbres remarquables de la Sarthe. Très vite, une singularité attire leur attention. Le nom « cormier » correspond à la fois à un arbre, à un patronyme répandu dans le département et au nom de nombreuses localités des environs.

Férue d’ethnobotanique et grande lectrice du pionnier de la discipline, Pierre Lieutaghi, Évelyne entreprend alors avec ses compères une enquête sur la mémoire orale associée au cormier, en se rendant dans les comices et fêtes agricoles du coin. Ils y tiennent un stand pour présenter leurs recherches. L’accueil est enthousiaste auprès des anciens. Ces derniers donnent spontanément les emplacements où, à leur connaissance, on peut encore trouver des cormiers historiques.

Cet arbre est devenu une rareté dans nos campagnes, alors même qu’il a figuré pendant plusieurs millénaires parmi les essences les plus prisées et respectées de la civilisation rurale.

S’ensuivent pour les enquêteurs des sessions de prospection pour retrouver les arbres en question. Une méthode est mise au point : labourer la campagne selon les indications récoltées lors des fêtes, frapper aux portes des fermes pour affiner les renseignements et, quand le vénérable est localisé, dresser une fiche d’identité incluant une localisation précise, une description détaillée et une photographie. Résultat des courses : une dizaine d’années de travail et un épais classeur de 600 fiches de cormiers.

Sous l’arbre, Évelyne sort de sa contemplation, le nez en l’air et la main en visière. En bonne pédagogue, elle saisit une branche basse et détaille ses observations : « Le cormier fait partie de la famille des rosacées, comme le pommier, l’aubépine, le rosier, etc. La fleur avec ses cinq pétales est caractéristique de cette famille. Son gros bourgeon est brun et visqueux. »

La coqueluche des réseaux naturalistes

En posant la main sur l’écorce du tronc, recouverte d’écailles rectangulaires typiques, on doit bien avouer une certaine émotion. Cet arbre est devenu une rareté dans nos campagnes, alors même qu’il a figuré pendant plusieurs millénaires parmi les essences les plus prisées et respectées de la civilisation rurale. On trouve des illustrations de son beau ramage orné de petits fruits rouge vif sur des documents vieux de plusieurs siècles. Sur les réseaux sociaux, il fédère une communauté d’adeptes qui s’échangent passionnément des essais de recettes à partir de ses fruits, des spécimens remarquables dûment géolocalisés, des gravures anciennes et des observations diverses et variées.


Évelyne, elle, poursuit sa leçon de botanique : « Son nom scientifique est Sorbus domestica. “Service tree” en anglais, ça dit tout. Il était essentiel dans l’économie rurale, en tant qu’arbre de subsistance. On le cultivait avec soin pour ses fruits et son bois d’exception. » Avec les fruits, qui ressemblent à des petites poires appelées cormes, les paysans produisaient du « cormé », une sorte de cidre en plus alcoolisé, et la fermentation des fruits dans de l’eau permettait aussi d’aseptiser cette dernière pour la rendre potable. Évelyne précise : « Ici, l’eau courante est arrivée en 1950. » Le bois, facile à travailler et pourtant dur et robuste, était utilisé pour les outils paysans, les dents des moulins ou encore les vis des pressoirs. « Dans le catalogue Manufrance de 1967, les rabots en cormier sont encore proposés, bien plus chers que les autres ! »

« Il n’existe pas de cormeraies »

En parcourant les routes à la recherche du cormier, nous avons envie de comprendre pourquoi cet arbre merveilleux est tombé dans l’oubli. « À la fin du XIXe siècle, la culture du pommier et du poirier qui produisent des fruits beaucoup plus rapidement a supplanté celle, ancestrale, du cormier, de croissance lente. Ici, les anciens disaient : “Le cormier, 100 ans à venir, 100 ans à rester, 100 ans à s’en aller...” » Une autre saillie d’Évelyne a retenu notre attention, tant elle est révélatrice de l’inadaptation radicale du cormier au monde moderne : « Il n’existe pas de cormeraies. » Cette essence ne tolère pas une trop grande proximité de ses semblables. Autrement dit, pas d’industrialisation possible.

L’arbre a progressivement disparu, et la connaissance de ses qualités s’est perdue. « Le cormier était planté dans les haies, ou isolé près d’une habitation. Mais durant l’inventaire, on a trouvé certains cormiers au beau milieu de grands champs. En enquêtant, on s’est rendu compte que durant le remembrement, certains paysans ont dit : “Ok pour virer la haie, mais pas touche au cormier !” Par respect de la tradition, parce que c’était un arbre-ressource, parce qu’il fallait respecter la parole des anciens, qui portaient l’arbre en très haute estime », raconte Évelyne en garant la voiture devant l’entrée d’une ferme.

Un faux-fond dans le paysage

Des poules s’égayent dans une cour boueuse, un tracteur rouillé roupille et des vaches l’imitent dans une grange vermoulue. Un molosse déboule, saute les deux pattes en avant dans la fenêtre d’Évelyne. Les risques du métier. Une vieille femme en tablier de travail crie après le chien et fait un geste de loin. « C’est le Perche profond ! », dit Évelyne avec un clin d’œil. Sans demander son reste, elle nous invite à la suivre dans un chemin ombragé d’une largeur inhabituelle entre deux talus. « Ce chemin doit dater du Néolithique. Il longe ce champ qui est délimité par quatre cormiers de plusieurs centaines d’années. On utilisait aussi cette essence à croissance lente et grande longévité pour marquer la propriété. C’est l’aïeul de la ferme d’à côté qui nous a raconté tout ça. »


À mesure que l’on s’enfonce dans la pénombre sous les grands arbres, au milieu des trognes millénaires, l’impression qu’Évelyne nous mène à l’entrée secrète d’un monde parallèle et mystérieux, grandit. On foule ce vieux chemin épargné par le remembrement et l’âge industriel comme on remonterait un couloir du temps. Nous arrivons à une intersection, devant un tronc imposant qui se perd dans les frondaisons. Avec son mètre, Évelyne entreprend de prendre les mensurations du vétéran du bocage. Elle l’enlace de ses deux bras, tente d’attraper l’autre bout de son mètre, manque de trébucher : 241 centimètres, soit à peu près 400 ans. Évelyne, pensive : « Tu te rends compte de l’épaisseur que ça donne au paysage… Cet arbre a été planté par quelqu’un, et pas pour lui, pour les générations à venir. »

Les promesses de l’arbre

Devant le jus de pommes, Évelyne reprend le fil de l’aventure. « En 2009, notre “Traité du cormier” a rencontré un succès vraiment inattendu dans la Sarthe, en France et même à l’étranger. J’ai commencé à recevoir plein de courriers dont je ne savais pas trop quoi faire. C’est la rencontre avec Vitek, un Tchèque également passionné, qui a relancé la machine. » En 2017, une association est créée, Cormier Sorbus domestica. En 2021, pendant le confinement, l’internationale des « cormistes » se structure. L’association est contactée par un scientifique, Yves Caraglio, et une généticienne des arbres, Caroline Scotti. Ils ont dans l’idée de répondre à un appel à projets lancé par l’Ademe afin de mettre en place une démarche de co-construction de connaissances.


Associer chercheurs et société civile afin de mener des recherches sur le cormier comme arbre utile à la transition agro-écologique. « C’était exactement l’objet de notre association ! » se réjouit Évelyne. « Cet arbre est originaire du pourtour méditerranéen, il résiste bien à la sécheresse et n’a pas besoin de beaucoup d’eau pour se développer. Par ailleurs, sa racine pivotante fait qu’il ne gêne pas les plantes qui poussent autour de lui et son feuillage léger ne leur fait pas d’ombre... » Sans parler des recettes à redécouvrir à base de cormes. Une poignée de cidriculteurs se sont aussi lancés dans la redécouverte du cormé. Quelques jours plus tôt, une réunion publique s’est tenue à Saint-Aubin-du-Cormier, en Ille-et-Vilaine.

Un franc succès, plein de promesses pour le projet baptisé C3R, pour Réseau, Ressource et Résilience d’un arbre oublié au service de la transition agro-écologique. Évelyne sort toute sa collection d’objets en bois de cormier et résume : « Le bois de cormier, il est beau, il est rare, il est doux, il raconte des histoires. » Alors qu’on a pris congé et qu’on jette un dernier regard depuis la voiture sur les fruitiers en fleurs du jardin d’Évelyne, on l’aperçoit dans le rétroviseur qui court dans l’allée en faisant des grands gestes : « J’ai oublié de vous donner un pot de notre confiture de cormes, vous me direz ce que vous en pensez ! » 

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