Dans vos différents ouvrages, vous avez fait de la métropole votre sujet de travail principal. Vous qualifiez la métropolisation de “fait total”. Qu’est-ce que la métropolisation et quelles sont ses limites ?
La métropolisation est un modèle singulier d’urbanisation, celui de la ville-monde, avec un rythme de croissance des villes, quasi exponentiel depuis quatre à cinq décennies. Par ce rythme, l’équivalent d’une ville comme New York sort de terre tous les mois dans le monde. Ceci est le fait de l’ère néolibérale, stade singulier du capitalisme dans lequel les activités urbaines se dématérialisent, la rente immobilière s'accroît et les économies urbaines évoluent par tertiarisation et tri des populations. Ceci entraîne de grandes mutations, y compris dans les suds avec délocalisation des industries extractivistes et polluantes. Voilà pour le fait géographique global. Il est également total car les citadins sont sommés d'adopter des modes de vie consuméristes, et ce par nombre de projets urbains qui se ressemblent étrangement, avec toujours plus de mouvements et de fluidité, de connexion et d’agilité, de divertissement et de festivités...
Sur le plan politique maintenant, ces agglomérations se dotent de nouveaux pouvoirs avec, dans tous les pays, des réformes dites “territoriales” qui entérinent ce processus de croissance urbaine par de nouveaux échelons institutionnels. En France, au nombre de 22, ce sont les Métropoles, qui éloignent toujours plus les habitants des choix d’aménagement. Enfin et surtout, il est total car comme le dit Anselm Jappe, “le béton est l'arme de construction massive du capitalisme”. L'artificialisation requise pour massifier les peuplements, l’exploitation totale des ressources pour tenir à ce point toutes et tous agglomérés, et ainsi faire fructifier la richesse métropolitaine, dévastent tous les écosystèmes. Y compris dans les espaces extérieurs soumis à leur diktat – le pendant métropolitain étant l’agriculture productiviste et ses rendements – ou qui en singent le modèle – nombre de villes moyennes appliquent les recettes métropolitaines dans le cadre très souvent de programmes d’Etat.
Face à ce “fait total”, il n’y a donc pas de possibilité de ville durable ou verte ? D’une métropolisation “soutenable” ?
Pour ne prendre que cet exemple, les plantations frénétiques d'arbres amélioreront peut-être le bien-être de certains, mais est-ce à la hauteur du problème posé lorsque, notamment, 50 °C sont annoncés d’ici vingt à trente ans dans les grandes villes – en moyenne 10 de plus que dans les campagnes voisines. Il y a donc à s’entendre sur ce que l’on met derrière « soutenabilité ». Si l’on veut réduire sérieusement les pressions que nous exerçons sur l'ensemble des milieux naturels, nous n’avons plus d’autres choix que de décroître. La seule écologie sérieuse est celle de la sobriété individuelle et collective – “l'austérité joyeuse” nous disait Ivan Illich. Or, en la matière, les grandes villes ne sont pas les meilleures conseillères, comme d’ailleurs elles sont incapables d’autonomie, seule voie sérieuse face aux descentes énergétiques et matérielles. Par leurs tailles démesurées et ce faisant l’éloignement mécanique du vivant, il n'y a pas d’autoproduction ni même d’autolimitation possibles dans ces milieux aseptisés et les machines à désirs qu’elles constituent. Y compris par le tout vélo (qui requiert un peu d’asphalte) ou encore par le bio (qui requiert quelques terres à proximité).
Il est par exemple physiquement impossible, à moins que l’humanité continue de se voir démiurge, de prétendre à de tels peuplements par des constructions bioclimatiques ou encore par l’agriculture urbaine. Qui d’ailleurs connaît les hectares fantômes, les territoires servants, les esclaves énergétiques nécessaires à l'habiter urbain métropolisé ? Voici les limites premières de la soutenabilité : nous faire croire que les métropoles ont la solution au problème qu’elles ont elles-mêmes créé ou largement amplifié, et ainsi nous maintenir dans le mythe urbain de la délivrance matérielle et dans la mystification de la redirection écologique de nos propres existences citadines. Et ainsi ne jamais remettre en cause le mantra de la croissance urbaine et de l’attractivité.
Pour s’organiser collectivement et faire autonomie face aux métropoles vous préconisez l’organisation de biorégions. Qu’est-ce qu’une biorégion ? Comment s’organise-t-elle ?
Selon Kirkpatrick Sale, l’un des penseurs en la matière, une biorégion est un territoire gouverné par la nature et non pas par des institutions humaines. Le milieu écologique est donc le creuset des formes de vie. On y bâtit une connivence avec les écosystèmes, on y renoue quelques alliances, par la petite paysannerie notamment. Et, en raison de la sobriété évoquée, mais également de l’autonomie requise, les biorégions doivent avoir une taille assez réduite et venir directement des expériences écologiques alternatives : une petite vallée, une plaine, une île, une moyenne montagne... pour un peu plus d’attaches et de proximité, de culture locale et de sédentarité. Les quelques 500 pays géographiques français, adossés à des régions naturelles, en figurent sans doute la bonne taille, ou encore les terroirs, que nous avons hélas abandonnés à d’autres cultures politiques. Cela correspond à tout au plus une trentaine de kilomètres de diamètre.
Et cette taille est aussi nécessaire pour faire advenir autrement politiquement des communautés par l'autodétermination et l'autogestion. Cela permet de prendre des décisions de manière collégiale et horizontale, de pas "s'en remettre" à l’Etat, à ses institutions, à sa centralisation pour satisfaire nos besoins. Il va nous falloir trier, recalibrer, rendre un peu plus responsables par des vies ancrées dans le vivant et par des savoir-faire autonomisant. En ce sens, une biorégion ne peut être que post-urbaine. Elle doit émaner d’un nouvel habiter de la terre, en passant par le réempaysannement, la coopération grâce à quelques savoir-faire, de l’artisanat prioritairement, et l’autogestion solidaire, sans bien sûr négliger des relations d'interdépendance avec d’autres espaces biorégionaux. Le principe n'est donc pas d’ériger de nouvelles frontières, mais de cohabiter enfin avec les limites planétaires.
Vous décrivez les biorégions comme des espaces faisant sécession avec la ville, autogestionnaires et autogérés, anticapitalistes. Face au capitalisme qui s’adapte perpétuellement, est-ce possible de recréer des espaces non-capitalistes ? Et comment s’assurer que les rapports de productions, de pouvoir et de domination, qui sont liés, ne se reproduisent pas dans une société post-urbaine ?
Faire sécession des villes consiste d’abord à rompre avec le productivisme et sa machine urbaine à désirs, ainsi qu’avec l’ensemble des institutions qui, fort bien implantées, en sont aussi des véhicules premiers, d’abord biopolitiquement par la sécurisation du profit. Il s’agit donc de déconcentrer et de relocaliser en vue de reprendre la main sur nos propres besoins avec décentralisation des décisions et dé-marchandisation des relations. Voilà en première instance pour le geste révolutionnaire face aux rapports capitalistes de domination. Créer de tels espaces est précisément ce que, par exemple, préconise Erik Olin Wright, auteur très en vogue dans les milieux militants urbains de gauche. Cependant, on peut douter de l’écologie de tels gestes anticapitalistes dans les villes du fait de la distance aux milieux nourriciers et de la participation, certes involontaire, aux mécanismes de surenchérissement immobilier en y résidant.
Antonio Gramsci nous disait d’ailleurs que la conscience d’être un élément d’une force hégémonique déterminée est la première étape pour arriver à une progressive autoconscience où théorie et pratique finalement s’unissent. La sécession de la grande ville vise plutôt, comme le dit Slavoj Žižek, à résister à l’hégémonie impériale du néolibéralisme en occupant des territoires qui ont été globalement dépolitisés par son ordre économique. Sous cet angle, nombre de campagnes sont alors de véritables lieux du possible, un champ de bataille non totalement militarisé pour reprendre les termes du situationniste Raoul Vaneigem. Voilà donc pour le rémpuissantement de quelques capacités, mais en partant cette fois-ci du vivant et de sa perpétuation, et plus largement de l’ensemble des subalternités enchevêtrées, dont la petite paysannerie fait partie, pour nous ressaisir des conditions matérielles de notre propre subsistance et fixer collectivement des règles de conduite non oppressives, au plus près des nécessités de survie, humains et milieux plus qu’humains enfin réunis. Voilà pour rompre avec l’œuvre capitaliste de la massification productiviste, massification dont les villes, les grandes, représentent le parangon.
Dès lors, la subalternité des mondes indiens, l’indigénisme de l’Amérique latine ou encore, plus près de nous, les communautés éco-féministes dans les ruralités sont, par leurs formes écologiques de vie et leurs organisations politiques bien plus motrices selon moi que, par exemple, les marches urbaines pour le climat, et ce pour dénaturaliser les rapports sociaux de race, de sexe et de classe, sans oublier celle des visions écologiques occidentalo-centrées. Voilà, depuis les périphéries, pour une perspective post-urbaine à la fois transféministe, décoloniale, interspéciste et matérialiste.
N’y a-t-il pas un danger que le projet de biorégion que porte le mouvement post-urbain ne reste en vase clos et ne touche que des urbains éduqués. Comment ne pas “abandonner les gens à l’enfer du béton” et comment attirer vers les biorégions ?
Mais qui abandonne les gens et plus encore les pauvres à l’enfer du béton ? Ceux qui prônent de toujours plus construire dans les grandes densités de moins en moins vivables et de plus en plus rejetées, ou ceux qui, voyant par exemple qu’il y a 3 millions de logements vacants et 6 millions sous-occupés en France, s’étonnent que l’on continue à en construire 350 000 chaque année, dont 40 % dans un 1 % des communes françaises, et surtout que cette vacance très majoritairement située dans les petites villes et ruralités ne suscite pas plus d’intérêt lorsqu’il s’agit de parler de dignité du logement ou encore de relocalisation d’activités ? Les ressources existent (logements, terre, bois…) et les possibles sont là, mais dans les périphéries.
Et, selon l’Union sociale pour l’habitat, 18 % des membres du parc HLM déclaraient en 2019 être intéressés par des modes d’habiter autosuffisants basés sur la recherche d’autonomie énergétique et alimentaire en lien avec un mode de vie indépendant du monde urbain. Il est vrai que les cultures populaires de l’écologie ont quelques habitudes à faire valoir, avec des pratiques économes des ressources à des fins vivrières, une récupération et une réutilisation pour le partage et l’entraide, une autolimitation par précarité mais aussi par culture d’autoproduction. Voilà qui permettrait de ne pas importer dans les campagnes les modes de vie métropolitains largement prescrits par la bourgeoisie.
Voilà en tout cas ce à quoi, avec bien d’autres, le mouvement pour une société écologique post-urbaine travaille : mettre en lumière et en récit les expériences signifiantes de la néo-paysannerie et des ruralités inventives, les espaces d’accueil qui constellent la strate des 10 000 petites villes de proximité jusqu’aux villages centre, à laquelle s’ajoutent les dizaines de milliers de petits villages et hameaux. Une géographie post-urbaine un peu plus accueillante que les métropoles qui trient et évincent chaque jour davantage. À condition toutefois de donner possibilité aux milieux populaires, urbains – les « quartiers » – comme périphériques – les « ronds-points » –, d’accéder certes à l’espace mais plus encore à la terre.
1. Les “hectares fantômes” sont un concept développé par Kenneth Pomeranz, historien américain né en 1958 dont les recherches portent principalement sur la Chine et les écarts de développement entre les mondes européens et asiatiques. Il élabore cette notion pour illustrer la prédation que l’Angleterre fait subir à son empire colonial, conçue comme une externalisation de la pression écologique à d’autres terres pour les besoins du développement de la métropole.
2. Dans Indécence Urbaine, Guillaume Faburel définit les “territoires servants” comme des “lieux extérieurs aux métropoles leur étant inféodés car nécessaires à la satisfaction de leurs besoins” : agriculture intensive, élevage industriel, extraction des matières…
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