Je parle, tu parles, nous parlons approximativement. Ce n’est pas de ma faute ni de la tienne. C’est de la faute du langage, approximatif par nature – le mot ne sera jamais la chose. C’est aussi de la faute de l’interrelation. Dans une conversation les lèvres remuent à toute vitesse, ça vient comme ça vient. Si chaque mot devait passer le test de justesse avant de sortir, rien ne sortirait.
La parole puise dans le déjà-nommé. Elle utilise des mots tout faits, comme il y a des expressions toutes faites. Les utilise sans réfléchir. En général tu ne vois pas ce que je veux dire mais moi non plus en général je ne vois pas ce que je veux dire. Je ne visualise pas la chute quand je dis être tombé amoureux. Je ne mesure plus l’excès de « je suis mort de rire » quand je le formule. Le premier qui a dit « je suis mort de rire » était un poète, les suivants sont des suiveurs, des robots. Nous sommes des parleurs automatiques, des distributeurs automatiques de phrases.
Chronique à retrouver dans notre numéro 57 « Manger les riches ? », en kiosque et sur notre boutique.
À un locuteur désireux d’exprimer que ceux qui nous gouvernent ont perdu le sens des réalités, un adjectif vient automatiquement. Il est là qui s’offre, comme s’offre l’adjectif palpable à qui veut qualifier une tension, ou l’adjectif crapuleuse à qui veut qualifier une sieste augmentée de sexe. Le locuteur en pilote automatique n’a pas à inventer un mot, ni à se creuser, celui-ci ira très bien, il a fait ses preuves, et donc voilà, ça vient, ça sort, c’est dit, ceux qui nous gouvernent sont : déconnectés.
La parole écrite, quand elle n’est pas pratiquée sur Twitter où elle épouse la délicate spontanéité de l’oral, a ceci pour elle de n’être pas automatique. La différence entre l’oral et l’écrit n’est pas de degré mais de nature. L’écrit, c’est de la parole contrôlée, repassée, amendée. Écrivant, j’ai le temps ; aucun interlocuteur n’attend que j’alimente la conversation, je peux me permettre de chercher plutôt que de trouver. Je peux snober le premier vocable qui me vient et partir en débusquer un plus adéquat au fond de moi, au fond de la langue. Je peux peser mes mots. Je peux m’exprimer en termes choisis. Je peux me redresser sur ma chaise pour jauger la nomination qui vient d’apparaître sur le document Word sans que j’y aie pris garde, et la questionner. Est-ce ainsi qu’il est pertinent de nommer ? Est-ce que « déconnectés » est le mot juste ?
Sécession des zélites
L’écrivant note d’abord que « déconnectés » est un automatisme collectif depuis au moins trente ans, mais que parallèlement s’est imposé « connectés », porté par la subversion technologique de nos quotidiens. « Nos élites », nos élus, nos propriétaires, nos journalistes, sont sans doute déconnectés, mais aussi très connectés, twittant à l’envi, textotant la nuit depuis leur chambre de l’Élysée, scrollant en pleine commission parlementaire, effleurant leur tablette en attendant l’embarquement d’un Francfort-Taïwan, écrivant leurs articles en ligne en consultant des articles en ligne.
Toujours fort de son recul statutaire, l’écrivant note ensuite que le préfixe privatif de « déconnectés » suppose que l’individu déconnecté ait été antérieurement connecté. Thèse qui peut se comprendre de deux manières non exclusives l’une de l’autre.
1. Il y eut un moment de l’histoire où les gens de pouvoir, les zélites, les élus, étaient connectés. Et donc un moment où ces gens, nos zélus, nos zélites, firent sécession. Ce moment reste à ce jour indéterminé. On ne sait pas si les dernières élites connectées sont celles des Trente glorieuses ou de la lignée capétienne. On sait juste que Louis XV partageait avec son palefrenier sa passion du tuning.
2. Il y eut un moment de leur existence où les actuels gouvernants étaient connectés. Et puis ils ont accédé au pouvoir. Or, pensée automatique, pensée toute faite : le pouvoir fait perdre le sens des réalités. Le pouvoir vous : déconnecte. Bruno Le Maire est hyper ancré dans le réel pendant ses vingt premières années et puis, catastrophe, il réussit le concours de l’ENA. Le jour de son entrée dans cette Très Haute École, la réalité se dissout autour de lui. Fini l’ancrage, fini les beuveries prolétaires, fini le tuning.
C’est le récit que nous autres gens d’en bas resservons indéfiniment. Mais ce récit est-il si réaliste ? Ne sommes-nous pas nous-mêmes à côté de la plaque, et hors sol, lorsque nous le dispensons ?
On pèse un mot en l’éprouvant au réel. Que pense le réel de « déconnectés » ? Comment vivent réellement les gens de pouvoir ? Observons-les. Nous voyons que ces gens ne sont pas plus déconnectés que nous autres gens sans pouvoir. Ministres ou caristes, un humain n’a une connaissance sensible que d’une infime partie de l’existant. Je suis un gars d’en bas mais 99 % des pays me sont inconnus, 99 % des métiers, 99 % des animaux, des fleurs, des marques de yaourt, des alinéas du code du travail.
Je suis plutôt au fait des rapports de force dans le champ culturel, plutôt au fait de la vie de ma sœur et de l’évolution du chantier d’immeuble au bout de ma rue, mais sur l’actuel état de notre réseau ferroviaire j’en sais beaucoup moins que l’actuel ministre des Transports que d’ailleurs je ne connais pas – je suis autant déconnecté de ses agissements que lui des miens. Son statut de ministre et mon statut d’écrivain nous rendent aussi lucides sur certaines choses qu’aveugles à d’autres. En devenant trader, je me branche sur le réel de la finance mondiale mais je me débranche définitivement du réel de la livraison de pizzas où étudiant j’excellais. Chaque choix de vie vous connecte à ceci et vous déconnecte de cela.
Bruno Le Très Connecté
On précisera alors : les élus sont déconnectés du réel des classes inférieures. On aura déjà beaucoup progressé, beaucoup affiné la nomination. Mais ce ne sera pas encore ça. Ce ne sont pas les élus qui sont déconnectés des classes inférieures, ce sont les bourgeois. Bruno Le Maire ne s’est pas subitement dissocié de la vie prolétaire avec sa nomination comme secrétaire d’État aux affaires européennes. Ce réel-là, le bon Bruno, bien né et bien éduqué, n’en a jamais eu connaissance. En revanche, Bruno connaît beaucoup mieux que moi Neuilly-sur-Seine où il a grandi, le lycée Saint-Louis de Gonzague où il a obtenu brillamment son bac, les opéras Bastille et Garnier où il est plus assidu que moi, les chalets alpins, les cabinets ministériels, les dîners deux étoiles avec des leaders de l’industrie agro-alimentaire. Bruno est très connecté à la bourgeoisie. Ça tombe bien, c’est elle qu’il entend servir.
On dit de l’homme qui l’a nommé, Emmanuel Macron, qu’il ignore la frange souffrante du pays qu’il préside. C’est sans doute vrai. Mais c’est indifférent. Si par miracle, par anomalie sociologique, par bifurcation accidentelle, par exceptionnel, Emmanuel se représentait soudain concrètement le quotidien d’un égoutier, sa politique ne s’en trouverait nullement affectée. Il continuerait à œuvrer en faveur de la classe dont il est issu, et qui le soutient moyennant quelques décrets ou lois propres à offrir des marchés juteux à leur voracité. Ceci est vrai de lui comme de tous ses prédécesseurs, Capétiens compris : le pouvoir sert les gens de pouvoir, quelque connaissance qu’il ait de la vie de ceux qui n’en ont pas. La bien nommée classe dirigeante dirige à son profit. Nos élites, les PDG comme les députés, sont décidément beaucoup trop connectées. Connectées à la classe qui les régale et qu’elles régalent.
François Bégaudeau pilotera le prochain hors-série Socialter, de 180 pages Manuel d'autodéfense intellectuelle. Précommandez votre exemplaire sur Ulule !
Soutenez Socialter
Socialter est un média indépendant et engagé qui dépend de ses lecteurs pour continuer à informer, analyser, interroger et à se pencher sur les idées nouvelles qui peinent à émerger dans le débat public. Pour nous soutenir et découvrir nos prochaines publications, n'hésitez pas à vous abonner !
S'abonnerFaire un don