Retrouvez cet entretien dans notre hors-série « Ces terres qui se défendent », en librairie et sur notre boutique.
Le foncier forestier est une réalité bien moins connue que le foncier agricole. Qu’est-ce qui les différencie ?
Dans le monde agricole, les exploitants sont parfois propriétaires des terres, et quand ils ne le sont pas, ils bénéficient d’un bail rural qui leur donne une sécurité pour travailler sur le long terme. Mais ce statut du « fermage » n’existe pas en sylviculture, le code rural ne le prévoit pas. C’est une sorte de vide juridique. Dans les forêts publiques, le statut de fonctionnaire est menacé, et pour les autres, il n’y a pas de sécurité sur l’avenir de leur activité, ce qui déstabilise aussi l’avenir des forêts. Le respect de la forêt repose avant tout sur l’éthique, l’investissement personnel, la motivation des personnes. Mais la plupart des bûcherons et des débardeurs (ceux qui transportent les arbres abattus du lieu de coupe vers le lieu de dépôt, ndlr) n’ont d’autre choix que de passer d’une coupe à l’autre, sans possibilité d’attachement aux forêts dans lesquelles ils travaillent. Les observations et réflexions, les travaux sylvicoles, les contrats avec les scieurs, la faune et la chasse… c’est en général à un niveau supérieur que cela se passe, tandis que la numérisation croissante éloigne du terrain.
Comment sont nées vos premières réflexions sur la question du foncier forestier au sein du Réseau pour les alternatives forestières (RAF) ?
Nous sommes partis du fait qu’il y avait un gros problème en France : depuis environ un siècle, les propriétaires privés vivent de plus en plus en milieu urbain, et au fur et à mesure des divisions, ils finissent par ne plus avoir qu’un tout petit lambeau de forêt. Ces propriétaires ne savent même plus où se trouve leur forêt ni ce qu’elle devient. Un jour, un exploitant frappe à leur porte et propose un chèque en échange du bois. Ils acceptent souvent, parce que leur forêt n’est plus qu’un numéro sur un plan cadastral. D’un autre côté, les forêts qui sont restées grandes se voient achetées par des investisseurs parfois familiaux, plus souvent institutionnels. Cela veut dire qu’aujourd’hui la propriété privée forestière est laissée en pâture aux appétits d’investisseurs, vertueux parfois, mais souvent animés par des visions mercantiles et dans une logique d’exploitation.
Dans les premiers ateliers de réflexion menés au RAF, il y avait donc logiquement la question de la propriété : qui est propriétaire de la forêt française aujourd’hui ? Quels sont les leviers où l’on va essayer, petit bout par petit bout, de changer la donne ? Nous avons vite partagé des réflexions avec le mouvement Terre de liens, et le fonds de dotation Forêts en vie (lire notre article p. 100) a été créé en parallèle pour acheter en commun des parcelles forestières. Forêts en vie a ainsi mis sur pied un premier « bail forestier » (qui doit être signé entre le fonds de dotation et les usagers/locataires des forêts). On voit aussi apparaître aujourd’hui de nombreux groupements forestiers citoyens et écologiques (GFCE) – comme le Chat sauvage ou Lu Picatau – qui achètent collectivement, contre l’enrésinement (reboisement avec des résineux, ndlr) et pour une gestion collective et douce.
Il y a un très grand nombre de propriétaires forestiers en France, et cette propriété est morcelée, mais aussi très concentrée et inégalement répartie…
La forêt en France métropolitaine couvre 17 millions d’hectares. L’État, les collectivités locales et les établissements publics en possèdent 5 millions, gérés par l’ONF, tandis que les 12 millions restants sont gérés par pas moins de 3,5 millions de propriétaires. Il y a donc un fort morcellement, qui est un effet des successions familiales. Mais ce qu’on dit moins, c’est qu’une minorité de moyens et gros propriétaires possède l’essentiel de cette surface. En 2020, les forêts de plus de 100 hectares appartiennent à 0,5 % des propriétaires et représentent 25 % de la surface totale ; celles de plus de 10 hectares appartiennent à 5 % des propriétaires pour 56 % de la surface. Au final, 20 % des propriétaires possèdent 80 % de la forêt privée. C’est donc beaucoup plus concentré que la propriété agricole et cette concentration foncière est un véritable verrou au changement, puisqu’un petit nombre d’acteurs détient un grand pouvoir. Les petits propriétaires n’ont pas voix au chapitre parce qu’ils ne possèdent pas assez de foncier pour avoir accès aux organes décisionnels et en particulier les centres régionaux de la propriété forestière (CRPF).
La forêt est un bien immobilier soumis à l’accaparement foncier. Qui investit aujourd’hui dans la forêt ?
Une propriété forestière peut se vendre beaucoup plus facilement qu’une propriété agricole, puisqu’elle n’est pas en bail. Le résultat : 75 % des forêts de plus de 100 hectares sont achetées par des personnes morales privées ; et seulement 30 % de la surface de ces forêts est vendue par elles. Dans ces personnes morales, il y a de gros investisseurs ayant une visée financière, dont la place est croissante.
Dans les acheteurs des « grosses » forêts, il y a donc d’une part des familles et individus (très) aisés, qui ont bien gagné leur vie, qui ont de l’épargne et qui veulent la placer pour leurs enfants ou défiscaliser leur patrimoine. Et d’autre part, il y a ces personnes morales privées – groupements forestiers d’investissement (GFI) ou classiques (GF), sociétés d’épargne forestière, assurances, banques et fonds de placement divers – ou semi-publiques comme la Caisse des dépôts et consignations (CDC). Elles possèdent aujourd’hui 40 % de la surface des forêts privées ! La Société forestière de la CDC possède par exemple plus de 310 000 hectares à elle seule. Ces sociétés aux capitaux importants proposent à leurs clients de placer tout ou partie de leur épargne dans les forêts, sans que ceux-ci ne voient jamais les forêts dans lesquelles ils investissent…
En quoi les coopératives forestières sont-elles devenues des acteurs-clés de l’industrialisation de la filière forestière ?
Les coopératives étaient au début de simples rassemblements de propriétaires qui voulaient faire des travaux et vendre du bois ensemble. Progressivement, ces coopératives ont fusionné et créé des filiales. Elles sont devenues des sortes de holdings, dans lesquelles il y a des conflits d’intérêts gigantesques, car c’est la coopérative qui vend le bois, qui l’achète et qui a des parts dans les sociétés industrielles de valorisation du bois (grosses scieries, papeteries), dans les filières de production de plants d’arbres, etc. Le propriétaire apporte sa forêt et la coopérative fait tout : c’est facile, mais pas très transparent ni coopératif en somme. Bref, ces coopératives font en quelque sorte du bénéfice à tous les étages de la filière, tout en plaçant leurs billes à chaque occasion dans les politiques forestières, par exemple quand il s’agit d’aides publiques ou d’avantages fiscaux.
Les propriétaires de forêts sont donc traités comme des moutons à tondre, captifs en quelque sorte de ces coopératives ?
Les grosses coopératives comme Alliance forêts bois, qui résulte de la fusion de 18 coopératives, ont aujourd’hui une grande responsabilité dans l’uniformisation des modes de gestion et l’industrialisation de la forêt, en privilégiant les résineux à croissance rapide pour remplacer les feuillus, suivant le modèle coupe rase--plantation. Or, comme le montre un récent rapport de Canopée, « les coopératives forestières ont tout intérêt à conseiller aux propriétaires des travaux lourds. Ainsi, elles peuvent facturer ces travaux, l’éventuelle plantation qui s’ensuit, et diriger une activité économique vers les pépinières, scieries, entreprises de fabrication d’engins et de transport qu’elles possèdent ».
Leur force, c’est qu’en plus d’avoir d’énormes moyens de communication, elles ont une trésorerie gigantesque qui, par exemple, va les favoriser lors des consultations par un propriétaire à la trésorerie fragile. À l’échelle locale, ces grosses coopératives sont présentes dans tous les comités consultatifs ou décisionnels. Au niveau national, les coopératives interpellent régulièrement les ministères pour orienter les politiques. Elles ont par exemple fortement influencé le contenu du plan « France relance » et ses 150 millions d’euros mis sur la table pour aider la filière bois à se reconstruire, dont une centaine de millions d’euros pour la plantation. Ce que l’on critique avec Canopée, c’est le flou sur le droit à raser des peuplements dits « pauvres » ou « vulnérables » et l’absence complète de conditions environnementales dans l’attribution de ces aides publiques.
Faudrait-il créer des « Safer des forêts » (lire notre article sur les Safer), dont le but serait de les protéger de la concentration et de la marchandisation ?
Il faut savoir que les Safer peuvent déjà agir sur les achats de forêts, mais dans un sens que je juge « négatif ». Elles ont un droit de préemption sur des biens mixtes (terres agricoles et forêts). Il suffit donc qu’une parcelle agricole à vendre fasse plus de 0,25 hectare, et celles-ci ont alors le droit de préemption sur la totalité du bien, même si c’est à 99,9 % de la forêt. Et ça, c’est très grave. J’ai eu un cas très récemment. Il s’agissait d’un propriétaire qui voulait acheter une forêt de 240 hectares pour un projet de sylviculture douce avec une grande partie en libre évolution. La Safer a préempté, sans nous dire pourquoi elle le faisait. À l’inverse, dans un autre cas, la Safer a forcé la personne à présenter un plan d’exploitation de la forêt… La raison de cette dérive du travail des Safer est simple : aujourd’hui 97 % de leur budget vient des commissions de vente. Elles font un travail d’agent immobilier. Les Safer n’ont plus du tout une mission de service public (lire notre entretien avec Lucile Leclair).
Il est nécessaire de mettre en place un système de régulation, mais si des Safer des forêts devaient être créées, il faudrait construire un autre modèle que celui qui prévaut actuellement. À ma connaissance, aucun groupe ne travaille encore sur ce sujet. Il faudrait bien définir et sécuriser l’objectif de cet outil de régulation, mettre tous les acteurs d’accord… ce qui sera très difficile vu les intérêts en jeu. Mais cela nous indique aussi que, par-delà les différences de situation du foncier forestier et du foncier agricole, les luttes doivent être menées ensemble.
Biographie
Gaëtan du Bus est expert et gestionnaire forestier indépendant dans l’Aude, fondateur du Réseau pour les alternatives forestières (RAF) et conseiller de différentes ONG dont Canopée.
Pour aller plus loin
- Gaspard d’Allens, Main basse sur nos forêts, Éditions Seuil/Reporterre, 2019.
- Les 31 émissions Entre cimes et racines de Nicholas Bell, à écouter en ligne sur le site de Radio Zinzine. Pour tout comprendre de la forêt, de sa gestion industrielle jusqu’aux alternatives.
- Le site web du RAF
- Gaëtan du Bus, Marjolaine Boitard, Pascale Laussel, Agir ensemble en forêt, Éditions Charles Léopold Mayer, 2018.
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