Chronique

François Bégaudeau : « Pas besoin du fascisme »

Dans sa dernière chronique pour Socialter, l'écrivain et critique littéraire François Bégaudeau revient sur l'utilité de l'usage du terme « fascisme » dans les débats politiques.

L’annonce du fascisme compte parmi les sports préférés de la gauche radicale, pas loin derrière le rassemblement place de la République et le règlement de comptes interne. Dans une conversation, c’est souvent qu’un membre de cette famille politique évoque le fascisme. Pour en dire quoi ? Pour en dire qu’il arrive. Le fascisme vient ; c’est sa fonction principale. Le fascisme est : « ce-qui-vient ». Comme réalité le fascisme est quasi inexistant, comme potentialité il est omniprésent. Il est dans l’air. Il est attendu, il ne va plus tarder, et d’ailleurs tiens il est déjà là. Déjà là ? Non, pas vraiment. Mais un peu là. Un peu beaucoup. Un peu ou beaucoup ? Y a débat. Entre deux manifs et trois scissions, la gauche radicale aime débattre et notamment de ça : fascisme à nos portes ou déjà dans la maison ? Fascisme rampant ou patent ? 

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Comme ce camp politique est le seul à bosser, comme il compte dans ses rangs pléthore de gens sérieux voire universitaires, il commence par définir les termes du débat. Qu’appelle-t-on au juste « fascisme » ? Des centaines de livres aussi studieux que divergents s’astreignent à fournir une réponse que l’Académie validera ou non. De cette somme conceptuelle peu lue, il ressort qu’on ne sait pas trop. Tu dis fascisme, tu ne dis rien. Tu le dis quand même. Bien sûr l’examen de certains segments d’histoire – à commencer par le segment matriciel, italien – permet de dégager des traits caractéristiques du fascisme, auxquels l’ascendante Giorgia Meloni ne rougirait pas d’être associée. Sauf qu’on ne peut pas vraiment comparer, disent les « fascismologues ». On peut comparer mais pas vraiment. L’histoire a des invariances mais en même temps elle ne repasse pas les plats. Bref, c’est compliqué. Le terme fascisme doit être utilisé avec des pincettes, des gants, des guillemets. Ce qui vient, ce qui nous arrive, ce qui peut-être arrive bientôt en Italie et a cours au Brésil, c’est le fascisme entre guillemets. C’est le crypto-fascisme. Nous observons une fascisation. Nous voyons s’agiter des éléments fascistoïdes. Ce n’est pas encore le fascisme mais méfions-nous. Ça le sera bientôt. Ça vient.

Entre chien et castor

Posté en sentinelle pour scruter le désert des Tartares d’où surgiront les loups, le Cassandre radical sent quand même parfois une sorte de contradiction entre cette posture et sa radicalité. Si l’avènement du fascisme est à craindre, et à craindre plus que tout, c’est qu’il y a pire que la situation présente. C’est que notre présent n’est pas exactement désastreux, que tout n’est pas à jeter dans l’ordre marchand, et par suite que son renversement est indu. Incidemment le radical relaie ainsi l’argument central et en réalité unique des gardiens de l’ordre, toujours prompts à annoncer la peste fasciste pour préserver le choléra qui les fait prospérer : le capitalisme, c’est pas top mais y a pire. Cette cocasse convergence entre les chiens de garde et leurs adversaires s’incarne tous les cinq ans dans une pratique électorale connue sous le nom de « rituel des castors ». Rituel auquel certains, radicaux d’entre les radicaux, refusent de céder. Non, ils ne voteront pas pour le candidat du capital contre son challenger fasciste entre guillemets, pour la raison simple que l’un et l’autre reviennent au même. Reviennent au même ? Là encore, petit malaise, petite gêne aux entournures théoriques. Non, bien sûr pas au même. On exagère. On force le trait. Emmanuel n’est pas Marine, Bolsonaro n’est pas Trudeau, Reagan n’est pas Hitler, le bombardement du Vietnam n’est pas la Shoah. Le capitalisme et le fascisme ne sont pas équivalents mais liés. Liés comme un effet à sa cause. Le ventre d’où sort la bête immonde, c’est le chaos social produit structurellement par le capitalisme. 

Très bien. Mais cette causalité est-elle automatique ? Est-ce que le capitalisme donne le fascisme comme un figuier donne des figues, comme la varicelle donne des boutons ? Si c’est le cas, nous sommes déjà dans le fascisme. La cause, sévissant depuis au bas mot quatre siècles, a largement eu le temps de produire son effet. D’ailleurs elle l’a produit, aux périodes que l’on sait. Mais depuis ? Depuis, en Occident, dans les pays les plus agressivement mercantiles, pas de fascisme. Que vaut scientifiquement cette causalité intermittente ? À partir de quel degré de sauvagerie le capitalisme mute-t-il en fascisme ? Degré 3, 7, 12 ? Nous voilà repartis pour 150 livres. 

En attendant Capo

On sortira de cette boucle en abandonnant le schéma causal, en extirpant l’analyse de la prospective. En abandonnant la spéculation – « qu’est-ce qu’il va nous arriver ? » – pour se concentrer sur l’état des lieux – « qu’est-ce qui nous arrive ? ». Non pas : « que nous prépare le capitalisme ? », mais « qu’est-ce qu’il nous fait ? ». Il apparaît alors que le capitalisme nous fait des choses variables. Souffle dans nos cous un air alter­nativement chaud et froid. Le capitalisme, qui n’a de ligne directrice que celle de ses bénéfices dans le livre de comptes, peut tout et son presque contraire. Il peut par exemple inventer le concept de race pour légitimer ses pillages coloniaux et postcoloniaux, et injecter des tonnes d’antiracisme dans ses produits audiovisuels. Bien sûr, l’un est la devanture marketing de l’autre, mais le fait est que ce marketing contribue, à son échelle, à visibiliser les minorités ; comme la commercialisation des machines à laver a libéré du temps pour les femmes. D’une situation à l’autre, et au gré de ses intérêts, le capitalisme perpétue le racisme et le patriarcat autant qu’il les ringardise. Nous savons aussi que le régime marchand génère autant de violences sociales que de minima sociaux. Le capital a besoin de faire trimer les corps mais aussi d’entretenir leur santé productive. Il nous brime et nous ménage – ce qui est certes le dosage propre au tortionnaire. Ou encore : les marchands et les propriétaires se sont donné la démocratie parle­mentaire comme régime politique.

Cela ne signifie pas que la libération du marché et la libération politique aillent de pair – le capitalisme chinois est le dernier démenti en date à ce vœu pieux du libéralisme originel. Cela signifie qu’il n’y a pas un lien de nécessité entre capitalisme et dictature. Il reste que la démocratie parlementaire n’a de démocratique que le nom. Il reste que les régimes dit libéraux ont besoin d’une police aux ordres pour calmer les éléments de la population qui s’insurgent contre l’esclavage raffiné de salaire auquel il les soumet. Le capitalisme repose sur un socle de brutalité, c’est entendu. Mais cette brutalité structurelle n’a aucunement besoin d’être nommée fasciste pour qu’en éclate le caractère intolérable. La tyrannie du marché n’a aucunement besoin d’être affiliée au fascisme pour être dénoncée. Pas plus que le « devenir-­milice » d’une partie de notre police républicaine. Pas plus que les pathétiques gesticulations identitaires du caporal Darmanin. Il nous suffit d’observer de près ces phénomènes, et de les prendre pour ce qu’ils sont. 

Accessoirement, le capitalisme est pris dans une logique de croissance qui en fait un incurable destructeur du vivant. Ce saccage n’a rien de proprement fasciste, sauf à définitivement évider le terme. Pour nommer ce saccage, le mot saccage suffit – étayé de sa description informée. Que le capitalisme soit de près ou de loin générateur de fascisme ou de pratiques fascistes, il n’a pas attendu le fascisme pour être violent. Nul besoin de proclamer la prochaine venue du fascisme, nul besoin de ce vocable épouvantail pour concevoir et organiser une réplique radicale à cette violence. 

François Bégaudeau pilotera le prochain hors-série Socialter, de 180 pages Manuel d'autodéfense intellectuellePrécommandez votre exemplaire sur Ulule ! 

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