Entretien et luttes

Amazonie : « Les Krahôs veulent gagner la bataille politique de l’imaginaire »

La Fleur de Buriti, réalisé par João Salaviza et Renée Nader Messora, 2023. ©Karõ Filmes
La Fleur de Buriti, réalisé par João Salaviza et Renée Nader Messora, 2023. ©Karõ Filmes

Comment l’art sert-il les luttes ? Avec trois membres du peuple krahô dont ils partagent le quotidien dans la forêt amazonienne depuis plusieurs années, le couple de réalisateurs portugais et brésiliens João Salaviza et Renée Nader Messora signe La Fleur de Buriti, un second film sur les Krahôs qui raconte la transmission de leur mémoire et les luttes collectives des peuples autochtones.

Pouvez-vous raconter votre rencontre avec la culture krahô ?

Renée Nader Messora En 2010, j’ai rejoint un groupe qui partait filmer une fête de fin de deuil dans la communauté krahô. Lors de ce voyage, j’ai rencontré plusieurs jeunes Krahôs qui voulaient apprendre à utiliser le langage audiovisuel pour comprendre comment le rendre utile à leur communauté. Avec leur enseignant non autochtone, nous avons organisé des ateliers de cinéma, de montage de films et de photographie… Depuis, un collectif s’est formé et ce projet se poursuit.

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Cette rencontre avec le peuple krahô marque aussi le désir de créer. En résulte une œuvre sous forme de semi-fiction, où Ilda Patpro Krahô, Francisco Hỳjnõ Krahô et Solane Tehtikwỳj Krahô ont participé à l’écriture du scénario. Comment s’est passée la collaboration, vous qui a priori avez deux lectures du monde très distinctes ?

R.N.M. Normalement, la réalisation d’un film passe par plusieurs étapes : l’écriture du scénario, la recherche de financement et le tournage… Or, lorsqu’on travaille avec eux, toutes ces étapes se mélangent. Le film se construit dans la relation : il est une compilation d’expériences, de choses que nous avons vues et d’histoires qui nous ont été racontées. Nous avons par exemple longuement échangé à propos du massacre qu’ils ont subi en 19401 ou de la création de la garde rurale indigène2 pour le tournage de La Fleur de Buriti – qui a duré 15 mois au total. Ensuite, nous construisons le film ensemble, en passant en revue ce qui a été filmé et à force de discussions et de montages, jusqu’au résultat final. C’est un processus un peu mystérieux qui, pour être honnête, nous échappe encore.

Jusqu’où est allée votre immersion ?

João Salaviza Renée est arrivée en 2010 et moi en 2014. Nous avons vécu avec Patpro (membre du peuple krahô et protagoniste du film, ndlr) et sa famille dans le village de Pedra Branca, à l’intérieur de leur territoire. Il y a trois ans, lorsque sa famille a déménagé et fondé un autre village, plus petit et plus au cœur de la forêt, appelé Coprer, nous les avons suivis.

« Les anciens m’ont encerclée et m’ont dit : “Désormais, tu es l’une des nôtres : tu seras nos yeux, notre corps et notre esprit en dehors de la communauté”. »

R.N.M. Ce film n’est que la partie visible de la relation bien plus profonde que nous entretenons avec eux. Une relation qui n’a pas commencé avec notre premier film et qui ne prendrait pas fin si nous décidions d’arrêter la réalisation. Quand on arrive chez eux, les Krahôs organisent une sorte de baptême. Les membres de la communauté choisissent ensemble un nom. Puis, la personne qui attribue ce nom au nouveau membre lui donne le sien. En échange, celle qui le reçoit prend son rôle et doit suivre toutes ses actions. À mon arrivée, j’ai reçu le nom de Patpro, l’une des protagonistes du film La Fleur de Buriti. Quand Patpro m’a donné son nom, elle avait 14 ans. Avec ce nom, j’ai hérité de tous ses liens de parenté : j’ai dû appeler son père « papa », sa mère « maman » et je suis allée vivre chez eux. Aujourd’hui, elle a quatre enfants et c’est avec elle que nous habitons.

Cela vous engage envers la communauté en quelque sorte ?

R.N.M. À la fin du rituel, les anciens m’ont encerclée et m’ont dit : « Désormais, tu es l’une des nôtres : tu seras nos yeux, notre corps et notre esprit en dehors de la communauté. » Dans mon travail, cette responsabilité se traduit dans la façon dont je peux capter la beauté et la complexité du peuple krahô, l’importance du cerrado, le biome où ils vivent et la pluralité des peuples autochtones qui luttent pour continuer d’exister. Nous pouvons y contribuer avec le cinéma. En tant que non-autochtones, nous pouvons aussi servir de médiateurs. Les Krahôs nous demandent parfois de l’aide lorsqu’ils ont un problème, pour écrire un document, porter plainte… Pour moi, être autonome ne signifie pas que l’on doit tout faire par soi-même mais plutôt être capable de se lier aux personnes qui peuvent nous aider à faire ce dont nous avons besoin.

Le film raconte plusieurs moments de leur histoire, du massacre perpétré en 1940 par des paysans qui convoitaient leurs terres, des persécutions durant la dictature militaire (1964-1985) et celles dont ils ont été victimes sous la présidence de Bolsonaro… Dans quelle mesure utilisent-ils le cinéma – et la technologie – pour résister sans renier leur mode de vie ?

J.S. Les Krahôs souhaitent participer activement à la construction de leurs propres récits. Ils veulent gagner cette bataille politique de l’imaginaire en renversant l’idée cristallisée du « bon sauvage » isolé dans la forêt héritée du XVIIIe siècle qui est encore souvent imposée, y compris par l’État brésilien. Aujourd’hui, la technologie s’est immiscée dans le quotidien des Krahôs sans pour autant remettre en question leur ontologie. Quand on y pense, le fer est arrivé en 1500 au Brésil avec les Portugais et les Espagnols. Contrairement aux Européens pour qui l’introduction du métal a signé la première révolution industrielle, et tous les problèmes liés à l’accumulation que l’on connaît aujourd’hui, les Krahôs ont utilisé le métal pour produire exactement ce dont ils avaient besoin pour se nourrir dans un laps de temps réduit. Les drones que l’on voit dans La Fleur de Buriti servent un mode de pensée : ils ont la même fonction qu’un Krahô avec son arc et ses flèches perché à la cime d’un arbre. Le problème n’est donc pas la technologie elle-même, mais la manière dont elle est utilisée.


R.N.M. Le mot « film » se traduit par « carõ » en langue krahô. Le terme « carõ » se réfère à l’esprit des choses. Chaque chose et chaque personne a un carõ, un « double » – une photo, un film, le reflet dans l’eau ou dans un miroir… Lorsque nous dormons et rêvons de quelqu’un – vivant ou mort – cela se produit parce que notre carõ s’est envolé pour rencontrer le carõ de cette personne. Ce mot renvoie aussi à une propriété vitale ; lorsqu’une personne est malade, le chaman raconte que son carõ s’est éloigné de son corps. Il doit revenir pour garantir à nouveau la santé à cette personne. On peut donc dire que le carõ a une vie « séparée » mais toujours liée à celle à laquelle il appartient. Le film est donc ce double qui continue d’agir sur le monde de manière autonome, tout en étant lié aux Krahôs.

Depuis sa réélection, Lula a nommé une ministre des Peuples autochtones, et pour la première fois dans l’histoire du Brésil, la présidente de la Commission d’amnistie s’est agenouillée pour présenter ses excuses « pour la persécution dont ont souffert, au cours des 524 dernières années » tous les peuples autochtones, devant Djanira Krenak, cheffe du peuple krenak. Cela marque-t-il l’entrée dans une nouvelle ère pour les peuples autochtones après quatre ans sous le régime de Bolsonaro ?

J.S. Lula a compris l’importance des mouvements sociaux pour faire bouger de l’intérieur les structures de pouvoir au Brésil. Il s’est émancipé du cadre de la gauche institutionnelle, ancrée dans une tradition davantage liée à la lutte des classes dans les années 1960, pour inclure les mouvements antiracistes, la réforme agraire, le mouvement LGBTQIA+ et en particulier les peuples autochtones. Si nommer pour la première fois au Brésil une ministre issue d’un peuple autochtone pour les représenter est un premier pas, ce n’est pas suffisant. La participation politique des peuples autochtones dans un cadre institutionnel ne peut être efficace si elle ne reflète pas réellement ce que signifie « faire de la politique » dans les villages et dans la forêt. Dans la Constitution brésilienne, les articles 231 et 232 prévoient pour les peuples autochtones un droit total sur la terre qu’ils habitent : le droit de reproduire leur existence, leur culture, leur religion, leur organisation politique et sociale… Les articles posent les fondements d’un État plurinational qui n’est toujours pas en place. Il y a un retard historique. Depuis l’adoption de la Constitution en 1988, les pouvoirs publics avaient cinq ans pour rendre les territoires aux différents peuples. Or aujourd’hui, seule une portion infime de ces terres a été rendue.

João Salaviza et Renée Nader Messora durant le tournage de La Fleur de Buriti.

R.N.M. Lula a attribué beaucoup plus de territoires que Bolsonaro – qui n’a rien fait en ce sens – mais les petites transformations qu’il met en place sont encore sur une base très fragile. Car à tout moment, tout peut encore régresser. Lula a vaincu Bolsonaro, mais pas le bolsonarisme : il est encore bien présent dans les institutions, que ce soit au Parlement ou à l’Assemblée nationale. 

Résumé deLa Fleur de Buriti :

Le film raconte, à travers la fille de Patpro qui pressent un mal à venir, les épisodes douloureux de l’histoire du peuple krahô : du massacre perpétré en 1940 par des propriétaires terriens au braconnage de leurs terres, jusqu’à une grande manifestation qui rassemble plusieurs peuples autochtones au Brésil contre les persécutions du gouvernement de Jair Bolsonaro.


1. En 1940, de grands propriétaires terriens ont décimé trois villages, dont celui de Pedra Branca, pour s’approprier les terres où vivaient les Krahôs.

2. La garde rurale indigène (GRIN) est une milice créée sous la dictature militaire où furent enrôlés de force des membres de communautés autochtones pour pacifier certains territoires.

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NUMÉRO 66 : OCTOBRE-NOVEMBRE 2024:
La crise écologique, un héritage colonial ?
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