Autodéfense intellectuelle

François Bégaudeau : deux ou trois choses sur les mots

Illustrations : Michelle Urra

Que se cache-t-il derrière les éléments de langage utilisés par la classe politique et les commentateurs de l’actualité ? Ces mots, si dévoyés qu’ils perdent leur sens, nous en apprennent davantage sur ceux qui les prononcent que sur la réalité des choses. François Bégaudeau s’emploie dans ce texte à les désamorcer.

En bonne pédagogie, et en souvenir ému des leçons sémantiques d’Éric et Ramzy, nous commencerons par nous mettre en situation. 

Nous sommes en juin 2022, les législatives ont comme il se doit offert une majorité au parti de l’ordre, mais la Nupes et le RN ont gagné un nombre de sièges significatif, ce qui déchaîne les commentaires des commentateurs. C’est l’habitude des commentateurs homogènes et mimétiques de se refiler des mots. Cette fois ils se refilent « ingérable ». Avec une telle répartition des sièges, assurent-ils, l’Assemblée va devenir : ingérable.

Retrouvez ce texte dans notre hors-série « Manuel d'autodéfense intellectuelle », sous la rédaction en chef de François Bégaudeau, en librairie et sur notre boutique.


Réaction possible du récepteur de commentaires branché sur une chaine d’info : la crédulité. Tant par fatigue que par mou conformisme, le récepteur choisit de ne pas douter de la parole de ces gens diplômés de grandes écoles où on leur a enseigné la vérité, et l’art de la répandre. Quand les commentateurs nous informent que l’Assemblée va devenir ingérable, le récepteur peut les croire, doit les croire.

En revanche un récepteur levé du mauvais pied ou gauchiste de naissance cherche la petite bête. Il fait entrer dans la danse des mots un indésirable, un fâcheux, un fouteur de merde : le réel. Par exemple le réel d’un gouvernement de droite, nommé par un président de droite, qui à cet égard peut compter sur le soutien du groupe parlementaire du parti de droite nommé Les Républicains.

Le récepteur a donc devant lui des mots et des choses désaccordées. Mots : l’Assemblée va devenir ingérable. Choses : la donne constitutionnelle garantit une Assemblée docile, la donne contingente garantit au gouvernement Borne une majorité parle­mentaire – avec le napalm du 49.3 en cas de gronde des godillots. Les mots annoncent le désordre, les choses pérennisent l’ordre. Qui a raison : les mots ou les choses ? Qui dévie ?

En général, les choses ne dévient pas. Les choses sont à peu près ce qu’elles sont. Un lavabo est à peu près un lavabo. Le 49.3 est le 49.3, il permet ce qu’il permet. Les déviants, c’est les mots. Par nature, les mots s’écartent des choses pour exister, et du même coup s’écartent d’eux-mêmes. Le hiatus, ici, est entre un mot et lui-même. Le récepteur mal luné, celui que les expertises autodécrétées n’impressionnent plus, entrevoit qu’ingérable ne veut pas dire ingérable.  

Le récepteur est même tenté, à ce stade, de conclure qu’ingérable ne veut rien dire. Que les commentateurs, qu’ils soient éditorialistes, élus, twittos, ministres youtubeurs, économistes en retraite, Éric Brunet, ou mon voisin, disent tout simplement n’importe quoi. Ils disent ingérable comme ils auraient pu dire : courgette. L’Assemblée va devenir courgette. 

Le récepteur ferait fausse route. La langue des commentateurs ne dit pas n’importe quoi. Elle n’est pas du pur bullshit. Les commentateurs ne disent pas ce qu’ils disent, c’est entendu, mais ils disent quelque chose. Ingérable ne dit pas ingérable, mais dit quelque chose. Dit quoi ?

Le fin mot

Pour l’enquête ainsi ouverte, l’auditeur a besoin d’indices complémentaires. Il est servi : des indices, les commentateurs en livrent par paquets de douze. Les commentateurs sont très transparents, leur jeu est lisible et sans surprise. Au moindre débat houleux dans la nouvelle Assemblée postulée ingérable, on les voit immanquablement tancer les députés de la Nupes qui ne savent pas se tenir, qui déshonorentleur fonction, qui se comportentcomme des irresponsables, qui pénètrent l’hémicycle débraillés, qui y entonnent des chants vulgaires et y font régner une ambiance de cour de récré. Puis, au nom d’une vieille préférence pour l’extrême droite contre les communistes, on les voit souligner le contraste avec les députés du RN, qui se tiennent bien, arborent cravates et tailleurs, n’insultent pas leurs condisciples, ne mettent pas des coussins péteurs sur le banc des ministres, déposent quasi zéro amendement en deux semaines de débats sur la réforme des retraites, en somme se tiennent sages. Des anges. D’ailleurs la meilleure d’entre eux, Marine, a déploré que les députés Nupes veuillent transformer le parlement en ZAD. Les commentateurs ont approuvé, et maintes fois repris la métaphore. Marine a bien appris leur langue. Elle sera bientôt admise à l’Élysée comme d’autres le sont à Sciences Po.

Toutes ces expressions forment un faisceau et convergent vers un sens unique : les députés Nupes sont des enfants. Ingérable n’est décidément pas l’équivalent de courgette. Ingérable est inadéquat par ce qu’il dénote – de fait l’Assemblée n’est pas ingérable –, mais adéquat par ce qu’il connote : la scène scolaire. La scène éducative, et punitive à l’occasion. Ingérable se dit d’un élève dont l’attitude négative contraint l’administration à le convoquer en conseil de discipline. Les commentateurs sont des parents, des CPE, des principaux de collège. Dossiers en main, ils décident si les impétrants méritent d’être accueillis dans la communauté éducative, la communauté républicaine. Après une période probatoire de six mois, la réponse est non. Les Nupes sont recalés. Trop immatures.

À vrai dire, l’équipe éducative s’est fait une opinion bien avant. « Ingérable » a irrigué tous les commentaires bien avant que s’ouvre la première session parlementaire et que les Nupes viennent crotter les rangs de l’Assemblée. « Ingérable » ne qualifie pas une attitude objective des députés de gauche, mais exprime un préjugé auquel les commentateurs feignent d’adhérer et finissent par adhérer – ces gens finissent toujours par croire à leurs mensonges. Les commentateurs préjugent que le groupe Nupes va rendre l’Assemblée ingérable – et jubileront quand les chahuteurs auront l’air d’accréditer le préjugé.

« Ingérable » nous dit quoi ? Qu’en leur for intérieur, les commentateurs estiment que les Nupes n’ont rien à faire là – comme le conseil de classe de fin de troisième estime qu’un élève faible n’arien à faire dans le général. L’élève ira dans la filière professionnelle, c’est sa place. Les Nupes iront dans la rue, c’est leur place, et ça colle mieux à leur dress code à base de robes pas chères et de maillots de foot en nylon surannés.

Qu’on se le dise – et « ingérable » nous le dit – l’Assemblée, c’est le lieu du peuple mais pas de n’importe quel peuple. Un peuple trié sur le volet. L’Assemblée est un club sélect. Les députés doivent être des gens responsables, car ils sont les gardiens de la stabilité de la nation, et de l’ordre social postulé légitime et équitable. 

Qu’on se le dise : l’exercice législatif ne consiste pas à réinventer les règles du jeu social mais à les stabiliser. « Ingérable » dit alors qu’en République, seules les élections donnent la légitimité, mais que tous les vainqueurs d’élections ne sont pas légitimes. Le peuple est seul légitime sauf quand son opinion n’est pas légitime. Une élection n’est légitime que lorsqu’elle relégitime l’ordre social – de même que l’école n’est viable que si elle consacre les héritiers.

« Ingérable » contient gérer. Ceux qui disent ingérable appréhendent la politique comme gestion de l’existant. Les députés Nupes ne sont pas exactement ingérables, ils sont ingérants. Leur tempérament les incline précisément à ne pas se contenter de gérer. Aux yeux des gardiens du temple, les députés Nupes ont ce défaut majeur de vouloir faire de la politique.

Ce que la bonne élève Marine entend par ZAD, c’est la politique elle-même. L’extrême droite, qui décrète l’harmonie organique de la nation, déteste le dissensus qui fonde la politique. L’extrême droite partage avec la bourgeoisie l’ambition de conjurer la politique, pertinemment entendue comme désordre, comme chahut. Ce qui revient à maintenir hors des sphères du pouvoir les vulgaires, les gens du vulgum. L’Assemblée et la nation ne sont gérables que si les gèrent des gens raisonnables et matures comme Jordan Bardella qui porte le costume – par respect pour ses électeurs, dit-il, alors qu’il ne s’agit que de respecter les codes des dominants. L’ordre veut des soumis, Jordan qui veut en être se soumet.

Qu’est-ce qu’une Assemblée ingérable pour nos commentateurs, ministres, élus, Marine, Jordan ? Une Assemblée où a lieu de la politique.

Voilà où nous mène ingérable. Mot inadéquat aux choses mais parfaitement adéquat au système de pensée de ceux qui le formulent. 

Qui parle là ?

Notre mise en situation numéro 1 débouche sur une mise au point : ce n’est pas parce que les mots de l’adversaire sont mensongers qu’ils ne charrient pas une vérité. Simplement, cette vérité ne porte pas sur le sujet abordé, mais sur le sujet qui parle. « Assemblée ingérable » ne dit rien de l’Assemblée, mais tout de celui qui dit « Assemblée ingérable » ; rien de la réalité objective de l’Assemblée, mais tout de l’idée que s’en fait celui qui la décrète ingérable. Il y a donc hiatus entre le mot et la chose, mais parfaite adéquation entre le mot et celui qui le prononce. « Ingérable » est parfaitement accordé à ses colporteurs. Il verbalise au plus près ce qu’ils sont. 

Les mots renseignent sur les corps qui les portent. Et lesdits corps renseignent sur les mots. Bien saisir un élément de langage passe par l’identification nette de celui qui le diffuse. Car un mot ne tombe pas du ciel, il est émis dans une circonstance précise, par une bouche singulière dont le propriétaire particulier occupe une position sociale d’où s’infère l’essentiel de ses positions politiques. 

Prises dans l’absolu, les expressions de l’adversaire sonnent souvent bien. Par exemple « réveil des peuples », ça sonne bien, ça sent bon. Ça sent la lutte sociale, le soulèvement émancipateur. Les peuples endormis – autrement dit dociles – se réveillent – autrement dit se révoltent. Or observons maintenant de quelle bouche sort « réveil des peuples ». Cette bouche nous l’avons souvent vu à l’œuvre et nous ne l’avons jamais entendu soutenir un mouvement social, témoigner sa solidarité à des grévistes, célébrer les manifestations de femmes au Chili ou le Hirak en Algérie. Cette bouche qui s’autoérotise du « réveil des peuples » ne semble pas exulter quand des peuples réels se réveillent réellement. Hiatus, à nouveau. 

Si « réveil des peuples » ne vaut pas pour toutes ces insurrections, « réveil des peuples » ne doit pas être entendu dans l’absolu. Une écoute plus attentive établit que, dans la bouche de cet individu et de quelques autres du même bois, le « réveil des peuples » est le réveil du sentiment nationaliste dans certains pays d’Europe – Pologne, Hongrie, Suède, Italie, etc. Les peuples se réveillent d’un long sommeil où ils étaient des nationalistes honteux, et mettaient en sourdine leur refus de la submersion migratoire. Le réveil des peuples est une manière de racist pride

Le locuteur opère ici une double opération ;

1 dissimulation d’un réel particulier (le nationalisme de certaines franges de certaines populations) derrière un terme générique. 

2 dissimulation d’un affect inavouable (je défends les individus de souche) sous le couvert d’une fibre sociale (je défends les classes populaires) – on sait que le générique peuple, où le registre éthique s’achète une respectabilité en s’amalgamant avec le registre social, est le mot fétiche des dissimulateurs. C’est qu’au fond le raciste n’a pas encore complètement recouvré sa fierté. Il s’astreint donc à montrer patte blanche – patte noire –, sûr que les patrouilles du politiquement correct font des rondes.

Dans Catenaccio mon amour, William Will donne à cette dissimulation de type 2 le nom de contrebande. L’autodéfense intellectuelle est alors un travail de chien de douane. Il s’agit de flairer la mauvaise camelote dans le beau sac langagier qui passe par là.

Car le sac n’est pas vide, on y insiste. Le sac est très chargé. Ouvrez-le et la prise sera bonne.

Ce que laissera apparaître notre mise en situation numéro 2. 

Contrebande

Soit une éditorialiste, que nous appellerons P par respect pour l’anonymat qu’elle protège en sautillant d’un plateau l’autre depuis quinze ans. Ce jour-là, P a accepté l’invitation d’une émission de grande écoute à commenter l’actualité, à commenter des commentaires. Entre autres sujets urgents, P se prononce sur Brigitte Macron qui s’est déclarée en faveur de l’instauration de l’uniforme à l’école. P livre un constat qui, elle doit le reconnaître la mort dans l’âme, plaide en faveur de cette mesure : tous les établissements scolaires qui accueillent des enfants de riches imposent l’uniforme. Ainsi, développe P, les enfants de riches sont dès l’adolescence accoutumés à se plier à des règles sociales, alors que les enfants de pauvres, laissés libres de leur tenue, ne bénéficient pas de cette mise en condition et auront un gros choc à leur entrée sur le marché du travail où leurs supérieurs leur imposeront des règles strictes voire une tenue de travail.

En faisant ainsi vibrer notre corde égalitaire, P est au bord de nous retourner sur un sujet où nous nous pensions inébranlables. Dans la liberté vestimentaire, nous ne voyons plus la liberté, mais une façon de redoubler l’aliénation des plus faibles. Ces malheureux se croient libres, et c’est le contraire.

Si nous ne connaissions pas P, nous serions prompts à valider son argument, et à courir commander 5 millions de blazers à une usine de textile chinois pour la rentrée prochaine. Or nous la connaissons comme si la télé l’avait faite. Son omniprésence médiatique nous a donné toutes les billes pour l’identifier. Nous savons par exemple que P, qui aujourd’hui dénonce la rupture d’égalité que constitue le vêtement libre à l’école, est rarement la plus diligente quand il s’agit de défendre l’égalité. Nous l’avons même parfois entendu critiquer l’égalitarisme, sac de contrebande bien connu de la critique de l’égalité – aussi vrai que la critique des excès du féminisme, ou des ayatollahs de l’écologie masque une critique du féminisme en soi, de la cause éco­lo­giste en soi.

À nouveau affleure le double hiatus qui signale la torsion langagière. Hiatus entre l’énoncé et l’énonciatrice – entre les mots et la bouche qui les articule ; hiatus entre ses mots et les choses. Car coté choses, il est observable que le supposé constat ne constate rien. Il est observable que : 

- l’immense majorité des collèges et lycées français qui accueillent les rejetons des classes supérieures n’imposent pas l’uniforme. Dans les très rares qui l’imposent s’agglomèrent les enfants des très hautes classes, le but est alors, non de préparer ces futurs dirigeants à se plier aux ordres qu’ils ne recevront jamais, étant plutôt voués à les donner, mais de singer les codes de l’aristocratie, et notamment celle de la nation mère du libéralisme, l’Angleterre. 

- un petit prolétaire est, au long de son parcours scolaire, cent fois plus souvent soumis à une contrainte qu’un petit bourgeois. Cent fois plus souvent repris, sermonné, blâmé pour un retard, moqué pour une copie indigente, recadré, rappelé à l’ordre, puni, retenu, viré. Si jamais un prolétaire n’avait pas le sens de la discipline en entrant à l’école, il en a une compréhension très sensible lorsqu’il en sort douze ans plus tard. Le voilà parfaitement préparé à subir les injonctions d’un manager. L’observant trimer à la caisse du magasin H&M des Halles, on devine qu’il n’a pas résisté longtemps au port du polo siglé de l’enseigne qui l’emploie. Et si c’est d’un gros caïd qu’il s’apprête à recevoir ses ordres de mission de dealeurs, on gage que le port de l’uniforme au collège ne l’aurait pas mécaniquement détourné de ce débouché professionnel lucratif.

Accessoirement, l’argument égalitaire bis de P, à savoir qu’avec l’uniforme s’abolissent les disparités vestimentaires et qu’ainsi les élèves sont jugés sur leur seule capacité scolaire, se heurte violemment aux lois socio-urbanistiques qui veulent que les pauvres et les riches ne fréquentent jamais les mêmes écoles.

Comme nous sommes rodés, ce double hiatus nous fait instantanément comprendre que P ne dit pas ce qu’elle dit. En outre, nous savons que l’écart entre ce qu’elle dit et ce qu’elle ne dit pas ne relève pas du mensonge. P ne dit pas une chose en pensant le contraire. Le sac de contrebande n’est pas le contraire de la camelote qu’il cache. Il est un écrin. Une couverture. Éventuellement un leurre. 

Alors qu’y a-t-il dans le sac ? Que nous dit P sous les apparences d’une incantation égalitaire ?

Précisons la situation d’énonciation. L’incantation n’est pas émise depuis le village dans les nuages, mais dans le studio d’enregistrement de l’émission « Quotidien ». P n’aurait pas pu se trouver là il y a dix ans. Parce que « Quotidien » est le temple de la bourgeoisie cool, et que P s’est d’abord distinguée par des positions pas très cool – sur l’Europe, sur l’école, sur le féminisme. Mais aujourd’hui, par opportunisme ou imprégnation des valeurs du journalisme mainstream dont elle est une tête de gondole, P a ravalé les positions réactionnaires empruntées à ses premières idoles Philippe Muray et Alain Finkielkraut, et l’on gage qu’elle n’a plus grande réticence au macronisme que soutient avec zèle son mentor politique, Jean-Pierre Chevènement. Dans le même temps, et symétriquement, les cools se sont raidis devant les épisodes contestataires jaunes puis rouges, et sont de plus en plus accueillants aux litanies conservatrices des plus à droite qu’eux. Chacun ayant fait un pas vers l’autre, les cools et P se retrouvent à mi-chemin.

Néanmoins les cools ont encore quelques réflexes cool et la réac a encore un petit fond réac qu’elle confesse volontiers après trois verres de Bourgogne. À « Quotidien » où elle se plaît bien, P va donc tâcher de cacher ce petit fond. Étant bien consciente que l’uniforme ce n’est pas cool, que c’est même le contraire du cool qui s’incarne d’abord dans les fringues, elle ne va pas le défendre pour lui-même, mais au nom de l’égalité. C’est que P présuppose, à tort, que les cools ont quelque souci de l’égalité, alors qu’ils n’ont souci que de leur distinction économique, morale, esthétique. P imagine que les cools sont à gauche, alors qu’ils ne sont qu’à sa gauche à elle, ce qui n’a rien à voir. P masque donc le fond de sa pensée : le goût de la discipline. De la discipline en soi. Des corps disciplinés, non pas pour les préparer en douceur à la trique des marchands, mais parce qu’il est souhaitable en soi qu’un corps soit discipliné. P a donc fait passer un affect autoritaire pour un affect égalitaire. Cet affect autoritaire inclut (ou s’origine dans) une méfiance à l’égard de l’individu, de l’individualité, de la singularité. 

Résumé. Ce qui est apparemment dit : l’uniforme est bon parce qu’il égalise. Ce qui est réellement dit : l’uniforme est bon parce qu’il uniformise. Par extension : il est dommage que les pauvres ne portent pas l’uniforme, qui leur apprendrait la politesse et les tiendrait en respect. L’uniforme vendu comme un outil de soutien aux pauvres est en fait prisé comme un outil de contrôle des pauvres. Des pauvres on attend qu’ils en rabattent, comme les activistes écolos, que, dans la même émission, P ne s’est pas gênée pour conchier. Leur cause est juste mais pas leurs pratiques, dit-elle, et c’est une nouvelle manœuvre contrebandière maintes fois recensée : condamner les moyens pour masquer la condamnation des fins.  

Du nez

Sommes-nous désormais armés pour déjouer les attaques lexicales de l’adversaire ? 

Nous pouvons nous tester. Ce ne sont pas les occasions qui manquent. Pas les énoncés qui manquent.

Tiens au hasard celui-ci : la réforme des retraites vise à sauver le système par répartition auquel nous sommes tous attachés.

Réflexe 1 ? Caractérisation de la situation d’énonciation. L’énonciateur X, si soucieux de sauver nos acquis sociaux, appartient à un camp occupé à restreindre les droits des chômeurs dans le but noble de remettre la France au travail. Par ailleurs, il y a quatre ans, le même X défendait le passage à la retraite par capitalisation. Hiatus : répartition d’un côté, capitalisation de l’autre.

Résolution romanesque du hiatus : X a changé en quatre ans. X a avalé un Bernard Friot, et le voilà soucieux de perpétuer le déjà-là communiste inventé en 1946. Résolution non romanesque du hiatus : X ne rêve que de capitalisation mais a bien compris qu’on ne sortirait de la répartition qu’en feignant de s’y maintenir.

Un autre test ?

Énoncé : je professe la nuance. Variante de l’énoncé : je ne suis affilié qu’à un parti, le parti de la nuance. Complément : je déplore cette époque où la nuance n’est plus permise.

L’énoncé est de type générique, comme l’indique l’entité « époque » qui n’est d’aucun usage réaliste. Comme l’indique aussi l’article défini : ce qu’il s’agirait de défendre c’est LA nuance, en tout temps et en tout lieu. Au bout de trois jours de stage en forêt lexicale, nous savons comment déjouer un énoncé générique : déceler l’énoncé particulier qu’il grime. Nous notons alors que le même X a, sur d’autres stations, à d’autres micros, tracé les contours d’un territoire de non-nuance, qui se trouve coïncider avec celui de l’Ukraine. X nous a partout raconté qu’entre Lviv et Bakhmout, l’Ukrainien sans nuance héroïque, courageux, démocrate, européiste, génie militaire et excellent pâtissier se bat contre le Russe barbare, alcoolisé, désorganisé, homophobe, et souvent diabétique. X clame qu’il n’y a pas à tergiverser avant d’envoyer des armes au peuple agressé. Il est au bord d’ajouter que ce n’est pas le moment de faire dans la nuance.

Il semblerait donc que l’apologie inconditionnelle de la nuance par X ne vaille que dans certaines conditions. Que sa règle de conduite universelle – la nuance, partout, toujours, à la vie à la mort – souffre quelques exceptions.

Ainsi ledit X condamne sans nuance les violences perpétrées par les Gilets jaunes autour des Champs-Élysées, les squatteurs de résidences secondaires, les rassemblements contre les méga-bassines à Sainte-Soline, les jets de soupe sur les tableaux vitrés des musées. Nous a-t-il menti ? A-t-il promu une chose en pensant le contraire ? Dans son blanc fallait-il entendre noir ? Nous, stagiaires aguerris, savons que non. Dans cette défense intransitive de LA nuance, il fallait entendre l’apologie d’UNE catégorie de nuance, une seule : celle qui oppose la modération à la radicalité du camp social, et désire n’infléchir l’existant qu’à petites doses appelées réformes, pour à la fin consolider les bases structurelles de l’ordre social. L’éloge de la nuance est une profession de foi conservatrice. L’appel à la pondération une préconisation du statu quo. Une resucée du checks and balances, qui exclut du pouvoir états-unien les courants enclins à une subversion des règles du jeu social. Un peu de ci, que contre­balance un peu de ça et ainsi soyons sûr que l’équilibre général sera maintenu. X n’est pas nuancé, il est centriste.

C’est simple.

C’est tellement simple qu’on aurait pu économiser un stage. L’autodéfense intellectuelle n’a besoin ni des lumières de la science (débunkologie?), ni d’expertise, ni de diplômes, ni de trois semaines de formation financées par la Chambre de commerce, ni de coachs, tuteurs, maîtres ès décryptages. Aux mots ineptes de l’adversaire, elle n’oppose pas des mots savants, mais des choses. Les choses sont là, elles n’attendent que d’être vues et entendues. Pour parer aux grossières manœuvres langagières, nous n’avons pas besoin d’outils, mais de bien utiliser les merveilles dont tous à parts égales sommes pourvus dès la naissance, à savoir des yeux et des oreilles. Et un nez pour flairer. 

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