Cohabitation urbaine

Le goéland commun, oiseau marin devenu urbain

Depuis au moins deux décennies, ces oiseaux sauvages nichent dans de nombreuses villes françaises et y mangent, entre autres, nos déchets. D’un point de vue anthropo et urbano-centré, ils sont considérés comme nuisibles et trop nombreux. De nouvelles formes de cohabitation commencent pourtant à être envisagées.

À Roscoff, on reproche au goéland son « cri strident » et ses vols « planant au-dessus des boutiques de gaufres ». À Marseille, on jette la pierre aux « gabians » – son appellation occitane – qui voudraient « voler » le goûter des enfants. Des goélands se sont aussi vu accuser de « venir fouiner dans des sacs ou parmi des vêtements posés sur la plage » à Dinard (Ille-et-Vilaine) ou encore de semer la terreur à Châteaulin (Finistère). Dans de nombreuses villes françaises, ces animaux sont presque unanimement vus comme nuisibles, agressifs et en surnombre. Pourtant, leur présence en nombre dans les villes est en grande partie liée aux déséquilibres causés par les activités humaines.

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Mais d’abord, un portrait-robot de l’oiseau – trop souvent confondu avec les mouettes. Pour rappel, les espèces de goélands communes en métropole ont à l’âge adulte un bec orange et courbé, orné d’un point rouge. Les mouettes ont un bec plus petit et, chez beaucoup d’espèces, entièrement rouge. Le goéland est aussi en général plus grand – son envergure adulte approche 1,50 mètre. Dernier point de culture générale sur ces laridés : on compte plusieurs espèces de goélands mais celles que l’on trouve le plus en ville sont le goéland argenté, principalement sur la façade atlantique, et le goéland leucophée, plutôt sur le littoral méditerranéen.

Déclin silencieux

Contrairement aux idées reçues, ces deux espèces ne sont pas considérées comme surabondantes par les ornithologues, au contraire. Toutes deux sont protégées à l’échelle européenne et les populations de goélands argentés ont même obtenu depuis 2015 le statut d’espèce « vulnérable », sur la liste rouge des espèces menacées de Bretagne. Dans leur milieu naturel, les effectifs de ces oiseaux sont en effet en baisse constante depuis plusieurs décennies, du fait notamment des pressions anthropiques, de la fragmentation des espaces naturels ou de la diminution des ressources alimentaires en mer.

Entre 1970 et 1980, on comptait entre 45 000 et 60 000 couples de goélands argentés en milieu naturel en Bretagne, alors que les estimations atteignent aujourd’hui à peine 14 000, selon un recensement réalisé en 2021 par l’association Bretagne Vivante dans le cadre de l’Observatoire régional de l’avifaune (ORA). Les populations urbaines étaient très faibles dans les années 1980 et ont depuis fortement augmenté, si bien que les goélands urbains représentent désormais au moins le tiers des effectifs en Bretagne.

Pour comprendre cette transition vers les villes, il faut remonter aux années 1960 et 1970, suggère Bernard Cadiou, ornithologue à l’association Bretagne Vivante : « Les goélands sont omnivores et opportunistes. Ils ont su profiter de l’avènement de la société du déchet et du gaspillage alimentaire, quand ils ont eu accès à des quantités énormes de nourriture, en particulier dans les décharges à ciel ouvert. » Près de Marseille, difficile d’évoquer l’immense décharge d’Entressen – la plus grande de France jusqu’à sa fermeture en 2010 – sans mentionner l’immense colonie de gabians qui y avait élu domicile.

Fortes de cette source de nourriture exceptionnelle, les populations de goélands se sont développées et ont rapidement cherché à coloniser de nouveaux milieux. Des milieux naturels, comme la Camargue, où des campagnes d’empoisonnement et de stérilisation ont démarré dès les années 1960 pour les empêcher de concurrencer d’autres oiseaux comme les sternes. Mais surtout, des milieux urbains, où l’on trouve à la fois le gîte – des toits plats et des îlots rappelant leur milieu naturel – et le couvert – nos déchets, disponibles au sol ou dans des poubelles ouvertes.

Oiseau marin devenu urbain

En devenant nos commensaux, ces animaux ont alors changé d’image, analyse l’anthropologue de l’environnement Matiline Paulet, autrice d’une thèse sur les changements de représentations nés de l’arrivée de ces oiseaux marins en ville1. S’il a longtemps été symbole de liberté et de courage, voire d’anticonformisme, comme dans le livre à succès Jonathan Livingston le goéland de Richard Bach, publié en 1973, le goéland est devenu aux yeux de beaucoup d’êtres humains un nuisible agressif dont la présence même à nos côtés est intempestive et malvenue : « Il est devenu le révélateur de certains problèmes de société ; une société où l’on jette beaucoup, surtout de la nourriture, analyse Matiline Paulet. Sa présence révèle les méfaits de l’hyperconsommation et de la malbouffe. Il est le symbole de la transformation du monde. » Une image dégradée liée aussi au comportement de ces oiseaux, qui crient volontiers aux aurores ou aux heures bleues, lâchent des fientes acides sur les voitures et n’hésitent pas à ouvrir des poubelles pour accéder à un reste alimentaire alléchant.

Dès la fin des années 1990, des campagnes de stérilisation des œufs en ville ont été mises en place afin de limiter les populations et en espérant conduire ces animaux à retourner dans le milieu naturel. Sans succès : « Les goélands se dispersent mais ils restent urbains, ils colonisent de nouveaux quartiers ou de nouvelles villes », note Bernard Cadiou, auteur de plusieurs études sur le sujet. Ces campagnes n’ont pas permis de réduire le nombre de plaintes (les services municipaux disent être appelés plusieurs centaines de fois par an à Marseille pour des plaintes liées à des oiseaux agressifs ou trop bruyants) ni d’apaiser les conflits entre goélands et citadins. Et elles ont contribué à alimenter l’image de nuisible à combattre, au point que de nombreux urbains peinent à croire que cette espèce est aujourd’hui protégée.

En finir avec les prises de bec

Face à ces échecs, des collectivités tentent d’explorer d’autres voies. À Granville (Normandie), la municipalité a réuni depuis 2023 un « comité citoyen pour la cohabitation avec les goélands ». Un plan a été élaboré en co-construction avec des habitants concernés, dont la première mesure a été de réduire les nuisances liées aux goélands sans passer par la stérilisation. Parmi les mesures mises en place, on trouve la lutte contre les déchets alimentaires sauvages, l’information du public et des restaurateurs, la limitation des zones favorables à la nidification – notamment les toits plats – ou encore par la cartographie précise des lieux de présence des animaux et des nuisances ressenties par les habitants.

À Lorient (Morbihan), où vit la plus grande colonie urbaine de France, la ville leur a réservé un toit de la base sous-marine, sur un bâtiment nommé K3. « Les œufs n’y sont pas stérilisés afin de maintenir les oiseaux dans cette zone qui leur convient et qui a l’avantage d’être proche de la mer. Des visites pédagogiques sont régulièrement organisées sur ce site que l’on appelle l’observatoire des goélands de Lorient », se félicite Matiline Paulet. En plus de lutter contre les fausses croyances, ces rencontres permettent d’apprendre à mieux agir quand on croise un goéland, en évitant de s’approcher des nids ou des oiseaux juvéniles même s’ils sont tombés du nid, par exemple.

À Douarnenez (Finistère), l’association Ystopia porte depuis 2022 dans le cadre du Comité consultatif de la transition écologique de la ville un projet ambitieux et original, explique son cofondateur, Œstebann Troadec. « Cette espèce est encore mal connue et ses comportements sont mal anticipés, ce qui rend la situation conflictuelle. Nous pensons qu’informer la population sur ces animaux qui, de toute façon, ne partiront pas, est la meilleure solution pour cohabiter avec eux. » L’association répond par téléphone ou lors de « cafés goélands » aux questions des habitantes et habitants, et propose si nécessaire des médiations à domicile pendant lesquelles elle tente de construire avec eux des solutions.

Cela peut passer par l’installation de câbles sur les toits empêchant la nidification, ou encore par le fait de s’équiper de parapluies, pour se protéger des attaques qui ont souvent lieu quand les parents goélands croient leur nid menacé. Mais surtout par beaucoup d’attention, d’information et de diplomatie, explique Amandine Le Moan, de l’association Ystopia : « Je repense à des personnes qui se plaignaient d’entendre chaque matin un goéland taper à leur fenêtre. On leur a dit que ce comportement, très rare, pouvait venir du fait qu’il était nourri par des voisins. On a à la fois informé le voisinage sur l’importance du non-nourrissage et collé des affiches de rapaces aux fenêtres pour effaroucher les goélands. C’est sûrement l’ensemble de ces mesures qui a été efficace. »

Selon Matiline Paulet, l’inflexion dans les politiques uniquement répressives à l’encontre de cet animal est encore timide mais tout à fait inspirante. À l’étranger, plusieurs groupes de recherche sont allés encore plus loin et ont monté des programmes de sciences participatives, comme à Montréal ou à Glasgow. En plus de nourrir la connaissance scientifique, grâce aux recensements des habitants, ils permettent de vivre une expérience de nature tout à fait enrichissante et dont beaucoup d’urbains manquent au quotidien. Le goéland ne mérite pas forcément les noms d’oiseaux dont on l’affuble, c’est aussi un voisin qui nous invite à nous reconnecter au vivant. 

1. Matiline Paulet, « Des oiseaux marins en ville : analyse comparée en milieu portuaire des représentations du goéland (Larus argentatus, Larus michahellis) en lien avec l’évolution des dynamiques écologiques des populations », 2020.

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NUMÉRO 66 : OCTOBRE-NOVEMBRE 2024:
La crise écologique, un héritage colonial ?
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