Grand débat : et si on commençait par des assemblées citoyennes ?
Des assemblées citoyennes composées de membres tirés au sort ont été organisées dans de nombreux pays, remettant en question le monopole des élus.
Des assemblées citoyennes composées de membres tirés au sort ont été organisées dans de nombreux pays, remettant en question le monopole des élus.
Cet article a été initialement publié sur le site The Conversation
Le grand débat national : cette initiative inédite en France prendra forme officiellement demain. En réaction aux demandes émanant du mouvement « gilets jaunes », le premier ministre Édouard Philippe avait annoncé fin décembre que des conférences de citoyens tirés au sort devraient être organisées prochainement afin de dessiner les contours de ce grand débat.
À côté du référendum d’initiative populaire, revendiqué par de nombreux membres du mouvement, l’idée d’assemblées citoyennes tirées au sort séduit de plus en plus d’acteurs politiques.
Cela n’avait peut-être pas frappé les esprits pendant la dernière campagne présidentielle française, mais le recours à des jurys, collèges ou assemblées citoyen(ne)s faisait partie des promesses de campagne tant d’Emmanuel Macron que de Benoît Hamon et de Jean-Luc Mélenchon.
Sans doute n’avaient-ils pas tous à l’esprit le même genre d’assemblée, mais cela témoigne en tout cas du fait que l’idée, remise à l’agenda par les « gilets jaunes », est dans l’air du temps et s’impose de plus en plus franchement dans le débat politique, en France comme ailleurs.
Ainsi, de nombreuses assemblées citoyennes utilisant le tirage au sort ont été organisées à travers l’Europe et le monde, suggérant une nouvelle manière de construire des décisions politiques et remettant en question le monopole des élus. Une grande diversité de modèles existe cependant, conférant un pouvoir très varié aux citoyens, de la simple recommandation de politiques publiques à des propositions de révision constitutionnelle.
Thomas Bresson/Wikimedia, CC BY-NC
Depuis la fin des années quatre-vingt, le tirage au sort a été utilisé dans le cadre de conférences de citoyens. Ces expériences rassemblent douze à quelques centaines de citoyens dans des assemblées ad hoc et limitées dans le temps. Après avoir rencontré des experts et écouté le point de vue des différentes parties prenantes, les participants sont invités à échanger sur une problématique publique.
À la fin du processus de délibération, ils remettent un rapport composé d’une série de recommandations transmises aux autorités publiques.
En France, par exemple, en 1998 déjà, une conférence de citoyens sur les OGM à l’Assemblée nationale avait débouché sur une série de recommandations comme l’amélioration des procédures d’évaluation des risques ou la création de filières séparées.
Les pouvoirs publics ont mobilisé de telles conférences dans un grand nombre de démocraties, sur un grand nombre de sujets, organisant des échanges du niveau du quartier jusqu’à des assemblées paneuropéennes. Les résultats varient grandement d’un cas à l’autre, mais il est possible de dresser le double constat suivant.
D’une part, ces expériences montrent que les citoyens sont capables d’appréhender des sujets réputés complexes et de fournir des recommandations argumentées aux décideurs publics. Le tirage au sort peut également partiellement tenir ses promesses d’inclusion, en intégrant des publics qui s’expriment peu ou déclarent ne jamais s’investir en politique.
Mais d’autre part, le véritable apport de ces conférences à la dynamique démocratique globale est incertain. Ces expériences restent la plupart du temps extrêmement isolées des processus décisionnels, produisant peu d’effets sur la conduite de l’action publique. Le caractère événementiel et médiatique peut même produire de la frustration chez les citoyens qui ont accepté d’y prendre part et ont l’impression de s’être fait manipuler, pour rien. C’est un risque auquel s’expose le projet du gouvernement français.
Un modèle plus ambitieux a été offert par la République d’Irlande, qui s’est placée à la pointe de l’innovation démocratique en organisant entre 2012 et 2014 une Convention constitutionnelle impliquant des citoyens tirés au sort. L’objectif consistait à faire émerger des recommandations de réformes de la Constitution.
Concrètement, la convention était composée d’un président, de 33 élus (29 membres du Parlement et 4 représentants de partis nord-irlandais) et 66 citoyens sélectionnés par un institut de sondage avec pour objectif de refléter l’équilibre de genre, d’âge et de régions de l’électorat. Suivant le même type d’organisation que les conférences de citoyen, cette assemblée mixte s’est déroulée sur 10 week-ends, subdivisés en trois moments : présentations par des experts, débat entre groupes opposés sur le sujet en question et discussions en petits groupes avec des facilitateurs.
Les recommandations furent soumises au gouvernement, ce dernier choisissant de les accepter, de les rejeter ou de les soumettre à référendum. Le résultat le plus spectaculaire de cette convention, à ce jour, fut la légalisation du mariage homosexuel (62 % de voix favorables), recommandée par la Convention, après un référendum national en 2015.
L’expérience fut reconduite en 2016 avec la mise en place de l’Irish Citizen Assembly, mais composée cette fois-ci des seuls citoyens tirés au sort, abandonnant de la sorte le modèle d’une composition mixte.
Parmi les sujets discutés par cette nouvelle assemblée, les tirés au sort étaient invités à faire des propositions sur l’enjeu particulièrement clivant de l’avortement. Suite aux cinq week-ends de délibérations, c’est l’option de l’abrogation de la disposition constitutionnelle interdisant le recours à l’interruption volontaire de grossesse qui fut plébiscitée par la majorité des participants. Le 25 mai 2018, la question a fait l’objet d’un référendum entraînant la validation de cette mesure d’abrogation.
L’Islande elle aussi a eu recours à ce format pour son processus de révision de la Constitution (2010-2012) mêlant assemblée tirée au sort et élection de citoyens indépendants des partis. Des interactions délibératives via les réseaux sociaux furent même organisées pour inclure un maximum de citoyens. Le résultat, proposant d’amender divers articles de la Constitution (par exemple la reconnaissance des ressources naturelles du pays comme propriété publique) fut approuvé par référendum, mais finalement ignoré par le Parlement après un changement de majorité en 2013. À l’heure actuelle, malgré les pressions émanant de la société civile, le projet de réforme est toujours gelé.
En 2017, la méthode a également séduit la Mongolie. Une nouvelle loi y rend obligatoire l’organisation de sondages délibératifs, à savoir la consultation, après délibération, de citoyens tirés au sort, avant que le Parlement puisse considérer d’amender certains articles de la Constitution. Ainsi, l’idée de créer une seconde chambre législative (élue) a été rejetée par les participants, craignant qu’elle ne soit que le reflet de la première chambre, et a donc été laissée de côté par le Parlement.
Si la France semble encore loin de la mise en place de dispositifs d’une telle ampleur, des conférences de citoyens ont déjà été organisées par le passé, et certaines municipalités expérimentent de nouvelles formes démocratiques. La ville de Grenoble, par exemple, s’illustre depuis plusieurs années par une diversité de canaux de participation, allant des conseils citoyens aux budgets participatifs en passant par le droit d’interpellation (possibilité pour les citoyens de demander des justifications à leurs représentants dans le cadre d’un conseil municipal).
À Kingersheim, près de Mulhouse, des assemblées mixtes rassemblent régulièrement des citoyens tirés au sort, des élus et des représentants d’associations pour élaborer collectivement des projets après avoir été formés sur des thèmes spécifiques, puis après délibérations. Ceux qui participent sont ensuite tenus de partager les fruits de leurs délibérations avec ceux qui n’ont pas participé, afin de ne pas se couper du reste de la population.
Une autre façon de mobiliser le hasard, encore non-expérimentée, mais dont on parle de plus en plus dans différents pays comme la France, la Belgique ou le Canada, consisterait à tirer au sort une partie des membres d’une assemblée législative.
Selon les partisans de cette méthode, le profil diversifié des parlementaires tirés au sort ainsi que l’absence de discipline de parti poseraient les bases d’un débat démocratique plus ouvert et prenant mieux en compte les aspirations des différents groupes de citoyens. Souvent proposé en complément d’une chambre élue, ce modèle consiste donc à pluraliser les sources de légitimité démocratique et à tirer parti des vertus respectives du tirage au sort et de l’élection.
Ce point de vue reste cependant minoritaire et le soutien à une telle innovation reste encore limité. Une enquête récente que nous avons réalisée avec des collègues dans le contexte belge auprès de 966 citoyens et 124 élus montre que les élus des différents parlements (écologistes exceptés) sont aujourd’hui très largement opposés à l’usage du sort pour constituer des institutions politiques. Sans doute y voient-ils une menace pour leur monopole sur la représentation légitime.
Du côté des citoyens, les positions sont plus partagées, beaucoup n’ayant pas encore d’avis. Ce sont les catégories sociales les moins favorisées, en termes de niveau d’éducation et de revenu, qui se montrent les plus favorables à l’idée d’une seconde chambre tirée au sort – signe peut-être du décalage sociologique entre les élus et ces catégories de la population. Par ailleurs, l’idée d’une chambre mixte, composée à la fois d’élus et de citoyens tirés au sort, reçoit davantage de soutien (de la part des élus et des citoyens) qu’une composition purement aléatoire.
Sur base de ces diverses expériences, que pouvons-nous imaginer pour la France ?
Sans doute serait-il bienvenu de commencer par multiplier les assemblées citoyennes au niveau local, à l’image de ce qui se fait déjà à Grenoble ou Kingersheim, pour familiariser davantage les citoyens au tirage au sort et à de tels processus délibératifs.
En effet pour beaucoup, ces derniers demeurent sans doute étranges. Nous baignons dans des cultures politiques centrées sur l’élection et de nombreuses personnes ignorent les usages historiques du tirage au sort ainsi que les expériences plus récentes. Sans avoir assisté à des délibérations citoyennes ou lu à leur sujet, on peut douter que des citoyens ordinaires soient capables de se mesurer à des questions politiques complexes. Si le nombre de personnes ayant pris part à de telles expériences ou en ayant entendu parler par des proches augmentait, l’idée serait peut-être davantage prise au sérieux. Peut-être également que le nombre de personnes prêtes à consacrer une partie de leur temps libre à de telles délibérations – nombre aujourd’hui assez faible – s’accroîtrait également.
L’idée d’une assemblée citoyenne nationale gagnerait alors peut-être en crédibilité.
Deux modèles plus ambitieux pourraient alors être envisagés. Celui d’une réforme constitutionnelle inclusive et délibérative, à l’image des expériences irlandaise et islandaise. Ou celui plus novateur encore d’une assemblée législative permanente – un Sénat ou une troisième chambre tirée au sort qui se pencherait sur une série de sujets, comme les enjeux de long terme tels que le climat ou l’éducation, qui nécessitent de pouvoir s’extraire du temps court des cycles électoraux.
Vincent Jacquet, charge de recherches FRNS à UCLouvain en science politique, Université catholique de Louvain et Pierre-Etienne Vandamme, Chercheur en théorie politique, KU Leuven
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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