Si l’Australie est habituée aux feux de forêt, ceux de 2019-2020 ont marqué à jamais les esprits. Plus de trois milliards d’êtres vivants ont péri dans les flammes, tandis que 24 millions d’hectares de terres sont partis en fumée au cours de cet été caniculaire et sec. Le gouvernement au pouvoir, mené alors par le conservateur Scott Morrison, cache à peine son climato-négationnisme : mis à part quelques investissements dans le matériel des pompiers et des formations au brûlage auprès de communautés aborigènes, l’île-continent s’en est tenu au minimum syndical pour contrer cette catastrophe climatique, pourtant amenée à se banaliser.
Option privilégiée par l’ancien Premier ministre, qui est aussi un fervent défenseur du charbon et de l’industrie minière : poursuivre la course à l’emploi et à la croissance tout en invoquant le caractère « naturel » de ces phénomènes destructeurs. Il est vrai que l’Australie, de par sa flore et son climat, est sujette aux incendies saisonniers. Xavier Pons, professeur et directeur de l'équipe de recherches Cultures anglo-saxonnes à l'Université Toulouse le Mirail, prend l’exemple des eucalyptus, un arbre abondant sur le territoire australien et qui adore le feu : « ils en ont besoin pour se reproduire car leurs graines sont recouvertes d’une coque dure qui ne s’ouvre que sous l’effet d’une chaleur extrême ». Par ailleurs, les Aborigènes pratiquent le brûlage dirigé depuis des milliers d’années. « Un certain nombre de travaux démontrent l'utilité des feux de forêt pour le renouvellement des espèces, l'enrichissement des arbres et le maintien de la biodiversité, détaille Joëlle Zask, autrice de Quand la forêt brûle. Penser la nouvelle catastrophe écologique (Premier Parallèle). Loin d’être assimilés à des agents de destruction, ils sont perçus comme faisant partie des écosystèmes. » Cependant, rien n’explique la puissance du Black Summer, le méga-feu le plus ravageur de l’histoire du pays. Selon l’autrice, nous sommes même en réalité dans l’ère du Pyrocène.
L’art du trompe-l’oeil
Pour Luc Semal, auteur de Face à l'effondrement. Militer à l'ombre des catastrophes (PUF) et maître de conférences en Science politique au Muséum national d'histoire naturelle, agir implique une « pédagogie des catastrophes ». Si les décideurs ne se rendent pas compte de l’urgence à agir, à mesure que les catastrophes vont s'imposer dans notre quotidien, une prise de conscience devra émerger dans la population pour mettre fin à cette inaction. « Le problème, c'est qu'il n'y a rien de mécanique dans la pédagogie des catastrophes, elle n’est pas innée », affirme le politiste. Cet apprentissage doit se fonder sur un travail d’interprétation des phénomènes et des réponses à y apporter, révélant que ces méga-feux sont « une manifestation tangible du réchauffement climatique amenée à s’accentuer et qui réclame des réponses à la hauteur des enjeux. Réponses qui, vu l’ampleur et le rythme des changements demandés, ne peuvent pas être que technologiques : elles doivent aussi inclure une transformation sociale conduisant à un sevrage rapide des énergies fossiles. » Luc Semal reconnaît cependant que, jusque-là, d’autres interprétations et réponses ont primé, dont l’idée que c’est dans le progrès technique que l’humanité trouvera son salut, idée qui domine encore l’imaginaire du plus grand nombre.
La difficile distinction entre une catastrophe météorologique naturelle et une catastrophe liée à un dérèglement climatique d’origine anthropique constitue l’un des obstacles à une prise de conscience généralisée. Leurs similitudes amoindrissent la volonté de lutter contre elles. Joëlle Zask attribue cette méconnaissance à une triple lacune : « Il y a un défaut d'éducation, puis de communication, et enfin d'identification » des catastrophes climatiques anthropiques.
Autre facteur à prendre en compte : « le réchauffement climatique - et plus généralement la trajectoire catastrophique globale - est kaléidoscopique », précise Luc Semal. Si les catastrophes climatiques se multiplient à l’échelle locale, il n’est pas évident de les relier les unes aux autres. « Malgré l’augmentation de la fréquence et de la gravité des épisodes, il y a une forme de tranquillité à amoindrir l’urgence à agir. Une quiétude qui laisse supposer qu’il n’y a pas besoin de remettre en cause l’abondance matérielle qui est la nôtre aujourd'hui. » Le politiste observe depuis une quinzaine d’années une démarginalisation de la pensée des limites, mais pas au point d’être devenue mainstream. « On peut raisonnablement espérer qu’elle va se poursuivre mais ce n’est pas l'option la plus attirante et donc elle ne se traduit pas - encore - dans la législation. » Même les victoires notables semblent relever, pour le chercheur, du trompe-l’oeil. En témoignerait l’exemple de l’abandon de la construction de l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes : « Si cette décision est une victoire écologique, elle n’a pas été l’occasion de remettre en cause l’orientation croissanciste de la politique nationale en matière de transport aérien, au contraire c’est un trompe-l’oeil. En même temps qu’il abandonnait le projet de nouvel aéroport, le gouvernement a immédiatement annoncé son intention d’accompagner autrement la croissance du trafic aérien, notamment en agrandissant les aéroports existants. »
L’utopie du progrès continu et salvateur
Selon Luc Semal, les raisons invoquées pour ne surtout rien faire ont elles-mêmes récemment évolué. « Bien qu’il n'ait pas complètement disparu, le climato-scepticisme recule - tout du moins en France - et laisse place à un climato-quiétisme qui propose une prise de conscience en trompe-l'œil. » Le philosophe Bruno Latour parle, quant à lui, du climato-quiétisme comme d’une « folie douce » : « Les climato-quiétistes vivent [...] dans un monde parallèle, mais comme ils ont débranché toutes les alarmes aucune annonce stridente ne les force à quitter le mol oreiller du doute ». C’est le fameux règne du « on verra bien » qui s’impose alors, pavé de « solutions innovantes » à inventer – voiture électrique, avion à hydrogène, smart cities, etc.. Et si certains dégâts sont désormais irréparables, ou phénomènes destructeurs incontournables, tant pis, on « s’adaptera ».
La croyance dans un progrès technique salvateur repousse par ailleurs l’action dans un futur plus ou moins lointain, et n’en justifie que mieux l’inaction présente. « Lesdites solutions sont contre-intuitives - comme la captation et le stockage du CO2 - mais cette politique de la promesse permet au pire de disqualifier la question des limites et au mieux de tergiverser et de reporter la problématique. » Tout en masquant que le développement technique est « justement une partie du problème », estime Joëlle Zask.
L’horizon du point de bascule
La prise de conscience face aux catastrophes pourrait-elle émaner directement des citoyens ? Le « laboratoire » australien laisse présager quelque espoir. L’élection du 21 mai dernier a placé à la tête du pays Anthony Albanese et son parti travailliste, qui promettent d’insuffler une nouvelle dynamique écologiste sur l’île-continent. Cependant, quoique les Verts australiens enregistrent leur meilleur score électoral, la progression du parti n’est que de 1,45%. Un score qui n’est pas à surinterpréter. Selon Xavier Pons, « les Australiens se rendent compte que l'avenir est très incertain d’un point de vue environnemental et qu'il faut prendre des mesures pour éviter le désastre. Les méga-feux y sont pour beaucoup et le parti travailliste place ces problématiques au cœur de leur discours politique, contrairement aux Conservateurs. La progression historique des Verts est notamment liée à la multiplication des catastrophes climatiques, mais en dehors de leurs préoccupations environnementales, leur programme ne fédère pas les Australiens. C’est surtout la progression de 1,98% des Indépendants qui est révélatrice d’une volonté d’agir en matière écologique. Ce parti est majoritairement composé de femmes issues du parti libéral mais qui ont abandonné leur parti d’origine, principalement en raison de l’inaction climatique. »
Luc Semal, en s’appuyant sur l’exemple de la Convention citoyenne pour le Climat, pense qu’une nouvelle dynamique écologique peut provenir des populations malgré leurs décideurs. « Même si on peut lui faire des reproches, cette convention a permis d’aller plus loin que ce que proposaient les députés. Quand on invente des espaces propices à la délibération, les citoyens et décideurs peuvent donc être en mesure de prendre des décisions assez audacieuses. Évidemment, il faut multiplier ces espaces-là. » Mais pour le politiste, tant que le climato-quiétisme dominera, les actions peineront à émerger. « Le refus des limites se cristallise aujourd’hui dans les réticences à l’égard de la décroissance ou de la sobriété. Mais tant qu’on appellera "réalisme" ou "pragmatisme" l’idéologie pro-croissance et le refus des limites, on risque de rester dans des "prises de conscience" en trompe-l’œil. »
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