« Si nous voulons réussir, nous devons accélérer sur la protection de la biodiversité. […] À nous de faire pour notre génération et les générations qui suivent », déclarait Emmanuel Macron au sommet Climat organisé par les États-Unis en avril dernier. « 2030 est le nouveau 2050 », ajoutait l’ex-Champion de la Terre. « Horizon 2050 », « générations futures », « six degrés à la fin du siècle », « scénarios de transition »… Manifestement, tout le vocabulaire de l’action écologique institutionnelle est placé sous le signe du temps (futur). Projection, anticipation, prévision et, bien sûr, urgence d’agir compte tenu du peu de temps qu’il reste avant que le désastre en cours ne nous soit fatal. Et que dire de l’émergence fulgurante du terme d’« Anthropocène » et de ses alternatives (Capitalocène, Plantationocène, etc.) qui renvoient à des époques géologiques ? Alors même que, sous la bannière du capitalisme, le temps humain rêvait de pouvoir imposer aux milieux, espèces et cycles bio-géochimiques son hégémonie temporelle, le voilà confronté à une temporalité incommensurable, radicalement étrangère, celle de notre planète, où l’immensément court et l’infiniment long s’entrelacent dans un ballet subtil et fragile. D’une certaine manière, nous autres Modernes aurions fait la rencontre de notre planète. L’époque voudrait que cela soit un fait « inédit » dans l’histoire de Sapiens Sapiens qui, à présent, « sait qu’il ne savait pas », singularité qui donne du sens à nos luttes et confère une touche épique à nos combats. Un grand récit émerge avec l’Anthropocène : celui de l’Homme face à la planète.
Un tournant planétaire ?
Ce nouveau récit, porté par une partie des sciences humaines et sociales, postule qu’il y aurait eu, il y a quelques décennies, un planetary turn, un tournant planétaire ou géologique nous contraignant à sortir de la « globalisation », c’est-à-dire de l’abstraction globalisante, afin de « faire face à la planète ». L’intellectuelle indienne Gayatri Chakravorty Spivak nous enjoint ainsi à « remplacer le globe » (overwrite the globe) par la planète (planetary), le premier étant ce « tout vu d’en haut » et pilotable, la seconde l’entrelacement de ces altérités avec lesquelles nous cohabitons et dont nous dépendons, loin des prétentions anthropocentriques de conquête du globe. C’est la thèse d’un autre intellectuel indien, Dipesh Chakrabarty, auteur du célèbre article « Le Climat de l’histoire ». « Le global […] renvoie aux choses qui surviennent dans les horizons temporels humains » tandis que « les processus planétaires, dont ceux avec lesquels les humains ont interféré, opèrent sur diverses échelles temporelles, certaines compatibles avec les temps humains, d’autres bien plus vastes que ce que peut inclure le calcul humain ». Bien entendu, nous ne découvrons pas les phénomènes géologiques appartenant au temps long de la Terre, l’humanité ayant toujours fait l’expérience des séismes, tsunamis et autres éruptions volcaniques, pour ne citer que les plus manifestes. L’inédit de la situation résiderait en revanche dans l’émergence d’une conscience et de savoirs réflexifs avec la Terre perçue pour la première fois comme un « tout » constitué de parties interagissantes et d’échelles temporelles emboîtées. Mais cette thèse est également contestée par des chercheurs en histoire environnementale comme Serge Audier ou encore Christophe Bonneuil qui, quoique s’en inspirant, lui reproche de surestimer le caractère « inédit » de la situation actuelle – ce tournant, s’il y en a jamais eu un, serait en réalité vieux de plusieurs siècles. « Si la communauté historienne concède désormais l’existence d’une “conscience de la globalité” depuis le XVIe siècle, elle s’est refusée jusqu’ici à y reconnaître une “conscience de la planétarité” », c’est-à-dire des rapports réflexifs entre les sociétés et le tout biophysique qu’on nomme la Terre .
L’intrusion des temps de Gaïa
Que cette conscience de la planétarité soit inédite ou non, une chose semble difficilement contestable : notre rapport à la Terre, et en l’occurrence à ses temporalités, est aujourd’hui profondément bouleversé. « Percuté par l’Anthropocène, le présentisme contemporain perd son peu d’assise, en se voyant confronté à la réapparition de bornes », résume ainsi François Hartog dans Chronos. L’Occident aux prises avec le Temps (Gallimard, 2020). Par « présentisme », l’historien spécialiste des régimes d’historicité désigne ce rapport au temps qui a succédé, en Occident, au régime moderne ou futuriste, et qui se caractérise par un présent « sans présence », absolu et tyrannique, englobant le futur (qui n’est plus que l’instant d’après), et le passé, proprement oblitéré (lire notre article p. 20). Comment, en effet, continuer à croire en une histoire sans Histoire, en un présent reproductible à l’infini, alors même que surgit un temps inhumain, celui de la Terre, qui menace le fondement même de la civilisation industrielle ? « Le futur est lui aussi touché de plusieurs façons par l’Anthropocène. Tout comme il amène à rouvrir le passé en l’étendant considérablement, il oblige à faire face à un futur très éloigné. Les cinq milliards d’années à venir deviennent […] l’horizon de la géologie. Soit un temps chronos totalement impossible à convertir en temps humain : irreprésentable. » Coincée entre une histoire « homocentrique » et une histoire « zoécentrique » (relative à la vie), l’entrée dans l’Anthropocène se fait donc sur le mode de la dissonance, d’un clivage apparemment insurmontable.
L’intrusion de ce que Bruno Latour a nommé « Gaïa » dans l’histoire de nos sociétés sape donc les piliers du rapport au temps présentiste et futuriste. Elle nie le récit d’une nature inanimée, calme, suivant des rythmes réguliers et lents. Cette idée selon laquelle « la Nature ne fait pas de saut » trouve son pendant scientifique dans les théories « gradualistes », d’inspiration profondément bourgeoise . Ce n’est que récemment que les théories géologiques « ponctualistes » soutenant l’importance historique d’événements ponctuels imprévisibles et parfois cataclysmiques ont été réhabilitées, notamment sous l’influence de Stephen Jay Gould et son ouvrage Aux racines du temps (1990). Dorénavant, l’agnosticisme prévaut : on ne sait pas si ce sont les événements improbables ou les processus prévisibles qui sont le plus déterminants dans l’histoire de notre planète. Sans trancher le débat, l’entrée dans l’Anthropocène enterre de facto les représentations d’une Terre calme et prévisible : dans la période que nous vivons, les changements climatiques et les disparitions d’espèces sont ramenées à une échelle de siècles, de décennies voire d’années, et il est certain que les personnes nées à la fin du siècle dernier (dont l’auteur de ces lignes) connaîtront une dégradation significative de leurs conditions d’existence. D’une certaine façon, lorsque les temps de Gaïa se fondent dans le temps humain, les effets ne sont pas franchement désirables… Le réchauffement climatique n’est-il pas un temps géologique, chronos, qui vient se mêler aux temps des vivants et les détruit ? Ou la pandémie de Covid-19 un temps viral, incroyablement court et exponentiel, venu vampiriser les temporalités générées par les flux de la mondialisation ?
Vers un nouveau rapport au temps
Après les régimes ancien, futuriste puis présentiste esquissés par Hartog, assistons-nous à l’émergence d’un quatrième régime d’historicité ? C’est ce qu’affirme par exemple Dipesh Chakrabarty, qui parle lui de « régime d’historicité planétaire ou anthropocénique ». Reste à en saisir les contours, puisque cela suppose que l’entrée dans l’Anthropocène dessine une composition des temps radicalement nouvelle dans le cadavre de la modernité : passé, présent et futur s’agencent d’une manière inédite. Le rapport même que nous entretenons avec chacun d’entre eux, particulièrement le futur, s’en trouve transformé. « Nous ne pouvons pas continuer à croire à l’ancien futur si nous voulons avoir un avenir », résumait ainsi Bruno Latour dans Face à Gaïa. Huit conférences sur le nouveau régime climatique (La Découverte, 2015).
Et le chemin n’est pas dépourvu d’embûches. « Sauver le futur » ou l’espérance d’un monde vivable mobilise aujourd’hui le lexique du présentisme : l’urgence d’agir. Peter Sloterdijk, théoricien de la « civilisation de la panique », l’illustre : « Aujourd’hui, la donne a changé, car avant de penser à améliorer le monde, il y a urgence à le protéger. […] Pour la première fois, la distinction conservateur/progressiste ne fonctionne plus, car, dans un monde en péril, il faut d’abord agir sur le front du sauvetage avant de songer à quelque amélioration. Le principe d’espérance se double aujourd’hui du principe d’urgence. » Si l’urgence à agir semble tomber sous le sens, elle ne présuppose pas une bonne prise en compte du long terme. Elle pourrait tout aussi bien s’inscrire dans le régime présentiste, « une tyrannie de l’urgence, qui a pour horizon la catastrophe (annoncée) », pour reprendre les termes de François Hartog. La pertinence de l’action dans le présent demande, comme le dit Bruno Latour, un « nouveau futur » vers lequel se projeter, dépouillé des rêves de contrôle intégral de la Terre par l’humanité. « L’ambition de piloter la Terre en conciliant le temps présent de la prospérité économique et le temps profond lointain d’une planète à ne pas faire sortir de ses “limites” » pourrait même constituer un summum de présentisme, s’inquiète Christophe Bonneuil. Le risque serait donc double : d’une part, s’agiter dans un présent de l’action stérile, nous conduisant à gérer les catastrophes comme elles viennent, nous y adapter (la fameuse « résilience ») ; d’autre part, se saisir des échelles temporelles qui nous dépassent, mais dans une tentative de prendre les manettes du « vaisseau-Terre » en triturant les mécanismes biophysiques globaux, à grand renfort de géo-ingénierie afin de dompter cette « bête peu coopérative » qu’est la Terre, pour reprendre la formule du philosophe Clive Hamilton.
Élargir notre perception du temps
L’une des caractéristiques du régime anthropocénique qui s’ouvre pourrait être que le présent et le futur sont plus intimement liés qu’auparavant, voire indissociables. Le philosophe Günther Anders, dans son célèbre ouvrage L’Obsolescence de l’homme (1956), avait exprimé cette idée dans le contexte de réflexions sur la bombe atomique et d’une humanité capable techniquement de détruire durablement son environnement : « Puisque les effets de ce que nous faisons aujourd’hui persistent, nous avons déjà atteint aujourd’hui cet avenir – ce qui signifie, pragmatiquement parlant, qu’il est déjà présent. » Selon lui, l’avenir n’est plus « l’à venir », ce qui vient, donné de l’extérieur : c’est désormais nous qui le produisons. En conséquence, « l’avenir ne doit plus désormais se tenir devant nous, nous devons le capturer, il doit être chez nous, devenir notre présent ». Le philosophe en appelait alors à « élargir notre horizon temporel », c’est-à-dire voir plus loin dans le temps de la même manière qu’on verrait plus loin dans l’espace en se juchant en haut d’une montagne, mais pas dans le sens d’une prévision ou à la manière des prophètes : au présent. « Nous devons nous emparer des événements à venir les plus éloignés de nous pour les synchroniser – dans la mesure où ils se produisent en réalité maintenant – avec notre unique point d’insertion dans le temps, à savoir l’instant présent. » Une réflexion formulée dans les années 1950 qui résonne singulièrement avec le changement climatique global aujourd’hui : quoi que l’on fasse dorénavant, la température moyenne à l’horizon 2050 est déjà écrite, déjà là, et les effets de nos actions s’inscrivent dans un au-delà. Mais l’approche temporelle présente un défaut : plus l’élargissement de l’horizon s’accroît, plus l’on se projette loin dans le temps, plus il faut faire effort d’abstraction, et moins la réalité des conséquences de nos actions est perceptible. Ce qui surviendra dans 10 ans nous intéresse, dans 20 ans à la rigueur… Mais en 2100… 2500 ? Nous ne pouvons pas concevoir le monde qui sera alors comme notre avenir. Les générations futures sont représentables quand elles sont proches de nous, mais leur image s’efface proportionnellement à l’écart temporel qui nous sépare d’elles. Comme l’écrit Günther Anders, « quant à l’an 10 000, il nous semble se perdre, lui, dans la même région archaïque que l’an 10 000 avant notre ère ».
Arrêter de regarder en avant ?
Le conflit de temporalités entre la Terre et les sociétés capitalistes peut-il être résolu par une approche purement temporelle, tendue vers le futur, avec tout ce que cela peut supposer d’abstraction, de modélisations et de prévisions ? Le risque, dans le prolongement des réflexions d’Anders, n’est-il pas de prétendre à l’impossible en voulant intégrer le « chronos », le temps long de la planète, dans nos représentations ? Faire l’erreur symétriquement inverse de celle des siècles passés, lorsque nous faisions comme si les temporalités de la Terre pouvaient se plier à celle de la civilisation thermo-industrielle ? Pourquoi ne pas au contraire refuser cette tentation d’un temps universel et englobant, d’une vue « depuis nulle part » (from nowhen) et désincarnée, et s’attacher à la myriade de temporalités s’imbriquant en nous et hors de nous ? Cycle de l’eau, cycle du carbone, cycle du jour et de la nuit, des saisons, équilibre dynamique des écosystèmes, temps microbiens… Ces temporalités, agissant à différentes échelles du temps et de l’espace, sont pourtant indissociables. Et on retrouve cet entrelacement jusqu’aux espaces les plus intimes. « À la conservation du passé par la mémoire et au futur des projets s’ajoutent les divers temps lovés dans le moi : les cycles hormonaux, le rythme circadien, les temporalités des divers symbionts intestinaux », note la philosophe Bernadette Bensaude-Vincent dans Temps-paysage. Pour une écologie des crises (Le Pommier, 2021). Ne commence-t-on pas d’ailleurs à considérer l’individu humain comme un holobionte (du grec holo, « tout », et bios, « vie »), soit le superorganisme que nous constituons avec nos bactéries, dont trente générations peuvent naître et mourir en une seule journée ?
D’une certaine manière, il s’agit de « respatialiser » le temps, resituer les temporalités plurielles au présent. En somme, regarder autour de nous plutôt que en avant. L’idée serait dès lors de s’agencer, renouer le temps humain avec la polychronie qui l’entoure et le traverse, plutôt que de prévoir et tenter de conjurer les effets néfastes du premier sur la seconde. « Il s’agit de réintégrer les puissances d’agir autres qu’humaines et les flux de matière et d’énergie dans nos récits des États et des empires, des cultures et des arrangements socio-politiques et économiques », résume Christophe Bonneuil. Bernadette Bensaude-Vincent nous invite à nous emparer de l’outil du « temps-paysage » afin de donner de la chair au temps (lire notre entretien p. 146), de composer un agencement de temporalités hétérogènes et de les lier à des localités, d’écrire de « petites histoires en lieu et place des grands récits sur l’Homme ». Peut-être qu’une clef pour les temps futurs se trouve là : renvoyer dos à dos le récit d’une humanité qui se croit capable, par ses technologies, d’universaliser sa temporalité propre, et celui d’un temps géologique universel totalement écrasant. Accepter que, dans cette polychronie cacophonique, il n’y aura pas de chef d’orchestre pour imposer à tous le même rythme.
Soutenez Socialter
Socialter est un média indépendant et engagé qui dépend de ses lecteurs pour continuer à informer, analyser, interroger et à se pencher sur les idées nouvelles qui peinent à émerger dans le débat public. Pour nous soutenir et découvrir nos prochaines publications, n'hésitez pas à vous abonner !
S'abonnerFaire un don