Faire contrepoids - Bascules
Découvrez l'édito de notre nouvelle publication Bascules
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L’année 2021 nous laisse un goût de cendres dans la bouche. Peut-être celles de la forêt qui bordait Lytton, partie en fumée en quelques heures juste avant que les flammes n’emportent ce charmant village canadien, tabassé par la température inhumaine de 49,6 °C. Sous ce « dôme de chaleur », plus besoin d’allumettes pour semer la désolation : des nuages incendiaires parcourent le ciel et lézardent la terre d’éclairs secs qui embrasent et calcinent tout. Trop tard pour les feux d’alarme, la catastrophe a déjà fondu sur nous. Ne nous privons pas de l’allégorie : nous vivons désormais tous sous le dôme d’un capitalisme mondialisé qui atteint progressivement son point d’incandescence. On nous l’avait dit protecteur, il ressemble pourtant chaque jour davantage à son homologue météorologique.
Nul besoin d’attendre 2050 : notre monde brûle, et nous le regardons se consumer. Ou bien est-ce le monde qui nous sonde depuis cet « œil de feu » qui s’est allumé au milieu du golfe du Mexique lorsqu’un gazoduc sous-marin a rompu, transformant l’onde marine en tourbillon de lave ? Comment échapper à ce regard quand l’horizon lui-même s’est éteint dans un contre-jour d’apocalypse ? La prunelle rougeoyante et tournoyante nous met face à nous-mêmes. On pense au crime contre le monde vivant en train d’être commis, on pense au Caïn de Victor Hugo dans La Légende des siècles, hanté par sa conscience :
Alors il dit : « Je veux habiter sous la terre
Comme dans son sépulcre un homme solitaire ;
Rien ne me verra plus, je ne verrai plus rien. »
On fit donc une fosse, et Caïn dit « C’est bien ! »
Puis il descendit seul sous cette voûte sombre.
Quand il se fut assis sur sa chaise dans l’ombre
Et qu’on eut sur son front fermé le souterrain,
L’œil était dans la tombe et regardait Caïn.
Rien ne sert de s’échapper, car nul refuge ne s’offre à nous. Mais nous ne voulons pas fuir, nier l’horreur en marche ou faire semblant de croire que l’aurore point. Nous ne voulons pas habiter sous terre et sceller la tombe derrière nous. Nous ne voulons pas davantage partir terraformer Mars pour assouvir les délires infantiles de milliardaires priapiques. Nous aurions préféré un autre héritage, mais voilà, ce monde est le nôtre, c’est par lui et pour lui que nous vivons. C’est pour sa sauvegarde que nous nous battons. Mais pas seulement : pour rouvrir et élargir l’horizon, aussi, ce qui nécessitera une transformation radicale de nos modes d’organisation sociale, politique et économique.
Nous devrions tirer notre force de cette certitude. Mais elle manque trop souvent, défaillant face au raccourcissement du délai qui reste pour bifurquer, à l’amplitude nécessaire pour que cette bifurcation compte. La destruction de Lytton, comme tant d’autres événements ces dernières années, nous indique que nous arrivons au terme du monde connu : nous atteignons les points de bascule. En sociologie, cette expression désigne le moment dramatique où un phénomène singulier devient commun ; ici, lorsque nous chuterons dans un autre état global, lorsque la catastrophe sera dépouillée de son exceptionnalité pour devenir notre normalité.
Les sciences du climat ont un synonyme plus parlant : point de non-retour. Puisque l’aller-retour n’est pas une option, il faut faire dérailler le train et partir arpenter d’autres chemins. À cet effet, « bascule » a une autre signification : une pièce de bois ou de métal mise en équilibre sur un pivot ou autour d’un axe de telle sorte qu’une de ses extrémités soit élevée quand l’extrémité opposée s’abaisse. Qu’il s’agisse de renverser la situation ou de faire contre-poids pour empêcher notre monde de glisser dans l’abîme, nous avons besoin de bascules. Nous avons besoin d’idées d’avant-garde, de réflexions stratégiques et de prises de position fortes pour sortir de l’impasse où nous sommes, comme autant de leviers intellectuels, conceptuels, affectifs. Avec cette première édition de Bascules, nous espérons, à Socialter, accroître un peu le poids du bon côté de la balance.
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