Les noces de la gauche et de l’élection relèvent du burlesque. Le burlesque archétypal est en deux temps : un corps se tient debout puis tombe. Se relève, retombe, et ainsi de suite. Le burlesque électoral de gauche est en deux temps : espoir, déception. Élan, mur. Ferveur du vendredi, amertume du lundi. Chaque élection ou presque voit la gauche passer de l’hystérie des possibles à l’évidence de l’impossible. De l’orgie de conjectures (si Roussel se désiste et Zemmour monte et Hidalgo fait du ski, Mélenchon passe) à la fatalité de la structure.
À tous les coups, l’illusion du changement se heurte à l’inertie du corps social. L’espace de quatre mois de campagne, l’individu de gauche se prend à croire, comme Thatcher, que la société n’existe pas. Puis les scores fatals tombent et c’est la société qui se rappelle à lui. La société et ses lignes constantes – que l’élection bouge autant qu’un moucheron bouge un chêne.
L’une des constantes des sociétés occidentales depuis cinquante ans est que les classes populaires ne votent pas à gauche, ou alors très en deçà de leur proportion dans la population. Ce fait est généralement vu comme une anomalie, puisque alors les classes populaires refusent leurs suffrages à ceux qui les défendent. Ceux qui les défendent en viennent à dire qu’elles votent contre leurs intérêts. C’est la façon qu’a trouvée la gauche, amoureuse éconduite, d’encaisser ce râteau : les prolos ne veulent pas de nous parce qu’ils se trompent sur leur situation. Nous, gens de gauche, nous en savons davantage sur eux qu’eux-mêmes. Prolo, tu t’égares. Au fond de ton cœur, ce n’est pas la droite que tu aimes, c’est nous.
Marx appelle fausse conscience l’erreur commise par un sujet social dans l’appréciation des rapports sociaux qui le concernent. Fausse conscience du prolétaire qui vote comme les commerçants, du métayer qui adopte les convictions de son propriétaire, de l’artisan indépendant solidaire du patronat, etc. Le concept est séduisant mais inattendu venant d’un matérialiste. Si la conscience est la projection de faits matériels, alors elle est toujours vraie. Il n’y a pas d’anomalie possible – seulement d’éventuels faits idéels qui court-circuitent la transmission de la cause matérielle à l’effet idéologique : médias, propagande objective des institutions, etc. Hors ces faits, un matérialiste doit postuler le caractère logique du non-vote de gauche des classes populaires. Cette logique a plusieurs branches.
Mécaniques du vote
Il est étonnant que Thomas Frank dans son Pourquoi les pauvres votent à droite (Agone, 2013 [2008]) ait oublié la branche contenue dans son titre. Étonnant que, parmi les causes du vote à droite des pauvres, il ait négligé le vote même, c’est-à-dire le dispositif électoral, ses modalités, ses présupposés. Coupable manquement que William Will pallie dans Pique-nique, son essai apocryphe, dont il faut rappeler les deux axiomes :
1. L’élection est un dispositif conservateur, conçu et orchestré pour consolider l’ordre existant en le légitimant. Il est donc cohérent qu’on vote dans un esprit conservateur, voire autoritaire – a fortiori à la présidentielle qui désigne un chef, qui plus est nanti de testicules. Électeur, je m’exprime au nom de l’ordre et en hostilité au désordre. L’électeur prolo ne déroge pas, qui vote non en tant que prolo, mais en tant qu’électeur. Qui vote donc en tant que dominant. Qui vote avec la petite part de lui qui domine. Qui vote par exemple en tant qu’autochtone et contre le dominé immigré. Ou en tant que salarié même précaire, surtout précaire, contre le chômeur dit « assisté ». Ou en tant que citoyen honnête contre le délinquant.
Le vote RN est dit « de colère » : c’est vrai, mais c’est une colère de conservateur – tous les goûts sont dans la colère. Colère de qui angoisse de perdre le peu qu’il a. Comme il apparaissait dans le vote trumpiste, le pauvre qui vote à droite n’est jamais un hyper-pauvre. L’hyper-pauvre, lui, ne vote pas. Il subit le vote du pauvre d’au-dessus.
2. L’électeur pour voter s’isole. S’isole doublement : en se glissant dans l’isoloir, mais au préalable en s’extirpant de sa situation sociale. Or la conscience de classe s’acquiert dans la fréquentation d’autres individus d’égale condition, notamment sur le lieu d’activité professionnelle. Isolé, dissocié de son poste de travail, le pauvre est enclin à voter pour sa pomme, et non pour sa classe. Il vote peut-être en effet contre ses intérêts de classe, mais pour d’autres intérêts. Sur le coup, il trouve plus intéressant, plus profitable, plus délectable de voter contre la racaille qui fait du quad au pied de l’immeuble, contre l’étudiant gauchiste qui l’humilie toute l’année de sa morgue intellectuelle, contre les féministes qui nous emmerdent avec leur morale, contre les écolos qui veulent nous interdire la bagnole – et autres agaçants qu’il ne connaît souvent que via la télé.
Réflexes concurrentiels de survie
Bien sûr, la logique du vote conservateur des semi-pauvres n’est pas exclusivement électorale. Le capitalisme n’a pas attendu l’isoloir pour isoler les travailleurs, bien conscient qu’un travailleur seul est un travailleur faible et docile, et par là moins enclin à se joindre à des minorités agissantes. Il n’a pas attendu l’isoloir pour répandre le mythe du petit propriétaire, et encourager le prolo à s’endetter pour acquérir un bien immobilier qui le mènera à penser en propriétaire et non en prolétaire. Le camp national-autoritaire n’a plus qu’à finir le boulot en convainquant le petit propriétaire isolé de se positionner non comme travailleur, mais comme individu déterminé par son identité nationale, culturelle, ethnique, géographique, etc.
Il n’empêche qu’il y a aussi une logique à ce que le pauvre vote ou pense à droite en tant que pauvre. En effet, la condition du pauvre est une condition insecure. Insécurité sociale, insécurité tout court. Le pauvre n’est jamais certain de pouvoir bouffer et se loger décemment dans six mois. Le pauvre voit alors d’un œil négatif, ou simplement perplexe, les forces politiques qui l’engagent à mépriser la situation précaire qu’il s’échine à maintenir, et à bazarder des valeurs auxquelles lui, las de son inconfort, est fondé à adhérer. Une maison individuelle ? Il ne cracherait pas dessus. Des vacances au Club Med, avec aller-retour carboné en avion ? Il en rêve. Consommer plus ? Il ne dit pas non. Travailler plus ? Pourquoi pas, si ça peut arrondir les fins de mois. Davantage de flics dans son quartier ? Il aurait moins peur pour sa bagnole déjà vandalisée deux fois. Liste non exhaustive. Le pauvre, les rares fois où il vote, vote peu à gauche, parce que sa pauvreté lui donne logiquement des réflexes conservateurs.
Puisque l’heure est à réinventer la gauche, refonder la gauche et autres éléments du répertoire burlesque – ferveur le vendredi, amertume le lundi, refondation le mardi –, puisqu’il s’agit de repartir sur de nouvelles bases, repartons de ce fait-socle : le pauvre ne s’égare pas en votant à droite. Le pauvre est à droite comme chez lui. Les pauvres n’ont pas « abandonné la gauche », pas plus que la gauche n’a abandonné les pauvres, comme une légende urbaine le prétend. Après la glorieuse parenthèse du mouvement ouvrier mondial – qui, grâce à de nouveaux paradigmes, a développé le sentiment d’appartenance de classe –, leurs réflexes concurrentiels de survie ont juste été contrariés ; ils sont revenus à leur port conservateur. Si nous partons de ce socle, les pauvres ne décevront jamais et nous pleurerons moins.
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