Les villes ramassent des siècles en un lieu. Chaque jour, nos pieds foulent des strates de temps qui cohabitent, et dont témoignent quelques régularités curieuses. Avez-vous remarqué que leur axe central est si souvent un espace vide ? Que cette place accueille des marchés comme les ruelles autour des marchands ? Qu’à ses confins sont implantés le centre commercial et parfois l’usine ? Chaque époque a son centre, qui en dit la substance. Cette substance se nomme, pour le philosophe marxiste Henri Lefebvre, « mode de production ». Si l’antique, le médiéval et l’industriel se superposent, chacun a laissé la trace de son espace mental. La place centrale, ce « lieu préparé pour la réunion » qui s’appelait jadis l’agora grecque ou le forum romain, hérite de la philosophie antique : la ville médiévale, elle, a mis au centre l’église et les marchands, dans un espace délimité par l’enceinte. Le monde gouverné par le capitalisme, lui, est d’une nature radicalement nouvelle : New York et San Francisco diffèrent de Paris et Rome.
Car l’industrialisation, qui forme un « processus dialectique » avec l’urbanisation, façonne des « agglomérations dont le caractère urbain se détériore ». L’industrialisation a ainsi conduit, par la massification, à un « éclatement de la morphologie traditionnelle des villes », subordonnant toute l’urbanisation à sa finalité productive. Elle plie dès lors les êtres à sa rationalité, dissociant les espaces selon les classes – ici un pavillon, là un HLM –, créant une ségrégation sociale à laquelle s’ajoutent une « misère de l’habitat » et une amputation de l’habiter, puisque le « pratico-sensible » y est réduit à la consommation… Critique de l’urbanité, du capitalisme, des formes de vie : l’approche développée dans LeDroit à la ville, dont la parution en mars 1968 le rattache aux grands essais qui ont accompagné Mai-68, contient toute la prodigieuse densité de la pensée d’Henri Lefebvre.
Il imagine aussi une nouvelle « centralité ludique » de la ville, où le jeu, l’art, le théâtre et la fête s’immisceraient « dans les interstices de la société de consommation dirigée ».
Cette densité tient à la prolixité – son œuvre compte une soixantaine de livres – et à l’inventivité intellectuelle de ce philosophe inclassable. Sa pensée issue du marxisme et marquée par la fréquentation des avant-gardes, du surréalisme au situationnisme, se situe au carrefour de la sociologie, de l’urbanisme et de la géographie. C’est à la fin des années 1920 que ce penseur né en 1901 dans les Landes découvre ses deux vocations : la philosophie et le marxisme. Dans cette période où il adhère au Parti communiste, Lefebvre intègre le milieu intellectuel parisien à travers les revues, fréquentant des figures comme Georges Politzer et Paul Nizan. Après des années 1930 où il enseigne dans le secondaire, ses écrits hétérodoxes l’éloignent de la ligne officielle du Parti communiste, dont il sera exclu en 1958.
C’est au sein du monde académique qu’il bâtira son œuvre. Chercheur au CNRS de l’après-guerre à 1961, il soutient en 1954 à la Sorbonne deux thèses de doctorat portant sur le monde paysan, avant de rejoindre l’université de Strasbourg comme professeur de sociologie puis celle de Nanterre, entre 1965 et 1973. Ses cours sont considérés comme un incubateur intellectuel de Mai-68, mais le rayonnement de ce penseur capital a pourtant connu une éclipse depuis son décès, en 1991. « Si les références à Lefebvre étaient nombreuses dans les réflexions sociologiques des années 1960 à 1980, elles se raréfient quand elles n’ont pas disparu dans les écrits contemporains. Jusqu’à récemment, ses livres étaient difficiles, voire impossibles, à trouver, beaucoup n’étant plus réédités », relève la sociologue Laurence Costes.
L’utopie dans la vie
De son œuvre prolifique demeure une poignée de titres disponibles, tels que Le Droit à la ville, La Production de l’espace et son autobiographique La Somme et le Reste chez Economica, le premier des trois tomes de sa Critique de la vie quotidienne (L’Arche) ou encore ses écrits marxologiques Le Marxisme et Le Matérialisme dialectique (PUF). Du marxisme, Henri Lefebvre a gardé le meilleur – la rigueur de l’analyse matérialiste – tout en se débarrassant de l’esprit de système et de l’abstraction sans chair : il s’agit de transformer le réel ici et maintenant. Autrement dit, de ramener l’utopie dans la vie. « L’utopie s’attache à de multiples réalités, plus ou moins lointaines, [mais] ne s’attache plus à la vie réelle et quotidienne », critique Henri Lefebvre dans Le Droit à la ville. « Ainsi, le regard se détourne, quitte l’horizon, se perd dans des nuées, ailleurs », et « personne ne songe à la ville idéale », celle où le corps s’éploie chaque jour.
Pour réinsérer du « pratico-sensible » dans une cité où il est nié, Henri Lefebvre suggère par exemple une limitation de la voiture au profit des transports publics. Il imagine aussi une nouvelle « centralité ludique » de la ville, où le jeu, l’art, le théâtre et la fête s’immisceraient « dans les interstices de la société de consommation dirigée, dans les trous de la société sérieuse qui se veut structurée et systématique, qui se prétend technicienne ». Cette lutte contre la dépossession de l’habiter est au cœur du droit à la ville, que Henri Lefebvre définit comme un droit « à la vie urbaine, à la centralité rénovée, aux lieux de rencontres et d’échanges, aux rythmes de vie et emplois du temps permettant l’usage plein et entier de ces moments et lieux ». Car la ville est un espace, mais elle suggère aussi du temps, cette liberté dont la configuration industrielle confisque la jouissance aux classes ouvrières harassées et excentrées.
Cette spatio-temporalité vécue a conduit Henri Lefebvre à initier un champ d’étude pionnier, formulé pour la première fois dans le deuxième tome de la Critique de la vie quotidienne (1961) : la rythmanalyse, d’après un terme emprunté à Gaston Bachelard – qu’il a lui-même tiré d’un philosophe portugais, Pinheiros dos Santos. Ce projet, dont les ébauches sont rassemblées dans le recueil Éléments de rythmanalyse (Eterotopia, 2019), étudie « les interférences entre le temps cyclique […] et le temps linéaire », c’est-à-dire entre le rythme circadien et celui, mécanique, des horloges qui gouvernent nos vies. Le rythme, cette « répétition dans le mouvement », est irréductiblement pluriel. Il y a les « rythmes secrets » du corps, de chaque organe, comme celui des calendriers et de la vie sociale. Or, écrit Lefebvre, « la puissance maléfique du capital […] s’édifie sur le mépris de la vie et de ce fondement : le corps, le temps de vivre ». S’émanciper des rets du capitalisme signifie aussi se libérer de ses rythmes. Contre les vies sans joie qui entravent les corps, Henri Lefebvre dessine une utopie sensible à la chair, dont la liberté tient à un principe : « Penser l’impossible pour saisir tout le champ du possible. »
Soutenez Socialter
Socialter est un média indépendant et engagé qui dépend de ses lecteurs pour continuer à informer, analyser, interroger et à se pencher sur les idées nouvelles qui peinent à émerger dans le débat public. Pour nous soutenir et découvrir nos prochaines publications, n'hésitez pas à vous abonner !
S'abonnerFaire un don