Tribune

Gauche et écologie : une rencontre historique manquée ?

Deux traditions politiques distinctes semblent rejouer, inlassablement, le même match. D'un côté, l'écologie, dont la naissance se confond avec celle de l'antimodernisme des débuts du XIXᵉ siècle ; de l'autre, le socialisme, fétichisant le progrès technique, la domination de la nature et le productivisme. Cette éternelle méfiance entre Romantisme et Lumières a presque failli nous faire oublier qu'une tradition écologiste au sein des mouvements de gauche a existé et est parvenue à opérer des synthèses stimulantes au cours des derniers siècles. Pour Paul Boeffard, chargé d'étude à l'Agence Parisienne du Climat, il serait temps de s'en inspirer pour construire une nouvelle force politique, sociale et écologique.

Malgré le relatif succès des listes d’union aux dernières élections municipales, la récente échauffourée entre Anne Hidalgo et les écologistes parisiens révèle la fracture béante entre la gauche traditionnelle et le parti des verts. La maire de Paris profite d’un cafouillage du vote électronique pour accuser (à tort) certains élus écologistes de s’opposer à la nomination d’une rue en hommage à Samuel Paty. Elle confirme quelques jours plus tard sur BFMTV, malgré la révélation du couac informatique, que les écologistes ont « un sujet » avec les valeurs de la République, provoquant l’indignation de ses alliés municipaux. Anne Hidalgo ranime sans le savoir, ou par stratégie électorale en vue des présidentielles de 2022, une vieille habitude qu’a la gauche dominante et plus largement le camp progressiste, de marginaliser l’écologie politique. En effet, bien que les premières considérations écologiques soient apparues en même temps que les forces politiques de gauche, elles ont été majoritairement exclues et occasionnellement dénigrées.

Le philosophe Serge Audier, dans une trilogie impressionnante par son exhaustivité et son originalité, La société écologique et ses ennemis, l'Âge productiviste etLa Cité écologique(La Découverte, 2017, 2019 et 2020), tente d’abattre les chapelles idéologiques qui ont empêché cette rencontre historique. Ce travail colossal d’archéologie intellectuelle permet de dépasser les poncifs qui déterminent toujours le paysage politique et entravent, avec les guerres d'ego, la construction d’une véritable alliance entre les partis traditionnels de gauche et les écologistes. La justesse de ses travaux n’est plus à démontrer depuis que la récente publication de son plaidoyer pour la construction d’un éco-républicanisme a anticipé de quelques semaines la polémique entre Hidalgo et les verts sur le même sujet. L'œuvre de Serge Audier contient les outils théoriques permettant de désamorcer les disputes de la sorte et réconcilier définitivement ces deux camps. Les lignes qui suivent s’inspirent très modestement des recherches indispensables de cet intellectuel et ambitionnent de fournir des pistes de réflexion pour la concrétisation d’un mouvement écologique et social. 

Il est important de connaître les premières conversion politique de l’écologie, comme science et comme passion, par les forces antimodernes et réactionnaires. Cette association entraînera une méfiance inhérente des forces antagonistes progressistes, dites de gauche, à l’égard de toute appropriation des thèmes écologiques. 

Un tropisme réactionnaire 

Pendant la première moitié du XIXᵉ siècle, le romantisme gagne toute l’Europe. Ce mouvement culturel protéiforme, dont la critique de la modernité et la nostalgie du passé sont consubstantielles, influence toute une génération de penseurs et d’artistes. Ils dénoncent l’apparition d’une société technologique dans laquelle l’économie marchande, la bureaucratie et la mécanisation déshumanisent les individus et souillent la beauté du monde. Comme les altérations perpétrées par les humains sur la nature sont rarement bienfaisantes pour le vivant, sa protection a donc une composante intrinsèquement conservatrice, contre le changement. C’est pourquoi, la révolte romantique a joué un rôle précurseur dans la généalogie de la pensée écologique, exaltant une nature vierge et luttant pour sa préservation. Toutefois, la pulsion conservatrice de cet élan s’insurge aussi contre d’autres totems de la modernité comme la libéralisation des mœurs, les droits individuels, l’égalitarisme ou encore la démocratie. Ce penchant réactionnaire associé au romantisme a terni les premières revendications écologiques et limité leur diffusion dans l’ensemble du champ politique. Plus tard, l’apparition de l’écologie dans le champ scientifique sera également détournée au profit de projets autoritaires.

L’émergence de l’écologie scientifique et de la biologisation du social

Considéré par beaucoup comme le premier théoricien de l’écologie, le biologiste Ernst Haeckel introduit en 1866 le néologisme « Oekologie » dans le champ scientifique, construit à partir des mots grecs oïkos, « maison » et logos, « discours ». Ce darwiniste allemand définit l’écologie comme « la science des conditions d’existence du vivant », intuition que l’écologie scientifique du XXIème reconnaît toujours. Autant libre penseur que scientifique, Haeckel s’inspire de la théorie de l’évolution pour esquisser une nouvelle philosophie : le monisme. Il abolit les frontières dualistes traditionnellement installées entre la nature et l’humain, le corps et l’esprit, et contredit l’absolutisme des mœurs. Selon lui, la morale ne provient ni du commandement de Dieu, ni d’un impératif catégorique Kantien, mais est déterminée par l’évolution des instincts primaires hérités de nos ancêtres animaux. En d’autres termes, la nature déterminerait l’humain. Ce darwinisme social a été utilisé comme pseudo cachet scientifique pour corroborer les rapports de domination (racisme, sexisme, pangermanisme) et alimenter l’hybris des pires dérives politiques.

Mobilisation des thèmes du sol par l’extrême droite

La défense frénétique du sol et de l’identité paysanne abonde dans les discours de l’extrême droite européenne de la première moitié du XXe siècle. L’idéologie nazie, inspirée du romantisme, glorifie la nature germanique des forêts éternelles aux montagnes majestueuses. Hitler compte d’ailleurs parmi les premiers dirigeants à avoir institutionnalisé la protection de la nature avec la loi Reichsnaturgesetz de 1935. Ces faits sont régulièrement cités par les pourfendeurs de l’écologie politique pour la disqualifier en l’associant à Hitler (Reductio ad Hitlerium) et suivis de l’argument fallacieux : « sous l’amour de la nature, la haine de l’homme », popularisé par Marcel Gauchet. Pourtant, Johann Chapoutot, historien spécialiste du nazisme, a démontré dans Les nazis et la « nature » Protection ou prédation que non seulement dans les faits le Troisième Reich avait saccagé la nature (littoraux bétonnés, montagnes dynamitées, forêts abattues, champs surexploités, etc.), mais que la célébration du sol était toujours subordonnée à celle du sang. La terre est glorifiée seulement parce qu’elle contient la « race » germanique que les nazis, influencés par les théories de Haeckel, croient prétendument supérieure par nature. En France, à la même période, Pétain glorifie la vie rurale à des fins similaires et la propagande vichyste martèle : « La Terre, elle, ne ment pas ».

La gauche enfermée dans l’hégémonie productiviste

En opposition à la révolte romantique antimoderne, le mouvement des Lumières célèbre la rationalité scientifique, l’analyse critique et le rejet des arguments d’autorité. Pour la grande majorité des intellectuels du XVIIIe , le progrès technoscientifique est conjoint à la promesse d’affranchissement individuelle et collective. Seul contre tous, Jean Jacques Rousseau s’oppose au credo ambient. Il publie en 1750, dans le cadre d’un concours organisé par l’Académie de Dijon, sonPremier Discours dans lequel il soutient que le développement des sciences et des arts n’a pas contribué à l’amélioration des mœurs. Au contraire, les logiques de propriété privée, de division du travail et de culte de la richesse marchande menacent selon lui l’épanouissement de chacun. Lauréat du concours et à contre-courant de l’idéologie des Lumières, cet essai défraie la chronique : au moins 50 réfutations apparaissent en deux ans. Cette vive querelle intellectuelle est un des premiers croisements idéologiques à gauche. Les alertes de Rousseau ont été moins écoutées que les convictions progressistes des encyclopédistes qui permirent de faire sauter les carcans théocratiques de l’époque et présageaient l'avènement d’une société plus égalitaire.

L’espoir d’une société industrielle plus juste

Après les déboires de la Révolution française et ses conséquences funestes, l’élite technophile du XIXᵉ promeut une gestion ordonnée de la société calquée sur le régime industriel érigé en culte. Saint Simon, considéré par certains comme le premier des socialistes, théorise ce courant idéologique nommé après lui. Pour rompre avec la logique contemporaine révolution-guerres-tyrannie, la société toute entière doit s’unir dans l’effort productif, dont les richesses profitent à tous : « pour assurer une répartition plus équitable, il faut avant tout augmenter la production ». Le saint-simonisme a inspiré des générations de penseurs de gauche dont les premiers utopistes socialistes comme Blanqui, Fourier et Proudhon. Mais le développement de cette philosophie s’est fait au dépend des premières sensibilités écologiques. En effet, cette frénésie industrielle réactive la conception de l’homme comme maître et possesseur de la nature, héritée de Descartes. Dans le premier numéro du journal Le Producteur, destiné à diffuser le saint-simonisme après sa mort, ses héritiers le confirment : « la destination de l’espèce, sur ce globe, est d’exploiter et de modifier à son plus grand avantage la nature extérieure ».

Fascination des forces anticapitalistes par la production

Les doctrines les plus influentes, libérales ou socialistes, qui se sont affrontées depuis le XIXe  ont en commun un attachement viscéral au développement productif. Même Marx, qui a théorisé l’accumulation illimitée du capital chez les propriétaires des moyens de production, reste subjugué par les améliorations fondamentales que l’industrie apporte à l’humanité toute entière. Il est impressionné par la classe bourgeoise qui a réussi à « soumettre à l’homme les forces de la nature » (Le Manifeste du Parti Communiste, 1847), mais qu’il s’agit de renverser afin que les richesses soient partagées parmi les travailleurs. La subordination de la nature dans l’utopie communiste a irrémédiablement repoussé toutes pensées écologiques à priori inconciliables. Bien que certains auteurs attribuent à Marx une certaine conscience des dégâts environnementaux engendrés par le capitalisme, il faut reconnaître que ce souci n’apparaît que de manière très marginale chez les principaux théoriciens socialistes du XXᵉ siècle. Il faut attendre les années 1970 et les travaux d’André Gorz et de Murray Bookchin pour trouver les fondements théoriques d’un éco-socialisme : alternative radicale au modèle productiviste alliant marxisme et écologie. 

Depuis plus de deux cents ans, la matrice politique de la gauche a été façonnée par l’euphorie de la production industrielle et ses promesses d’abondance et de liberté. Les appels à la sobriété des précurseurs écologiques n’ont été que des bruissements dans le tumulte de la lutte des classes et des révolutions. 

Comment rattraper le temps perdu ? 

Il existe une tradition écologique au sein des mouvements de gauche qui ne s’est pourtant jamais vraiment imposée dans le combat des idées, mais qu’il est nécessaire de ranimer afin de construire une nouvelle force politique sociale et écologique. Dès le XIXe siècle, des penseurs républicains, pré-socialistes et anarchistes articulent les questions d’égalité et d’émancipation individuelle avec la question d’un nouveau rapport à la nature. Le philosophe Serge Audier recense tous ces auteurs précurseurs, injustement délaissés, dont les écrits sont aujourd’hui d’une actualité stupéfiante. Pour ces théoriciens de la convergence des luttes avant l’heure, transformer notre rapport à la nature ne peut passer que par une transformation de la société elle-même dans toutes ses dimensions. La socialiste féministe Flora Tristan, le géographe libertaire Elisée Reclus, le savant républicain Georges Perkins Marsh, et tous les autres qui constituent ce panthéon méconnu, prouvent que l’écologie n’est pas extérieure à l’histoire de la gauche classique. Ces trésors oubliés sont de précieuses pistes de réflexion pour accorder les velléités politiques des partis de gauche et des verts. 

Dépasser la dichotomie Lumières versus Romantisme 

Dans cette dernière partie, je sors progressivement l’effort de neutralité des travaux de Serge Audier et propose ma conception d’une écologie hybride prétendant dépasser les vieux clivages idéologiques. 

Nombreux sont les essais opposant le rationalisme humaniste supposé issu des Lumières à l’écologie politique disqualifiée de régression obscurantiste héritée du romantisme. Le Nouvel ordre écologique de Luc Ferry et Le Fanatisme de l’apocalypse de Pascal Bruckner figurent parmi les exemples les plus paroxystiques. Emmanuel Macron a récemment utilisé cette même rhétorique pour justifier l’arrivée des infrastructures 5G en France et railler ses contradicteurs : « La France est le pays des Lumières, c’est le pays de l’innovation. [...] Je ne crois pas que le modèle Amish permette de régler les défis de l'écologie contemporaine ». Non sans pointe d’humour, les opposants écologistes se sont appropriés le brocard lancé par le président et sont allés, une fois renommés les Amish de la Terre, manifester à la bougie devant l’Elysée. Accepter, même avec second degré, cette caricature a privé l’opposition écologique de se revendiquer du mouvement des Lumières et de critiquer l’habitude qu’à Macron de le dévoyer en le réduisant à une simple caution intellectuelle pour justifier n’importe quel progrès technologique. Cette polémique était l’occasion de combattre Macron sur son propre terrain en utilisant ses propres armes. 

La politisation de la défense du vivant doit sortir de cette dichotomie grossière dans laquelle ses pourfendeurs l’enferment. L’écologie doit créer un nouvel espace de pensée entre raison et passion, progressisme et passéisme, Lumières et Romantisme. Voici par exemple, le mélange d’idées auxquelles je crois et que je vous soumets : 

Je suis pour une écologie des Lumières, sans religiosité ni dogmatisme. L’analyse des pollutions anthropiques et les risques qu’elles engendrent, doit être rationnelle et impartiale. La science, avec toute sa puissance et surtout sa pondération, doit être le fer de lance de la préservation de l’environnement. 

Cependant, les études mathématiques sur le climat ou la biodiversité n'apprennent rien sur la beauté du monde, dont l’émerveillement qu’elle inspire est tout aussi structurant dans la construction d’une force politique. Je suis donc aussi pour une écologie romantique ; dont l’appréhension de la nature est vécue et poétique. 

Je suis pour une écologie des Lumières, résolument de gauche, servant l’idéal de l’émancipation individuelle et collective. Le penchant pervers de l’homme à dominer la nature doit être combattu avec autant de résolution que toutes les formes de dominations intra-humaines. La société écologique doit présager une utopie égalitaire et démocratique où la liberté, avec ses exigences et compromis, est érigée en valeur cardinale. 

Néanmoins, la fétichisation du progrès, à la fois dans le champ social que technologique, doit être sujette à caution. Le nouveau n’est pas invariablement synonyme du mieux. Sans idéaliser les temps anciens, qui ont eu leur lot de misères et d’exploitations, les changements de société qui ont amené de nouvelles formes d’asservissement et de dégradations doivent être condamnés. Je suis donc aussi pour une écologie romantique ; critique du monde moderne industriel et capitaliste.

Je vous invite également à préciser la définition de l’écologie qui vous tient à cœur en combinant à la fois les idées des Lumières et du Romantisme. Cet exercice est une bonne base de discussion pour rassembler autour de valeurs communes, boussoles de tout projet politique.

Que le passé conseille l’avenir

À mesure que le consensus scientifique autour du réchauffement climatique s’établit et que ses conséquences apparaissent, les préoccupations environnementales s’exportent hors des partis pionniers. Comme nous l’avons vu, il est théoriquement possible que l’écologie et le conservatisme convergent et d’ailleurs certaines concrétisations commencent à apparaître. La coalition inédite au gouvernement autrichien entre les conservateurs (auparavant alliés avec l’extrême droite) et les verts inspirera probablement des rapprochements similaires en Europe. À commencer par l’Allemagne, où le CDU-CSU alliés aux Grünen (Verts) pourraient obtenir la majorité au parlement. Même si les principaux dirigeants mondiaux, dits de droite, restent profondément anti-écologiques (Trump, Bolsonaro, Poutine, Orban..) il est urgent de construire une écologie sociale pour contrecarrer les autres appariements politiques qui émergent. 

Espérons que les personnalités politiques concernées sauront mettre derrière eux les querelles de clochers et s’inspirer du vivier d’idées que constituent les recherches du philosophe Serge Audier. La gauche a raté sa rencontre historique avec l’écologie, malgré la richesse et la diversité des penseurs qui ont théorisé leur union. Que le passé conseille l’avenir.


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