Luttes d'aujourd'hui et demain

7 figures de l'écologie décoloniale

Illustration : Melek Zertal

De l’Afrique à l’Amérique latine en passant par l’Asie et les quartiers populaires d’Île-de-France, l’écologie décoloniale s'affirme comme un mouvement intersectionnel et international traversé par de multiples influences. Socialter a sélectionné sept figures emblématiques – pionnières et actuelles – qui entendent réparer la fracture tenace qui sépare les luttes environnementales des luttes décoloniales et continuent, aujourd’hui, de façonner ce courant de pensée.

Le visionnaire : Sony Labou Tansi (1947-1995)


Écrivain congolais remarqué dès son premier roman, La Vie et demie (Seuil, 1979), Sony Labou Tansi laisse derrière lui une critique acérée de l’imaginaire du développement. Dans Encre, sueur, salive et sang qui regroupe des discours et des écrits compris entre 1973 et 1995, le romancier, également auteur de théâtre et de poésie, met en garde contre les dérives d’un scientisme excessif et critique une vision utilitariste de la nature au nom du progrès : « La science n’est ni universelle, ni neutre, ni synonyme de la vérité absolue. Tous ces vêtements lui ont été donnés pour qu’elle participe au grand projet colonial énoncé par Descartes : “dominer la nature et les natures par le biais de la connaissance”. »

Article issu de notre n°66, en kiosque, librairie, à la commande ou sur abonnement.

Pour l’auteur de La Parenthèse de sang (Hatier, 1981), l’un des tournants historiques de l’exploitation massive de la nature serait l’entreprise coloniale. Pour caractériser la violence qui émerge d’une vision impérialiste, il crée le néologisme « cosmocide », qu’il emploie à plusieurs reprises pour prophétiser le chaos du monde à venir. Guerres, crise des matières premières, risque nucléaire, catastrophe écologique… « Nous sommes les enfants du Cosmocide », écrit-il dans les notes de Conscience de tracteur (1973). Tout au long de son œuvre, Sony Labou Tansi invite également à recréer des liens intimes avec le cosmos. En 1989, il écrit : « Nous sommes arrivés au siècle où tout ce qui est fondamental à la survie de l’humanité doit être envisagé à l’échelle de la planète, dans la liberté et la solidarité, devant la conscience. »

Un concept : Le « cosmocide »

Un livre : Encre, sueur, salive et sang (Seuil, 2015)

Le révolutionnaire : Thomas Sankara (1949-1987)


En 1986, Thomas Sankara, arrivé au pouvoir en Haute-Volta trois ans plus tôt – pays qu’il renomme le Burkina Faso, « le pays des hommes intègres » – dénonce « le pillage colonial » qui a décimé les forêts « sans la moindre pensée réparatrice pour nos lendemains », lors d’une conférence à Paris. Dès son arrivée au pouvoir, dans un projet de reforestation massive, il conditionne l’arrivée sur le territoire et les aides sociales à la plantation d’arbres et encourage les habitants à ponctuer chaque célébration par ce geste. Thomas Sankara propose également « qu’au moins un pour cent des sommes colossales sacrifiées dans la recherche de la cohabitation avec les autres astres servent à financer de façon compensatoire, des projets de lutte pour sauver l’arbre et la vie ».

Il crée l’un des premiers ministères de l’environnement d’Afrique et mène, dès son arrivée au pouvoir, une réforme agraire pour accroître la souveraineté alimentaire du Burkina Faso où il redistribue des terres aux paysans et plante près de dix millions d’arbres en quinze mois, jusqu’à son assassinat en 1987 à Ouagadougou. Blandine Sankara, sa petite sœur, avait 16 ans lors de la révolution burkinabé. Depuis, elle poursuit son combat pour la souveraineté alimentaire de son pays : en 2012, elle lance Yelemani – qui signifie « changement » en langue dioula –, une ferme agroécologique près de Ouagadougou. Elle y cultive des fruits et des légumes bio en utilisant des techniques traditionnelles et ambitionne de créer et pérenniser un marché intérieur.

Un mouvement : Le panafricanisme

Une citation « Cette lutte pour l’arbre et la forêt est surtout une lutte anti-impérialiste. Car l’impérialisme est le pyromane de nos forêts et de nos savanes. »(5 février 1986)

L'humaniste décentré : Dipesh Chakrabarty (1948-)


Colonisation, modernité, climat, anthropocène : l’historien indien Dipesh Chakrabarty, professeur à l’Université de Chicago, a proposé de repenser ces concepts en dehors du cadre intellectuel occidental et eurocentré. Chakrabarty est né en 1948, au lendemain de l’indépendance indienne, à Calcutta, ex-joyau de l’Empire colonial britannique. Maoïste dès 1960 – on parle alors en Inde du mouvement naxalite, séduisant de nombreux étudiants issus de la bourgeoisie – il se forme auprès de l’intellectuel marxiste Ranajit Guha (1923-2023).

Ce dernier rassemble un collectif de jeunes historiens, le groupe des Subaltern studies. Ce courant historiographique a pour ambition de replacer dans un contexte historique les individus issus des marges de la société et de redonner une place à leur subjectivité politique, notamment à travers une relecture des sources et archives. Dipesh Chakrabarty en devient l’un des chefs de file et son ouvrage Provincialiser l’Europe. Pensée postcoloniale et différence historique (Amsterdam, 2009), une référence. Conscient de la nécessité de penser autrement l’urgence climatique, il s’intéresse au rapport entre histoire planétaire et histoire humaine. Après le changement climatique, penser l’histoire (Gallimard, 2023) marque son public mais pâtit d’un regard trop surplombant2 – critique faite par ailleurs à d’autres penseurs de la subalternité.

Il permet cependant de placer Chakrabarty parmi les grands théoriciens post-coloniaux de son temps. Son dernier livre, Une planète, plusieurs mondes (CNRS éditions, 2024) questionne la place de l’humain, et les échelles spatio-temporelles des différentes « planétarités » qui composent notre système Terre.

Un concept : Subalternité

Un livre : Provincialiser l’Europe. La pensée postcoloniale et la différence historique (Éditions Amsterdam, 2009 - publication originale en 2000)

L'intersectionnelle : Françoise Vergès (1952-)


Elle est de tous les rassemblements, de la place de la République aux territoires d’Outre-mer ; reconnaissable à son turban coloré, sa démarche calme et son regard bienveillant. La politologue et militante féministe Françoise Vergès est née en 1952 à Paris et a été bercée dès l’enfance par les luttes sociales et politiques menées par ses parents. C’est son adolescence passée sur l’île de La Réunion, territoire marqué par les héritages de la colonisation, qui va forger son engagement. L’année de sa terminale, ses parents l’autorisent à quitter l’île pour passer son baccalauréat en Algérie. Ses amitiés avec des enfants d’indépendantistes et d’artistes algériens la politisent davantage sur la notion de décolonisation.

Après le lycée, Françoise Vergès est de toutes les luttes, marquant déjà son intersectionnalité. Elle s’engage dans le comité Palestine, le mouvement contre l’installation d’un camp militaire au Larzac, le Groupe d’information sur les prisons ou encore le Mouvement des femmes. S’en suivront des essais qui font date, parmi lesquels Le Ventre des femmes (Albin Michel, 2017) et Un Féminisme décolonial (La Fabrique, 2019), où elle déploie une argumentation étayée sur la manière dont les femmes et les populations colonisées subissent disproportionnellement les conséquences des crises environnementales. Ancienne présidente du Comité pour la mémoire de l’esclavage et présidente du collectif Décoloniser les arts, elle incarne la synthèse entre écologie et décolonialité. Sans jamais omettre l’importance de la mémoire et de la justice sociale dans la construction d’un avenir durable.

Un concept : Le féminisme décolonial

Un livre : Le Ventre des femmes. Capitalisme, racialisation, féminisme (Albin Michel, 2017)

L'anthropologue pluriversel : Arturo Escobar (1952-)


Figure incontournable de la pensée décoloniale latino-américaine, l’anthropologue colombien Arturo Escobar est un universitaire activiste aussi atypique que prolifique. Il se fait d’abord connaître pour sa critique radicale des politiques de « développement » d’après-guerre. Dans son livre Encountering Development: the Making and Unmaking of the Third World (1994, non traduit), il dénonce la poursuite d’une vision impérialiste qui place les sociétés asiatiques, africaines et latino-américaines dans une position « inventée » de « sous-développement ». Un moyen pour les pays industrialisés d’imposer leur régime moderniste et capitaliste qui en réalité génère plus d’inégalités, de pauvreté et de destruction des écosystèmes.

À la fin des années 1990, il cofonde le programme Modernité / Colonialité / Décolonialité (MCD) avec d’autres intellectuels, dont Aníbal Quijano, Walter Mignolo ou encore Catherine Walsh, pour s’extraire de l’eurocentrisme et repenser l’Amérique latine depuis ses propres territoires. Escobar se distingue notamment par son travail d’articulation entre décolonialité et écologie politique. À partir de ses enquêtes sur les mouvements de résistance des peuples afro-colombiens, il montre le lien indissociable entre la défense des territoires et de la vie terrestre. Ses ouvrages Sentir-penser avec la Terre (Seuil, 2018) ou Un autre possible est possible (Zulma, 2024) montrent comment ces luttes produisent des savoirs et des modes de vie politiques pouvant faire advenir d’autres manières d’habiter la Terre. Et, contre une vision unique du monde, son appel à faire vivre une multiplicité de mondes entrelacés : le plurivers.

Un concept : Le post-développement

Un livre : Sentir-penser avec la Terre. Une écologie au-delà de l’Occident (Seuil, 2018)

L'écologiste pirate : Fatima Ouassak (1976-)


En 1976, le gouvernement espagnol met fin à sa présence coloniale dans le Sahara. La même année, la fervente défenseuse de l’écologie décoloniale Fatima Ouassak arrive au monde dans la région montagneuse du Rif au Maroc. Politologue de formation, la militante antiraciste se définit avant tout par un projet politique écologiste qui s’ancre dans les quartiers populaires, où elle réside, et dans lesquels, de Bagnolet à Saint-Denis, règne encore à ses yeux un « système colonial-capitaliste ». Elle exemplifie notamment cette notion par les dégradations environnementales observées aussi bien dans les anciennes colonies que dans les quartiers populaires des métropoles. Selon elle, les logiques d’exploitation et de domination qui ont ravagé les territoires colonisés sont encore à l’œuvre dans les banlieues, contribuant entre autres à la précarisation environnementale de ces espaces urbains.

Elle critique régulièrement l’incapacité du mouvement climat en France à s’extraire d’une vision coloniale des quartiers populaires et émet l’hypothèse d’un « désancrage » des habitants vis-à-vis de leur environnement. Un phénomène qu’elle attribue non seulement à l’expérience de l’immigration, mais surtout aux politiques coloniales qui continuent de les affecter au quotidien. Pour y mettre fin, elle convoque en partie de nouveaux imaginaires, comme la figure symbolique du pirate, qui incarne l’aspiration à la liberté dans les quartiers. Son ouvrage Pour une écologie pirate. Et nous serons libres offre un résumé clair de la déconstruction des pouvoirs coloniaux dans l’écologie et la manière dont l’on pourrait élargir le front social écologiste français.

Un concept  : Le système « colonial-capitaliste »

Un livre : Pour une écologie pirate. Et nous serons libres (La Découverte, 2023)

Le panseur de la fracture : Malcom Ferdinand (1985-)


Originaire de la Martinique, Malcom Ferdinand publie en 2019 Une écologie décoloniale (Seuil), un essai remarqué, récompensé par le Prix du livre de la Fondation de l’écologie politique la même année, dans lequel il propose une relecture conceptuelle de l’écologie décoloniale. Docteur en philosophie politique et chercheur au CNRS, Malcom Ferdinand part du constat « d’une double fracture coloniale et environnementale de la modernité qui sépare l’histoire coloniale et l’histoire environnementale du monde ». Une fracture constatée sur le terrain des luttes, puisque les mouvements écologistes et antiracistes œuvrent historiquement à part.

Pour le chercheur, la cause de cette fracture découle de l’ontologie naturaliste propre à l’Occident, de laquelle résulte un « environnementalisme » qui ne prendrait pas en compte les injustices sociales, de genre, ou raciales. En s’inspirant de multiples mouvements, des Assaupamar en Martinique, du Mouvement paysan Papaye en Haïti ou encore de la figure des luttes d’écologie décoloniale Francia Marquez, il propose de s’appuyer sur les savoirs des Caraïbes, en partant du point de vue des populations historiquement dominées. En 2020, il cofonde l’Observatoire Terre-Monde, un centre de recherche pluridisciplinaire spécialisé dans l’étude des écologies politiques des Outre-mer français et des régions proches ainsi que la revue Plurivers. Son dernier ouvrage sur la pollution de la Martinique et de la Guadeloupe au chlordécone, S’aimer la Terre. Défaire l’habiter colonial vient de paraître aux éditions du Seuil (lire notre entretien). 

Un concept  : La double fracture de la modernité

Un livre : Une écologie décoloniale. Penser l'écologie depuis le monde caribéen (Seuil, 2019)

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