L'enjeu d’une datation géologique a rarement suscité de telles passions. Pour l’instant, la science s’accorde pour découper en sept époques le Cénozoïque, l’ère dans laquelle nous vivons et qui a débuté il y a 66 millions d’années avec la dernière grande extinction de masse – celle des dinosaures. Depuis cet événement, la planète a traversé quatre époques (le Paléocène, l’Éocène, l’Oligocène et le Miocène), avant l’arrivée du genre Homo durant le Pliocène (-5,5 à -1,8 millions d’années) et son développement au Pléistocène. Jusqu’ici, la septième et ultime période était l’Holocène, ère d’exceptionnelle douceur climatique débutée il y a 11 000 ans et sous laquelle Homo sapiens a bouleversé la face de la Terre, du Néolithique, marqué par la sédentarisation et la naissance de l’agriculture, à la révolution industrielle. Mais voilà qu’un huitième « -cène » pourrait s’ajouter, transformant un sujet technique qui excitait surtout les pontes de la géologie en objet intellectuel grand public : il s’agirait de la période de l’homme – ou « Anthropocène » – qui aurait débuté lorsque ce dernier est devenu un agent modifiant le fonctionnement même de la planète.
C’est un chimiste qui a, le premier, posé le terme dans le débat . Paul Crutzen, Néerlandais lauréat du Nobel de chimie en 1995 pour ses travaux sur la couche d’ozone, a lancé le mot en février 2000 lors d’un colloque du Programme international géosphère-biosphère (IGBP) au Mexique. « Arrêtez de parler d’Holocène, nous ne sommes plus dans l’Holocène. Nous sommes dans le… le… dans l’Anthropocène ! », s’était-il écrié devant ses collègues. Trois mois plus tard, il publie avec le géologue Eugene Stoermer un premier article dans le bulletin de l’IGBP pour structurer sa thèse que voici : nous serions entrés dans une nouvelle époque géologique depuis trois siècles. L’idée n’était pas totalement neuve. Paul Crutzen lui-même, dans un second article étayant son propos et publié en 2002, énumérait les précurseurs de la notion : le géologue italien Antonio Stoppani, en 1873, avait évoqué l’influence humaine comme une « nouvelle force tellurique » et parlé d’une « ère anthropozoïque » ; le Russe Vladimir Vernadski, inventeur de la notion de « biosphère », avait fait le même constat en 1926 et parlait, comme le scientifique et philosophe jésuite Pierre Teilhard de Chardin, d’une « Noosphère » (sphère de la pensée humaine) comme nouveau stade de développement de la Terre.
Un succès et des confusions
Dans les années 2000, le sujet de l’Anthropocène est donc lancé dans la communauté scientifique. C’est au début des années 2010 qu’il se popularise dans le débat intellectuel et, bientôt, auprès du grand public. Son succès est d’abord lié à la puissance de ce qu’il décrit : pour la première fois, une notion parvient à condenser l’ensemble des mutations en cours liées à l’activité humaine – réchauffement climatique, destruction de la biodiversité, effet des pollutions sur la biosphère – dans une catégorie témoignant de leur dimension planétaire. Cet aspect générique du terme « Anthropocène » lui vaut donc d’être désormais utilisé par défaut. Mais, en dépit de son aspect à première vue objectif, la notion n’est pas neutre. Elle fait au contraire l’objet de controverses, dont la première est d’ordre académique : l’Anthropocène n’a pour l’instant aucune base scientifique. À rebours de l’usage, l’adoption du terme s’est faite avant d’en récolter les preuves et laisse donc l’essentiel en suspens. Quelle est l’échelle de l’Anthropocène : une « ère » ou seulement une « époque » géologique ? A-t-il débuté avec le Néolithique, la révolution industrielle ou seulement durant la phase dite de « grande accélération » lorsque, à partir des années 1950, l’empreinte humaine a explosé ? Et avec quelles preuves peut-on attester de cette empreinte sur le fonctionnement de la planète ? « L’ambiguïté commence avec le mot même d’Anthropocène, car il est construit sur le modèle d’une [époque] géologique, comme existe le Miocène, l’Oligocène, etc. Cela porte à confusion », relève le géologue Patrick De Wever.
Paul Crutzen n’a lui-même précisé sa position qu’en 2002 avec l’article dans la revue Nature : il penche pour une « époque » géologique et date son origine de l’invention de la machine à vapeur par James Watt, en 1784. Pour qu’une nouvelle période géologique soit officiellement entérinée, elle doit être validée par la Commission internationale de stratigraphie (ICS) de l’Union internationale des sciences géologiques (IUGS). Celle-ci a précisément créé en 2009 un « groupe de travail sur l’Anthropocène » dirigé par le géologue Jan Zalasiewicz pour trancher la question. Si la discussion est toujours en cours, ces experts ont pour l’instant adopté des « recommandations préliminaires » favorables à la définition de l’Anthropocène comme une « époque » géologique succédant à l’Holocène lors de la « grande accélération » du milieu du XXe siècle . Car la validation d’une époque doit reposer sur des marqueurs terrestres. Cette période de « grande accélération » devrait notamment être caractérisable par les radionucléides liés aux explosions nucléaires et les traces laissées par les produits chimiques industriels.
La Fable de l’éveil écologique
Le succès du terme Anthropocène est donc ambigu : sa dimension marketing lui vaut d’être utilisé dans tous les domaines, jusqu’à la philosophie et l’art, mais sa définition s’esquive à mesure qu’on cherche à cerner ses contours. « La migration du concept dans le champ des sciences humaines et sociales s’est opérée sans un complet questionnement de fond et une occultation de la complexité des débats, l’Anthropocène étant considéré comme un objet froid et scientifiquement valide », pointe le sociologue Lionel Scotto d’Apollonia, notant que ce « flou épistémologique » a précisément favorisé cette récupération. Et dans celle-ci se jouent, au-delà du débat scientifique, des controverses très politiques sur son contenu, dont la seule question de la périodisation donne un aperçu : faire débuter l’Anthropocène avec la naissance de l’agriculture et la sédentarisation au Néolithique revient à pointer la responsabilité de toute forme de civilisation, alors qu’opter pour la révolution industrielle ou la « grande accélération » jette plutôt l’opprobre sur le développement économique moderne. « Il nous faut donc savoir de quel Anthropocène on parle », interroge Jan Zalasiewicz en préface de l’Atlas de l’Anthropocène qui a récemment proposé une cartographie inédite du sujet.
Définir l’Anthropocène revient à fixer un récit et implique donc un imaginaire. En 2013, un livre qui a fait date va aborder le sujet de front. L’événement Anthropocène. La Terre, l’histoire et nous est signé par deux historiens des sciences, Jean-Baptiste Fressoz et Christophe Bonneuil – l’ouvrage inaugure la collection « Anthropocène » du Seuil dirigée par ce dernier. « Nous étions choqués de constater que la société civile n’existait dans aucune des grandes revues parlant d’Anthropocène depuis une décennie. On aurait dit que les scientifiques éclairaient le reste de la Terre comme s’il n’y avait pas de luttes, de dynamiques ou de traditions. C’était trop réducteur par rapport à la pluralité de points de vue dont on a besoin pour s’en sortir », nous explique Christophe Bonneuil. La subtilité de leur approche tient dans le titre : l’Anthropocène y est tenu « pour un événement plutôt qu’une chose ». Poser le terme d’Anthropocène acte donc un moment, un seuil critique, dont la substance doit être l’objet de la discussion.
L’événement Anthropocène s’attache donc à détailler les dégâts infligés par l’humanité à la planète. Mais l’essentiel de son propos n’est pas là : il consiste à proposer des récits de l’Anthropocène pour, précisément, lutter contre la lecture qui tendait alors à s’imposer. « De l’Anthropocène, il existe déjà un récit officiel : “nous”, l’espèce humaine, aurions par le passé, inconsciemment, détruit la nature jusqu’à altérer le système Terre. Vers la fin du xxe siècle, une poignée de “scientifiques du système Terre”, climatologues, écologues, nous a enfin ouvert les yeux », résument les deux historiens en avant-propos, tout en prévenant : « Ce récit d’éveil est une fable. » Une telle lecture accréditerait un double mensonge. En flattant notre clairvoyance actuelle, il « dépolitise l’histoire longue » en éludant les atteintes à la nature parfaitement conscientes dans l’histoire économique – Jean-Baptiste Fressoz avait auparavant montré, dans L’Apocalypse joyeuse (Seuil, 2012), comment les alarmes concernant les conséquences environnementales de l’industrialisation ont toujours été escamotées. Ce récit peut aussi conduire à une dangereuse solution. Puisque les scientifiques sont les seuls assez éclairés pour saisir les dégâts infligés à la planète, la conclusion de l’histoire revient logiquement à leur donner le pouvoir pour piloter le « vaisseau Terre ».
Récupération technocratique
« On peut très bien utiliser le terme d’Anthropocène pour désigner l’ampleur de la crise écologique. Mais il faut en même temps réintroduire une vision historique et, sans jeter l’anathème sur “Anthropocène”, apporter des éléments critiques pour offrir une pluralité de récits et d’héritages afin d’éviter une récupération technocratique », souligne Christophe Bonneuil. Depuis quelques années, des termes alternatifs à « Anthropocène » fleurissent tout en reprenant son suffixe : Phagocène, Thermocène, Plantationocène, Occidentalocène… Les auteurs de l’Atlas de l’Anthropocène en ont recensé plus de cent ! Chacun souligne un aspect particulier du problème actuel. Le plus usité d’entre eux demeure celui de Capitalocène. Jean-Baptiste Fressoz et Christophe Bonneuil en font l’un des récits développés dans L’événement Anthropocène en analysant comment le capitalisme industriel a été précédé et « intensément préparé » par un capitalisme marchand. Pour eux, ce dernier avait déjà structuré le monde de façon inégalitaire avec la colonisation, préparant l’accaparement des ressources des pays pauvres et le rejet vers eux des dégâts environnementaux.
« Parler de Capitalocène signale que l’Anthropocène n’est pas sorti tout armé du cerveau de James Watt » comme le suggère Paul Crutzen, « mais d’un long processus historique de mise en relation économique du monde, d’exploitation des hommes et du globe, remontant au xvie siècle et qui a rendu possible l’industrialisation », écrivent-ils, souhaitant par ce récit sortir de l’histoire jugée « très européo-centrée » de l’Anthropocène. L’événement Anthropocène explore six autres récits destinés à une approche critique de l’Anthropocène : un « Thermocène » montrant que l’exploitation massive des énergies fossiles a résulté de choix politiques et économiques et non pas d’une nécessité inexorable de l’histoire ; un « Thanatocène » soulignant le rôle de la guerre dans l’innovation destructrice et la désinhibition quant à la brutalité de notre rapport à la nature ; un « Phronocène » (du grec phronêsis signifiant prudence) racontant la façon dont les alertes environnementales ont été ignorées depuis deux siècles, ce qui conteste le « récit de l’éveil écologique » faisant de notre génération la première à réaliser les méfaits environnementaux de son modèle de développement ; ou encore un « Phagocène » soulignant la voracité écologique de la consommation à outrance.
Si le terme Anthropocène a écrasé les autres, ces « histoires de l’Anthropocène » doivent donc permettre d’éviter que le triomphe d’un récit unique n’offre le pouvoir à une caste de héros – scientifiques, ingénieurs, dirigeants – qui, seuls, auraient les clefs pour trouver la solution au nom de l’humanité. Comme en démocratie, le meilleur rempart contre un pouvoir autoritaire ne réside-t-il pas dans le pluralisme ? Jean-Baptiste Fressoz et Christophe Bonneuil revendiquent en tout cas des récits pour « reprendre politiquement la main » sur les choix qui ont conduit à l’Anthropocène, et ainsi « se libérer d’institutions répressives, de dominations et d’imaginaires aliénants ». Ce qui nous offre au moins une certitude : débattre de l’Anthropocène revient à définir bien plus qu’une époque géologique.
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