La mer la plus proche est à plus de 200 kilomètres. Et alors ? Ici, à Valence, dans la Drôme, l’eau engloutissait tout lors de la période jurassique. Question de perspective : près de la maison familiale de François Sarano, chercheur passionné par l’univers marin, coule un ruisseau qui, après tout, finira bien par rejoindre la mer avec un peu de patience. En attendant, ce sont les chardonnerets élégants, les chauves-souris et même un rat qui batifolent dans le jardin, savamment aménagé pour accueillir tout ce beau monde. « Au fond, ce ne sont là que quelques bricoles », tempère l’ancien conseiller scientifique du commandant Cousteau. C’est que la vraie vie se planque ailleurs... dans l’océan, pardi ! « Sur terre, nous avons complètement perdu de vue ce qu’était réellement le monde sauvage. »
Article issu de notre numéro « Punir les écocidaires », disponible sur notre boutique.
C’est quoi l’océan ?
Son voisin et ami piste pourtant les loups dans le Vercors. C’est le philosophe Baptiste Morizot, auteur de Manières d’êtrevivant (Actes Sud, 2020), dont il se moque gentiment : « Et dire qu’il randonne pendant des heures, sans même les apercevoir… » Sarano préfère plonger au milieu de gigantesques mammifères marins : « C’est le seul endroit où l’on peut réellement renouer avec l’origine harmonieuse du lien entre l’homme et le vivant. Sous l’eau, la vie sauvage est encore foisonnante. » Ce qui lie le philosophe et l’océanographe ? Pas tant la connivence intellectuelle – au cœur de cette Drome Connection qui aimante les écolos de tous bords – que leur aventure récemment partagée : trois semaines en pleine Méditerranée pour étudier les cachalots. Sans trahir de secret : il semblerait qu’une rencontre avec des raies mobula ait bouleversé la petite équipe. Jusqu’à inspirer le philosophe. « Je tenais absolument à ce qu’il vive ce moment-là. »
Car c’est bien de cela qu’il s’agit : « de rencontres ». Le mot parsème toute la biographie du plongeur. D’abord ce poulpe, à 7 ans. L’animal gélatineux, son œil doré et sa pupille fendue, qui le trouble. À l’époque, le petit François patauge près de ses parents avec masque et tuba en vacances à la mer. C’est un premier appel vers l’aventure. Jeune chercheur en océanographie, il croise ensuite la route de Jacques-Yves Cousteau. En 1985, il décide alors de tout envoyer bouler pour rejoindre la Calypso – le célèbre navire du « commandant au bonnet rouge » – durant treize ans.
Il y aura aussi le réalisateur Jacques Perrin pour le tournage du film Océans(sorti fin janvier 2010) : « Sa sensibilité m’a fait prendre conscience que j’avais été bête. » Au début du film, un enfant pose une question : « C’est quoi l’océan ? » « Je trouvais cela naïf… alors que c’est la question la plus profonde qui soit. » À la suite de ce film, plus jamais il n’osera parler de la mer comme d’une masse informe, une poignée de chiffres (360 millions de kilomètres carrés, 4 000 mètres de profondeur moyenne, 240 000 espèces connues…). L’océan ? « C’est une baleine qui danse », et la beauté du vivantne se mesure pas.
Quand il parle, François Sarano s’agite dans tous les sens. Il tempête, crée du ressac. Les bras grand ouverts, le verbe haut, avant de chuchoter subitement, plongeant son regard magnifique dans vos yeux, alors redevenus ceux d’un gamin halluciné par ces contes de marins. On est effectivement loin du scientifique austère en blouse blanche, au ton professoral. Au large de l’île Maurice, les cachalots qu’il étudie ont tous un prénom : Germine, Irène Gueule Tordue, Eliot, Arthur… Il prend régulièrement de leurs nouvelles, comme l’on s’inquiète pour un vieil ami. Passer des heures à leur côté, tisser des liens de confiance mutuelle, tenter de comprendre la place qu’occupe chaque individu dans ce fragile collectif… La démarche emprunte davantage à l’anthropologie qu’à la stricte analyse naturaliste du vivant. Certains raillent sa manière de faire, à la limite de l’anthropomorphisme. Lui, se révolte contre un monde où le « savoir » a pris le dessus sur la « connaissance » : « Nous passons notre temps à nous étourdir de chiffres, à faire des calculs rationnels, plutôt que de nous immerger dans le sauvage avec nos cinq sens… » Savoir, c’est mettre de la distance. Tout juste utile pour faire de la gestion de ressources. « Connaître, c’est être lié au monde. »
« La Méditerranée était pleine de mérous colossaux »
Ses carnets de plongée sont pleins de croquis griffonnés et de notes raturées. Une façon de saisir tant bien que mal cette dimension sensuelle. De conserver des traces aussi. Un jour, il est retombé sur l’un d’eux, qui datait des années 1970 : une plongée en Papouasie. Quelque chose de « particulièrement foisonnant », rien à voir avec aujourd’hui. Cela lui a fait drôle. Il y a toujours l’angoisse de l’oubli qui rôde : qui défendra l’océan dans un monde amnésique de sa beauté ?
Dans ses armoires, s’entassent des vieilleries. Des traités de naturalistes du XIXe siècle écrits par des auteurs aux noms à rallonge : Pierre Toussaint Marcel de Serres de Mesplès (1780-1862), qui raconte qu’à son époque les grands requins blancs grouillaient par milliers dans la Méditerranée. Mais aussi Pline l’Ancien (23-79 après J.-C.) qui, dans son Histoire naturelle, décrit l’attaque en série d’orques dévorant des bébés phoques dans le détroit de Gibraltar. Ou encore des histoires de pêcheurs à pied, au milieu des dauphins, tout près de Palavas-les-Flots, bien avant que le village ne devienne une station balnéaire construite en zone inondable. Des eaux poissonneuses, dégueulant de vie et de couleurs. Et puis il y a le récit direct des anciens : Albert Falco – « le plus grand plongeur de tous les temps » –, avec qui François Sarano a partagé d’interminables quarts de nuit sur la Calypso.« Il me racontait les calanques dans les années 1940. C’était à peine imaginable, la Méditerranée était pleine à craquer de mérous colossaux. » Des animaux géants, hors norme. Galéjades de Marseillais ? « Il faut prendre au sérieux ces récits. Pourquoi partons-nous du principe que les anciens exagéraient ? »
Lady Mystery
Peut-être qu’un jour aussi les écrits de François Sarano appartiendront à un passé révolu, quasi mythique. Dans un livre paru cette année, le plongeur décrit sa rencontre avec Lady Mystery : une énorme femelle requin blanc, d’une tonne et demie. C’était au large de la Guadeloupe, quelques secondes partagées, épaule contre nageoire. Il a cette jolie formule : « La distance qui nous sépare [alors] ne se mesure pas en centimètre, elle se mesure en confiance réciproque. » Qu’est-ce que l’on ressent, si près d’une créature tant de fois dépeinte en monstre sanguinaire ? « La paix absolue. » Ses mots sont quasi religieux : « Plénitude, harmonie, éternité. » S’il avait fallu disparaître à ce moment précis de sa vie, c’eût été sans regrets. Aujourd’hui, les requins blancs sont aux portes de la disparition. Pourtant, lorsque leur cadavre coule au fond de l’eau, il permet de nourrir toute une cohorte d’autres animaux. Tout au bout des abysses, l’effacement progressif de ces prédateurs pourrait donc aussi conduire à l’extinction d’espèces que nous n’avons même pas eu le temps de découvrir.
« Lui offrir Port-Cros »
À ce moment précis de la conversation, il serait tentant de se laisser glisser dans les grandes profondeurs. Celles où la lumière n’entre jamais. Assommé par cette impression qu’il n’y a plus rien à faire pour empêcher la catastrophe. On ne va pas cacher que François Sarano pique parfois des colères, fatigué de tirer la même sonnette d’alarme depuis quarante ans. Quoi ? Encore une étude d’impact ? Un projet pour mesurer le déclin de la biodiversité ? « Mais on est déjà au courant, et on sait déjà ce qu’il faut faire pour l’enrayer, non ?! » Passé l’agacement, l’espérance reprend toujours le dessus chez lui. De toute façon, il n’y a rien d’autre à faire que de se battre. Surtout : « Moi, j’ai vu les baleines et les cachalots revenir ! » Au début de sa carrière, la pêche les avait quasiment décimés ; aujourd’hui, il nage à leur côté. Il aura fallu quarante ans à peine pour que la protection stricte de ces espèces se transforme en miracle.
François Sarano a donc expérimenté le déclin en même temps qu’il côtoyait la résilience. Pas cetterésilienceanglo-saxonne un peu ringarde, dont l’invocation inonde les tableaux Velleda des salles de réunion d’entreprise, mais la résilience de la vie sous-marine. En 2023, la réserve naturelle de Port-Cros, au large d’Hyères dans le Var, fêtera ses 60 ans d’existence. « Le sauvage y a totalement repris le dessus, malgré la grande fréquentation de plongeurs. » Quelques kilomètres carrés, à l’abri de la pêche intensive, comme un petit mémorial de la Méditerranée des origines, qui prouvent que tout reste possible.Il y a aussi Ayaté, sa petite-fille. Celle à qui il rêve de laisser un monde un peu plus harmonieux. Avec des mérous immenses, lourds et vieux. « J’aimerais tant lui offrir un Port-Cros qui s’étendrait tout le long de la côte. » L’an prochain Ayaté fêtera ses 4 ans. Il l’amènera plonger pour la première fois.
La vie aquatique de François Sarano
Après Le Retour de Moby Dick (Actes Sud, 2017) et Réconcilier les hommes avec la vie sauvage (Actes Sud, 2020), l’océanographe et plongeur professionnel François Sarano invite ses lecteurs dans Au nom des requins (Actes Sud, 2022) à repenser une nouvelle fois leur rapport au vivant. Comptant parmi les espèces les plus menacées de la planète, ces grands squales pâtissent de la mauvaise réputation que les médias leur ont forgée. Celui qui a nagé à leur côté rappelle donc leurs spécificités et la diversité de leurs personnalités, bien éloignées du mythe du prédateur mangeur d’hommes. L’ouvrage se veut aussi support pédagogique, à l’attention des plongeurs novices, touristes balnéaires et amateurs de cantines collectives, afin de protéger cette espèce.
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