Vocabulaire décolonial

Glossaire pour décoloniser l'écologie

Illustrations : Melek Zertal

« Toute théorie révolutionnaire a dû inventer ses propres mots, détruire le sens dominant des autres mots et apporter de nouvelles positions dans le “monde des significations”, correspondant à la nouvelle réalité en gestation, et qu’il s’agit de libérer du fatras dominant », écrit l’historien tunisien Mustapha Khayati dans Les Mots captifs (1966). Pour comprendre les tenants d’une écologie décoloniale, Socialter a choisi de décrypter une partie du vocabulaire foisonnant qu’elle charrie.

Marronage


Il désigne l’acte, pour des esclaves, de s’échapper des propriétés de leur maître pour se libérer de leur condition. Ces fuites prenaient différentes formes : en solitaire ou à plusieurs, maritimes ou continentales, de courte durée (petit marronnage) ou définitives (grand marronnage). Surnommés Marrons ou Marronnes, les fugitifs trouvaient abri dans des milieux reculés comme les montagnes, les marais ou les forêts pour se cacher et tenter de vivre librement. Certains s’organisaient en communautés clandestines afin de survivre en marge du monde colonial.

Article issu de notre n°66, en kiosque, librairie, à la commande ou sur abonnement.

Leurs membres développaient des savoirs et pratiques en relation avec la nature environnante tout en redécouvrant des cultures et traditions dont on les avait privés. Une résistance à la fois politique et écologique. Certaines de ces communautés existent encore aujourd’hui, comme les Bushinengués en Guyane ou au Suriname.

Colonialisme vert


« En Afrique, un parc naturel doit être vide », écrit l’historien Guillaume Blanc1. Cette vision d’une nature sauvage à protéger remonte à la fin du XIXe siècle. Sous l’égide de colons sur le continent africain mus par une soudaine « mission écologique » ou d’organismes étatiques en Amérique du nord ou en Asie, elle donne lieu à la création de parcs nationaux – comme celui de Yellowstone. Quitte à en expulser de force les habitants autochtones. Ces derniers, par leurs activités (chasse, cueillette, culture sur brûlis) sont alors tenus responsables de la détérioration d’un paysage perçu autrement comme idyllique et… touristique.

Dès 1963, certains experts recommandent même « d’abolir tous les droits humains individuels ou d’une autre nature ». En Europe de l’ouest en revanche, la création d’espaces naturels protégés dès les années 1930 inclut la préservation des pratiques ancestrales, comme le pastoralisme, soit une vision opposée à celle déployée dans le reste du monde.

Plurivers


Le néologisme « plurivers » apparaît en 1909 dans un texte de William James (1842-1910) intitulé A Pluralistic Universe. Pour le philosophe états-unien, le plurivers désigne l’idée d’un monde composé d’une multitude de réalités. À partir des années 2000, la notion de plurivers prend une ampleur nouvelle avec les travaux de l’anthropologue Arturo Escobar. À travers cette notion, l’auteur de Sentir-penser avec la Terre (Seuil, 2018) formule une critique radicale du paradigme du développement pour faire éclore un monde où cohabiteraient de multiples visions.

Dans Plurivers, un dictionnaire du post-développement (Wildproject, 2022), auquel il participe, les auteurs proposent ainsi de remplacer « l’universalisme » de la modernité par la reconnaissance de « la diversité des points de vue sur le bien-être planétaire et des compétences que nous pouvons déployer en ce sens », en s’inspirant, par exemple, des pratiques des peuples autochtones.

Justice environnementale


L’expression de justice environnementale a émergé dans les années 1980 suite aux manifestations contre le dépôt de déchets toxiques dans une décharge à ciel ouvert, à Afton (Caroline du Nord) où vivaient principalement des communautés afro-américaines. C’est après cette lutte, qui se soldera par un échec, que le pasteur Chavis Benjamin parlera de « racisme environnemental » pour désigner les liens entre la pollution des sites et la présence de minorités raciales. La notion de justice environnementale a aussi une portée globale.

Lors des sommets internationaux comme les Conférences des parties (COP), l’expression de « dette écologique » des pays du Nord vis-à-vis des pays du Sud est utilisée pour désigner la dette que les pays riches, responsables des principales émissions de gaz à effet de serre, ont envers les pays du Sud, victimes plutôt que responsables de la crise climatique.

Plantationcène


Néologisme élaboré en 2014 par les philosophes et anthropologues Donna Haraway et Anna L. Tsing, ce terme fait référence au système de « plantations » imposé par les empires coloniaux européens à partir du XVIe siècle. Il désigne ainsi l’ère de bouleversements écologiques planétaires causés par l’introduction des monocultures intensives dans les colonies et l’esclavagisation des populations.

Le Plantationocène est une réponse critique au terme Anthropocène pour mettre en lumière la domination de l’Occident et désigner l’expansion de son modèle productiviste toujours en cours comme responsable historique des dévastations du système Terre. Il a par ailleurs inspiré le terme Négrocène, proposé par le chercheur Malcom Ferdinand2, soit une « manière injuste d’habiter la Terre où une minorité s’abreuve de l’énergie vitale d’une majorité discriminée socialement et dominée politiquement ». Ici, le mot « Nègre » représente tout être humain ou non humain réduit au rang de matière à contrôler et exploiter sans retenue.

Néo-extractivisme et néo-colonialisme


Le néo-extractivisme fait référence au modèle de développement ayant émergé au sein de divers gouvernements « progressistes » en Amérique latine au cours des années 2000-2010 : Lula au Brésil ou encore Cristina Kirchner en Argentine. Il repose sur la mise en place d’une politique extractiviste nationale, par l’exploitation intensive de ressources naturelles, destinée à renforcer la souveraineté économique du pays et à favoriser la redistribution des richesses pour lutter contre la pauvreté.

De son côté, le néo-colonialisme pointe les formes d’emprise et d’accaparement dans un monde « post-colonial » de la part des États et des multinationales à l’égard de certains territoires. Selon l’indépendantiste ghanéen Kwame Nkrumah, le néo-colonialisme serait « le dernier stade de l’impérialisme » où, malgré une apparente indépendance, l’économie et la politique des pays qui le subissent « sont manipulées de l’extérieur ».3

1.L’Invention du colonialisme vert, Guillaume Blanc, Flammarion, 2020.

2.Une écologie décoloniale, Malcom Ferdinand, Seuil, 2019.

3.Le néo-colonialisme : dernier stade de l’impérialisme, Kwame Nkrumah, Présence Africaine, 2009.

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NUMÉRO 66 : OCTOBRE-NOVEMBRE 2024:
La crise écologique, un héritage colonial ?
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