Alors même qu’il est nécessaire et urgent, dans un contexte de crise climatique et d’effondrement de la biodiversité, de modifier nos comportements, nos sociétés restent apathiques. Pourquoi avons-nous tant de difficultés, tant individuellement que collectivement, à transformer nos modes de vie ? L’une des réponses à ce problème se trouve peut-être du côté des sciences cognitives, un champ de recherches qui regroupe un vaste ensemble pluridisciplinaire, allant de la biologie à la psychologie en passant par l'anthropologie, les neurosciences, voire même la sociologie. Pour Thibaud Griessinger, chercheur en sciences cognitives, celles-ci « permettent notamment de comprendre pourquoi nous avons tant de difficultés à penser des problèmes aussi abstraits que le dérèglement climatique ». Cette discipline s’intéresse à la manière dont nos comportements individuels et collectifs, autant que les représentations et les normes qui les régissent, sont produits. D’après Madani Cheurfa, chercheur au centre de recherches politiques de Sciences Po (CEVIPOF), s’il existe un décalage entre nos intentions et nos actions, c’est en partie à cause des « biais cognitifs » qui agissent contre notre raison et altèrent de manière inconsciente notre jugement.
Le biais d’inertie, par exemple, renvoie à notre incapacité à percevoir les bénéfices d’un changement. Il s’agit d’une inertie cognitive qui rend difficile d’introduire toute nouvelle croyance ou habitude dans notre quotidien – comme vendre sa voiture au profit d’un vélo, renoncer à l’avion, ou encore changer de régime alimentaire. Le biais de surconfiance, lui, engendre une foi infaillible dans la capacité humaine à se sortir des difficultés. Quant au biais du temps présent, il nous pousse à privilégier le plaisir immédiat.
La cognition humaine : résultat d’un lent processus d’évolution
Ces biais sont le fruit, selon Thibaud Griessinger, également fondateur du groupe de recherche indépendant ACTE Lab, de l’évolution des sociétés humaines : « Depuis des centaines de milliers d’années, notre espèce a évolué dans un contexte totalement différent de l'environnement urbain moderne dans lequel nous évoluons maintenant. Notre outillage cognitif actuel, produit de cette lente évolution, est adapté à un mode de vie et d'organisation très différent, ce qui nous joue parfois des tours. La conformité au groupe reste par exemple très forte, malgré le fait que notre survie ne dépende plus aussi directement de notre entourage. »
Ce serait entre autres la raison du succès des influenceurs sur les réseaux sociaux, selon le chercheur : « Nous accordons plus d’importance aux messages des influenceurs car nous considérons que leur reconnaissance sociale est le signe d’un mérite ou d’une utilité supérieure pour le groupe. » Et cet effet-là n’est pas le seul à influer insidieusement sur nos comportements : l’ensemble des normes sociales et l’environnement social dans lequel l’individu évolue sont autant de pressions qui orientent ses choix : « Si être végétarien n’est pas du tout accepté socialement au sein de mon groupe, il peut être extrêmement difficile pour moi de sortir du cadre social qui le régit, par peur d’être exclu. » Ce qui peut bloquer l’évolution d’un comportement vertueux, ou au contraire, si la norme s’impose, le faire fructifier et le rendre pérenne, car pour le chercheur : « La culture qui nous rassemble, peuple nos imaginaires et orchestre nos dynamiques sociales est sans aucun doute le plus puissant moteur de changement chez l’humain. »
Et si nous créions de nouvelles normes ?
Là pourrait se situer le rôle des sciences cognitives : nous aider à créer de nouvelles normes et de nouvelles représentations sociales, plus vertueuses d’un point de vue écologique. Dans une époque où la nécessité de renouveler les récits collectifs fait de plus en plus l’unanimité, agir directement sur celles-ci peut être un premier pas vers l’émergence de ces nouvelles façons de faire groupe. Encore faut-il comprendre le processus de création d’une norme sociale, et son utilité : « Une norme a pour but de clarifier les relations sociales », explique Thibaud Griessinger. « Nous suivons des normes car elles sont bénéfiques pour la cohésion et la coordination du groupe. Elles permettent de nous mettre en phase et facilitent ainsi l’action collective à large échelle. »
Les normes renferment donc une fonction sociale : celle de servir de référentiel. C’est pourquoi en changer n’est pas évident : « Pour qu’une nouvelle norme apparaisse, il faut lui donner de la visibilité. Plus l’on verra de personnes voyager en train plutôt qu’en avion, par exemple, plus ce sera considéré comme normal et plus cela facilitera la synchronisation entre les individus. » Le documentaire The Game Changers en est une bonne illustration : en remplaçant l’objet de la maxime viriliste, qui considère la consommation de viande source de force et de courage, les réalisateurs du documentaire renversent ce stéréotype pour encourager l’alimentation végétale.
Affiche du film The Game Changers.
Les connaissances en ce domaine peuvent également nous aider à contrer les tours que nous joue notre cerveau, comme l’effet rebond ou la dissonance cognitive. L’effet rebond désigne un phénomène où l’économie d’énergie (par exemple) réalisée grâce à l’utilisation d’une technologie plus efficace est rapidement compensée par une croissance de la consommation de cette technologie, annulant alors l’économie voire aggravant la dépense. Typiquement : l’amélioration des batteries de téléphone portable n’a pas entraîné une diminution de la consommation mais au contraire un accroissement de leur usage par les individus et donc de la consommation.
La dissonance cognitive, elle, se produit lorsqu’un individu intègre malgré lui plusieurs croyances contradictoires. Elle peut être la conséquence – ou le symptôme – d’injonctions opposées, à l’image d’une société qui pousse à la consommation et à la croissance du PIB tout en prônant une sobriété écologique. Elle produit alors un inconfort face aux données scientifiques anxiogènes sur le climat ou la biodiversité et peut engendrer du déni, de l’indifférence ou encore une sensation de repli sur soi et de rejet, des réactions émotionnelles courantes pour se protéger d’une réalité difficile à accepter.
Dépasser la logique du nudge
En approfondissant la compréhension de ces mécanismes cognitifs, les sciences comportementales pourraient-elles nous aider ensuite à nous en détacher ou les réorienter ? Elles ont pour l’instant servi au développement et à la promotion d’un outil bien particulier : le nudge, un coup de pouce qui vous aide à faire le « bon » choix grâce à une discrète modification environnementale. Dans les toilettes publiques, près des poubelles ou jouant sur la disposition des plats dans les cantines, il s'insère partout. Censé nous pousser en amont ou en aval à jeter, trier, manger mieux ou utiliser moins d’eau, semble aujourd’hui doué d’ubiquité. Les découvertes en économie comportementale ont en effet bousculé les pouvoirs publics qui ont fait de ce dispositif l’apanage de l’action publique.
Sophie Dubuisson-Quellier, directrice de recherche CNRS au centre des organisations de Sciences Po, s’alarme : « Quand cela devient l’alpha et l’oméga de toute l’intervention publique, c’est qu’il y a un problème. » Car en effet, les pouvoirs publics ciblent les comportements individuels – en partie via les nudges – sans modifier les infrastructures, la structure sociale et symbolique dans laquelle les individus sont encastrés. Et dans un environnement qui favorise l’accès au plaisir immédiat, la surconsommation, les déplacements en voiture, et le gaspillage, il semble difficile de mettre en place de nouvelles habitudes sur le long terme.
En ce sens, l’approche du « nudging » serait dépolitisante, individualiste et peu efficace sur le changement des consciences car les nudges influencent les choix des individus de manière inconsciente. Les pouvoirs publics ont pourtant fait ce choix : « Aujourd’hui, il est plus facile de cibler les individus pour les pouvoirs publics : c’est moins risqué politiquement et l’on ne touche pas aux intérêts industriels ou économiques. Mais en ciblant les individus, nous laissons de côté les choix collectifs », souligne Sophie Dubuisson-Quellier. Comme l’illustre les nombreuses incitations des puissances publiques à recycler les déchets plastiques plutôt qu’à les interdire, ou encore celles des citoyens à économiser l’énergie au lieu d’améliorer l’isolation des bâtiments.
Le nudge, sur lequel repose en grande partie l’action publique, n’est pourtant qu’un outil de transformation des comportements collectifs parmi d’autres, moins usités. Pour Sophie Dubuissons-Quellier : « Il est plus puissant de faire raisonner les individus dans des processus démocratiques dans lesquels ils puissent eux-mêmes délibérer des changements qui les concernent. » Comme le fait la Convention Citoyenne pour le Climat, véritable « anti-nudge » selon la chercheuse, car elle s’inscrit, à l’inverse, dans une démarche consciente et collective. Si les processus démocratiques sont mis de côté, c’est qu’ils sont plus difficiles à mettre en place, et que les pouvoirs publics leur préfèrent souvent des mesures peu coûteuses et peu risquées comme les nudges, très réducteurs par rapport au potentiel que renferment les sciences comportementales dans leur ensemble.
Une autre approche possible ?
Au ACTE Lab, Thibaud Griessinger et son équipe souhaitent aussi s’affranchir de la logique du nudge afin d’apporter, grâce aux sciences cognitives, d’autres clés de compréhension pour la transition écologique. « Le problème du nudge, c’est qu’il arrive en bout de chaîne », avance le chercheur, qui a déjà travaillé pour des administrations publiques. À travers son approche, le collectif souhaite mieux comprendre les obstacles à la transformation des modes de vie (les représentations sociales, les normes, les habitudes...) à l’échelle individuelle et collective pour être en mesure de proposer des solutions plus adaptées et justes. L’action finale peut prendre des formes très diverses, à l’instar d’une loi ou d’une taxe, en fonction de la nature de l’enjeu.
À titre d’exemple, le collectif a été sollicité par un département qui n’arrivait pas à mettre durablement en place le covoiturage. Après une enquête de terrain sous la forme de questionnaires rigoureux et d’entretiens ciblés avec les parties prenantes, les chercheurs ont identifié plusieurs freins comportementaux : « la difficulté de synchronisation, les contraintes temporelles du covoiturage, la représentation positive de la voiture individuelle (encore perçue comme un idéal en termes de mobilité) ou encore le stress social et le manque de confiance dans autrui. » Ces informations ont permis de faire des recommandations à la collectivité et de co-construire de nouvelles formes d’action publique : par exemple, en s’adressant directement aux responsables des entreprises pour les inciter à adapter les horaires de travail et intégrer le covoiturage dans leur organisation, ou en rendant le covoiturage visible dans l'espace public en y associant une signalétique propre.
Si les nudges ne font que « cautionner des intuitions », reste donc à ne pas se laisser piéger : « Pour maximiser les impacts, la réponse doit être transversale », rappelle le fondateur du ACTE Lab, qui souhaite, à travers son collectif, accompagner la transition écologique, tout en sachant que celle-ci ne pourra advenir sans la mise en place de mesures systémiques, qui incluent de manière consciente et collective les individus.
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