Les déterrés

Gilbert Simondon : écrasantes machines

Gilbert Simondon (1924-1989) a construit une œuvre touchant à toutes les facettes de l’existence humaine : psychique, sociale, culturelle. Nourri par la physique et les sciences de la vie, le philosophe a en particulier élaboré une pensée originale de la technique, s’élevant contre son détournement au service de la puissance.

Une ambiguïté fondamentale détermine notre rapport aux objets. Nous en faisons tous l’expérience : qui n’a pas été un jour subjugué par le génie ergonomique d’un ordinateur, une prouesse chirurgicale, la miniaturisation d’un smartphone, ou même ressenti un attachement à l’égard d’un objet familier dont il fallait se séparer ? Cette expérience laisse parfois place à une autre, opposée : l’agacement, et même la violence, lorsqu’une mécanique se grippe ou qu’une connexion s’enraye. À chaque fois, une relation avec ce non-­vivant se noue. Mais, lorsqu’elle verse dans l’idolâtrie ou la haine, cette expérience devient le symptôme de notre ignorance, puisque nous vivons entourés d’objets, d’artefacts et de machines, mais rares sont ceux qui maîtrisent leur logique et leur fonctionnement.

Cet « illettrisme » n’est pas anecdotique pour Gilbert Simondon, puisque tout un axe de sa pensée vise à restaurer une culture de la technique, d’autant que cette méconnaissance est ce qui génère l’aliénation et rend possible le détournement de la technique au service de la quête de puissance. Un des axes seulement, tant l’œuvre du philosophe né à Saint-Étienne, qui fut notamment professeur à l’université de Poitiers et à la Sorbonne, est aussi vaste que méconnue – elle influencera des penseurs comme Gilles Deleuze et Bernard Stiegler. En particulier inspiré par le philosophe des sciences Gaston Bachelard et le médecin-­philosophe Georges Canguilhem, Simondon a tenté ni plus ni moins de dépasser les grandes oppositions de la philosophie occidentale entre matière et forme, mais aussi sujet et objet.

Aliénation moderne

Inclassable, son œuvre a, en peu de livres, touché à tout ou presque : psychologie, biologie, sociologie, communication, culture, technique. Les deux plus célèbres demeurent ses thèses de doctorat soutenues en 1958. L’Individuation à la lumière des notions de forme et d’information (PUF, 1964) révolutionne la façon dont la philosophie occidentale pense la genèse de l’individu depuis Aristote – ce qui inspirera la pensée du vivant du philosophe Baptiste Morizot, qui a consacré sa thèse à Simondon. Mais c’est particulièrement avec la seconde, Du mode d’existence des objets techniques (Aubier, 1958), qu’il expose sa pensée sur le sujet.

Son originalité est due à la connaissance intime qu’en avait Simondon. Ce dernier, qui fit construire un atelier de technologie au lycée de Tours où il enseignait au début de sa carrière, connaissait le fonctionnement d’un téléviseur, d’une turbine ou encore d’un moteur à essence.

Fondamentale, cette intimité de Simondon avec le monde des objets techniques bouscule son point de départ philosophique. Quand de nombreux penseurs de la technique la condamnent sans maîtriser sa dimension physique et mécanique, lui fustige le mépris dans lequel celle-ci est tenue, et qui empêche d’y voir clair. « La culture se conduit envers l’objet technique comme l’homme envers l’étranger quand il se laisse emporter par la xénophobie primitive », écrit Simondon.

À rebours de la technophobie qui irrigue certaines technocritiques, Gilbert Simondon affirme que l’opposition entre culture et technique, comme celle entre homme et machine, est « sans fondement ». S’il est futile de disqualifier « la technique » comme un mal en soi, c’est que celle-ci est consubstantielle à Homo sapiens. Elle pourrait même définir la condition humaine, tant celle-ci s’est forgée à travers la sophistication toujours plus poussée de ses artefacts, depuis les premiers bifaces d’Homo erectus, il y a un million d’années : la complexification de notre cognition est inséparable de la créativité technique.

Si Gilbert Simondon aime la technique, il ne fait preuve d’aucun angélisme sur ses dérives modernes : le philosophe dresse un constat lucide de la place pathologique prise par celle-ci dans notre époque moderne. À partir du XIXe siècle, les machines ne se mettent plus seulement à remplacer les animaux mais les humains eux-mêmes, alors réduits à les servir. Ce progrès-làperd son sens à l’échelle de chaque individu, mais reste « à distance », seulement pensé au niveau global, couronnant une pensée technocratique désormais hégémonique.

À partir de la révolution industrielle, ce ne sont plus les artisans qui font l’économie mais « les mathématiciens qui pensent le progrès » : l’individu ne vit plus ce progrès en tant que travailleur (sauf s’il est ingénieur), mais seulement en tant que consommateur. 

La puissance des moteurs

Cette réalité se récapitule en un concept, celui d’aliénation, qui exprime une « discontinuité » entre l’être humain et l’être technique. Cette « discontinuité » est perçue comme plus profonde encore que l’aliénation telle que l’avait envisagée Karl Marx, selon qui elle naît de la non-possession des moyens de production par l’ouvrier. Pour Simondon, elle est de surcroît « psycho-­physiologique » car la machine a cessé d’être un prolongement du corps : elle l’écrase.

Dès lors, la société est divisée entre « l’homme de l’élément » qu’est le travailleur et « l’homme des ensembles »(ingénieur, banquier, décideur) ignorant du premier, mais qui l’enserre dans la structure globale qu’il a conçue. Le monde moderne ne peut plus qu’être celui où règne le pouvoir des machines, « parce qu’il a découvert les moteurs et non les régulations », c’est-à-dire que manque leur intégration harmonieuse à la communauté humaine. Ce technocratisme, Simondon n’a pas de mots assez durs pour le condamner : mû par une « violence asservissante », il règne sur les êtres comme il cherche à domestiquer les milieux, procédant à « un viol de la nature ».

Comment réconcilier ce qui a été disloqué ? Pour sortir de ce désir de puissance, tout l’effort de Simondon vise à dépasser une lacune occidentale. Depuis l’Antiquité, la technique, vue comme une occupation servile, a été méprisée et exclue de la pensée. Il s’agit donc de refaire entrer la technique dans la sphère de la culture pour lui rendre sa dignité, et ainsi retrouver le lien millénaire faisant de la technique l’interface entre l’être et le monde. En cela, Simondon verra dans La Cybernétique de Norbert Wiener (Technology Press/John Wiley & Sons, 1948)3 une voie prometteuse – une voie qu’il critiquera néanmoins et tentera de dépasser en proposant une « cybernétique universelle ».

Bien sûr, on pourra lui objecter la naïveté – ou l’oubli – de ne pas penser les forces réelles du capitalisme et des structures de pouvoir, qui nuancent la possibilité émancipatrice qu’il esquisse. Mais, en cherchant à revaloriser l’existence d’une technique pour l’arracher aux mains de ceux qui en font un outil de puissance, il a proposé une voie originale et profonde. Contre le fétichisme des machines comme leur répulsion épidermique, Simondon propose de se réapproprier un monde que la prolifération d’objets techniques rend étranger à l’immense majorité.

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