« Ce n’est pas un procès politique, lance le procureur de la République à la cour du Tribunal de grande instance de Bar-Le-Duc. Vous ne jugez pas des militants politiques mais des prévenus. » Sa voix est couverte par les chants anti-nucléaires des soutiens aux prévenus amassés sous les fenêtres. « Il n’y aura pas de politique dans ce prétoire », répète Sofian Saboulard, façon méthode Coué. Le procès de Bure qui a eu lieu les trois premiers jours de juin était pourtant celui de sept opposants à l’installation d’un site d'enfouissement de déchets nucléaires à Bure – un combat qui occupe riverains et activistes depuis plus de 30 ans. Convoqués pour association de malfaiteurs, les sept suspects et leur entourage subissent depuis 2018 une surveillance digne de redoutables ennemis d’État : « 85 000 conversations téléphoniques et messages interceptés », « l'équivalent de seize ans d’écoutes téléphoniques cumulées », « 25 perquisitions et scellés saisis par la direction générale de la sécurité intérieure », égraine la défense, dépositaire d’un dossier d’instruction de plus de 21 000 pages.
« Le procès de Bure est symptomatique de la répression militante aujourd’hui », atteste Vanessa Codaccioni, historienne et politologue spécialiste de la justice pénale. Criminaliser, dépolitiser, isoler : trois verbes qui résument, selon la chercheuse, la stratégie judiciaire à l’œuvre. Criminaliser, par l’usage de lois d’exception anti-terroristes, adoptées dans un contexte d’urgence et qui permettent ensuite une répression élargie, au-delà du contexte originel qui justifiait la loi : perquisitions, détentions provisoires, pénalisation de l’intention (usage de motifs tels que le « groupement en vue de…», ou association de malfaiteurs, comme à Bure). Dépolitiser, par des chefs d‘accusation dissociés de leur contexte : « les délits politiques ne sont pas reconnus comme tels, explique Vanessa Codaccioni. Les prévenus sont réduits à des individus violents qui dégradent des biens sans aucune prise en considération du fond ». Individualiser enfin, en faisant abstraction du caractère collectif des actions (occupations, manifestations…) lors du jugement des prévenus.
Une analyse que partage l’une des avocates des antinucléaires au procès de Bure, Alice Becker : « Ils sont interpellés dans un cadre collectif, on est rarement seul en manif. Mais pour décider d’une peine, les juges accordent beaucoup d’importance au profil : qui est chômeur, étudiant, au RSA, sans papier, qui a un casier… une personnalisation de la militance qui acte une distinction sociale entre les prévenus ».
Lois scélérates, des anarchistes du XIXe siècle aux Gilets jaunes
Cette triple peine qui sabote le militantisme n’est ni cantonnée à la répression des anti-nucléaires de Bure, ni même inédite dans l’histoire. Raphaël Kempf, également présent au prétoire les premiers jours de juin à Bar-le-Duc, remonte aux origines de ces pratiques juridiques dans son ouvrage Ennemis d’État. Les lois scélérates, des anarchistes aux terroristes (La Fabrique, 2019). Dès 1893, plusieurs lois sont votées par le Parlement, « prétendument pour faire face à une vague d'attentats anarchistes », écrit l’avocat. Une conjoncture qui lui rappelle la nôtre, en ce que la lutte contre le terrorisme y sert de prétexte à une politique d’incarcération et de censure systématique de tous ceux qui professent une opinion anarchiste (ou perçue comme telle). « Sous prétexte de faits délictueux — manifestations se transformant en attroupement, pillage et casse de la part du "black bloc" —, on désigne des courants d’idées et d’engagement comme attentatoires à la sûreté et à l’ordre public », développe-t-il. Après les anarchistes de la fin du XIXe, vinrent les communistes des années 1920, puis les indépendantistes algériens dans les années 1960.
Si les scélératesses législatives existent depuis des siècles, pourquoi en parler aujourd'hui ? Vanessa Codaccioni observe une résurgence de leur usage depuis 2006 en France, lors des mouvements sociaux contre la loi CPE (contrat première embauche). Et, plus largement, en Europe avec l’apparition du black bloc « rapidement assimilé à un groupe terroriste à réprimer sévèrement », et ce de manière préventive — d’où l’usage d’expressions telles qu’ « association de malfaiteurs » (qu’on retrouve parmi les chefs d’accusation des antinucléaires de Bure), ou encore « groupement en vue de commettre des dégradations ».
Sortez couverts : éducation populaire et conseils anti-rep'
La répression des militants prend une autre envergure avec l’avènement du mouvement des Gilets jaunes, à partir de novembre 2018 : chaque week-end les gardés à vue se comptent alors par dizaines, avant même le départ des manifestations, souvent jugés en comparution immédiate. « Au cours de chaque vague de mouvements sociaux, la comparution immédiate est utilisée systématiquement et à outrance. On ne peut pas faire comme si ce n’était pas un choix politique », dénonce Maître Becker.
D’autant que, dans le cas des Gilets jaunes, le manque d’expérience militante était criant. Avant que des conseils anti-répression ne soient largement propagés, les Gilets jaunes n’étaient pas du tout habitués au tribunal et faisaient une « confiance aveugle à la police ». L’avocate se remémore certains, qui, gardés à vue pour simple possession de sérum physiologique, étaient « tellement abasourdis de se retrouver dans cette position qu’ils voulaient absolument défendre le bien-fondé de leur présence dans la rue, essayant de convaincre les policiers de rejoindre le mouvement des Gilets jaunes. Et qui donc parlaient beaucoup, subissaient un usage détourné de leurs mots qui leur portait préjudice ».
Extrait du fascicule "Sortez couvert.e.s ! " distribué par la coordination anti-répression.
Face à cette criminalisation croissante des mouvements sociaux et à l'avènement d’un corps militant ne disposant pas forcément de la protection d’un parti ou syndicat, fleurissent partout en France des organisations dédiées à l'anti-répression et à la défense collective. « Après Nuit debout on a commencé à se dire qu’il fallait une structure pérenne : les mouvements sociaux s’amplifiaient, la répression s’aggravait… », raconte Amparo, de la coordination contre la répression à Paris au micro de Fréquence Paris Plurielle. « On se réunit toutes les semaines depuis ce moment-là. »
Leurs réunions sont ouvertes à tous : certains y viennent pour demander de l’aide suite à une interaction avec les forces de l’ordre, d’autres pour parler plus globalement de la répression. Si les membres du collectif ne sont pas juristes de formation, ils s’éduquent entre eux et produisent des brochures et tracts qui circulent de main en main et sur les pages internet des sites militants, dans les boucles Telegram avant les manifestations. Sur les fascicules, on trouve le numéro de la legal team à contacter en cas d’arrestation, des conseils pour parer à toute éventualité : ce que la police a ou non le droit de faire lors d’un contrôle d’identité, que dire et ne pas dire au cours d’une garde à vue, qu’advient-il à l’issue de celle-ci… et enfin, quelques principes de défense collective. « La justice écarte toute défense commune, concertée et politique. La réponse doit être large, auto-organisée et réinvestie par toutes et tous sans la réserver aux spécialistes, militant·e·s ou avocat·e·s. », peut-on lire sur ces documents largement distribués.
La défense collective, « une chaîne de soutien de l’avant-interpellation jusqu’à la sortie de prison »
Le concept de défense collective, solidaire et auto-organisée tel qu’exposé par les collectifs inclut diverses méthodes et strates d’action qui tendent à « créer une chaîne de soutien de l‘avant-interpellation jusqu‘à la sortie de prison », résume un communiqué de la coordination parisienne. Au plus proche de ceux susceptibles d’être exposés aux forces de l'ordre, des coordinations anti-répression qui composent un réseau d’autodéfense juridique collective et revendiquent deux ambitions : « fournir à tout le monde les armes pour se défendre : un·e bon·ne avocat·e, des conseils juridiques, la possibilité de discuter des procédures et d’organiser une défense collective avec d’autres militant·e·s. La seconde est de supprimer au moins une des dimensions de la répression : le fric. » Les legal teams, équipes réduites issues de ces coordinations, font aussi en sorte d’être présents devant les commissariats. « Quand une personne sort d’une garde à vue, elle n'a pas d’argent, pas de téléphone, elle est éreintée… le fait que d’autres soient venus pour la soutenir, c’est, concrètement et symboliquement, ne pas isolé face à la répression », commente l’avocate Alice Becker.
La défense collective ne se résume pas à l’éducation populaire anti-répressive, ni à la collectivisation des frais d’avocats. Ces avocats eux-mêmes, réunis en collectifs et disponibles auprès des legal teams des coordinations, expérimentent dans le prétoire des plaidoiries peu ordinaires, au cours desquels tous les avocats défendent tous les prévenus. Vanessa Codaccioni, présente au procès de Bure comme témoin de la défense, résume : « par la défense collective qu’ils mènent, les avocats ressoudent le corps militant divisé par le système judiciaire : c’est un acte de résistance ».
Une défense qui politise le prétoire
À Bar-le-duc, parmi les robes noires côté office de jugement, on retrouve notamment Raphaël Kempf et Alice Becker, qui raconte : « Lors de ce procès, la défense a réussi à mener car nous étions en nombre. Les réunions stratégiques avec les prévenus et la legal team ont permis de rendre le procès collectif et politique ». La stratégie impliquait notamment de ne pas parler du profil des individus, ce qui aurait pu mettre en exergue les différences de parcours.
« Les prévenus ont souhaité garder le silence, un silence politique », ajoute l’avocate. Un silence comblé par les robes noires qui n’ont eu de cesse de rappeler le contexte militant des délits, commis par conviction d’une lutte légitime contre le nucléaire. « Contextualiser, c’est un petit acte politique », admet Alice Becker. Si cette dernière doute que leurs méthodes aient une incidence sur la politique générale du parquet, Vanessa Codaccioni semble assurée que « les pouvoirs publics craignent ces procès collectifs et politiques, qui marquent les esprits et décrédibilisent le pouvoir, et font tout pour éviter ces moments ». Cette pensée d‘une défense mise en commun, qui chemine de l‘échange de savoirs autour de la répression jusqu‘au procès, ne permet pas à coup sûr d‘amoindrir la criminalisation judiciaire des militants. Mais, là où la justice isole, la défense collectivise. Et remet la politique au cœur du prétoire.
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