Confort et écologie

Homo confort ou l'hégémonie du bien-être

Archiconsensuel, le confort caractéristique du mode de vie moderne montre chaque jour un peu plus le prix qu’il exige : aliénation, individualisation et destruction des écosystèmes. Dans son ouvrage Homo confort. Le prix à payer d’une vie sans efforts ni contraintes (Éditions L’échappée ) – dont Socialter publie ici les bonnes feuilles –, l’anthropologue Stefano Boni* tente d’analyser les raisons historiques et politiques qui expliquent l’absence quasi totale de résistance ou de projet alternatif à la recherche de l’accroissement perpétuel du confort matériel.

Une histoire politique du confort doit expliquer l’extraordinaire consensus social qu’il a suscité lors d’élections ou de révolutions, sous des gouvernements de tendances différentes mais réunis par leur foi dans le progrès scientifique, dans la maîtrise technologique et dans la production industrielle. Des communistes de l’ère soviétique aux partisans américains du libre-échange, en passant par les forces parlementaires de pays européens comme la France ou l’Italie au sortir de la guerre, tous ont défendu avec acharnement la consommation et l’augmentation du confort, ainsi que tout ce qui était nécessaire à la diffusion du bien-être, sans se poser trop de questions sur leurs effets collatéraux. La prétendue démocratie moderne ne repose pas sur les élections – devenues plus ou moins inutiles car dépourvues d’alternative et érodées par les initiatives laissées à des politiciens égocentriques ou corrompus –, mais sur la généralisation du confort.

Article à retrouver dans notre numéro 50 : À quoi devons-nous renoncer ?

Les États qui gouvernent sans s’encombrer d’élections, lorsqu’ils ont été incapables de garantir un bien-être généralisé, ont été annexés au modèle dominant, comme le bloc soviétique dans son ensemble, ou bien se sont modernisés en adoptant les valeurs de la société de consommation, comme la Chine. Le confort est le programme politique consensuel qui rassemble unanimement les gouvernements et les entreprises, les banques et les épargnants, les médias de masse et les citoyens. C’est à la fois un projet totalisant, en ce sens qu’il influe sur toutes les dimensions culturelles et sociales de notre vie, et un projet astreignant, dans la mesure où la consommation doit être garantie à tout prix. Existe-t-il un gouvernement ou un parti politique qui ait essayé non pas de mettre en œuvre mais de tenir simplement un discours prônant la réduction de la production consumériste ? 

L’ensemble des pouvoirs institutionnels a soutenu et contrôlé l’essor exponentiel de la technologie. C’est en particulier le cas de l’État, à travers l’instauration incessante de règlements, décrets, circulaires, normes, critères qui ont imposé légalement le dogme de la croissance. Les gardiens de l’ordre institué ont réprimé à coups de matraque et de gaz lacrymogène ceux qui protestaient contre les conséquences les plus dévastatrices de ce développement toxique.

La machine productive, rationalisée et déshumanisée, a atteint des capacités destructrices illimitées, se développant sans se soucier de la morale et, malheureusement, sans opposition sociale efficace. Fruit de l’hypertechnologisation des moyens de communication, les médias ont remplacé la confrontation et le face-à-face, exacerbé la soif de confort et occulté ses effets néfastes en martelant sans cesse le public de messages explicites et subliminaux. Enfin, la sphère financière, qui constitue désormais la principale autorité parmi les pouvoirs institués, a utilisé la consommation pour augmenter les revenus des actionnaires à un rythme vertigineux. 

Les analyses qui attribuent les excès pathologiques de l’hypertechnologie à des instances de pouvoir (État, capital, médias) peinent toutefois à rendre compte de l’aspiration qui pousse chaque individu et, à travers lui, l’humanité tout entière à se simplifier la vie. La volonté institutionnelle de diffuser l’hypertechnologie et le confort a beau être incontestable, il est surprenant de voir la convergence d’intentions entre les principaux acteurs du pouvoir et les consommateurs, qui adhèrent globalement et avec enthousiasme au projet de la croissance, du consumérisme et de l’individualisme.

La diffusion du confort est pourtant l’une des clés pour comprendre l’adhésion sociale massive et inconditionnelle au modèle économique techno-productiviste, qui s’affirme avec une extrême rapidité à l’échelle mondiale : « Le processus de modernisation se manifeste essentiellement en tant qu’augmentation qualitative et quantitative du confort.» Dans l’idéologie contemporaine, celui-ci occupe indéniablement une place centrale, que ce soit de manière implicite (dans ce qui n’est pas dit, mais qui est évident) ou explicite (dans ce dont on parle, même si c’est souvent par des références indirectes).

On a même du mal aujourd’hui à concevoir, et plus encore à proposer comme projet de société, un monde ne serait-ce que légèrement moins confortable que le nôtre. Si Ivan Illich (1926-2002) a pu soutenir que l’industrialisation et la surproduction génèrent une « contre-productivité », tant parce qu’elles sont dommageables que parce qu’elles empêchent les citoyens de s’investir directement dans la gestion économique de divers secteurs d’activité, pourquoi y a-t-il eu si peu de réserves face à ces phénomènes, ou des oppositions qui n’ont que très rarement mérité le nom de résistance ? 

Afin de comprendre la faiblesse des réticences à l’industrialisation, on peut rappeler le sort de quelques-uns parmi ceux qui se sont opposés à la diffusion de l’hypertechnologie. Lorsque la résistance a pris la forme d’actions directes visant à endommager les machines, le pouvoir répressif n’a pas hésité à commettre des atrocités. Le mouvement luddite britannique, qui incarne peut-être l’épisode de résistance explicitement anti-technologique le plus significatif en Europe, s’est exprimé par des sabotages individuels et des rébellions collectives, dans le but d’arrêter la mécanisation de l’industrie textile, mais il a invariablement été réprimé dans le sang. Deux lois de 1812 sont très révélatrices à cet égard, le Frame-Breaking Act et le Malicious Damage Act, qui prévoyaient la peine de mort pour toute dégradation « malveillante » des machines.

Au moment où l’action luddite atteignit son apogée en Angleterre, elles furent appliquées dans des dizaines de cas, mettant rapidement fin à un mouvement étendu et résolu qui avait mis en difficulté l’État et le capital. Le dramaturge Ernst Toller (1893-1939), à la fin de sa pièce Les Briseurs de machines [Die Maschinenstürmer, 1922, ndlr], fait dire à Ned Ludd, fondateur mythique du mouvement : « D’autres viendront après nous, avec plus de connaissances, plus de foi, plus de courage que nous. Votre règne s’effondre, oh puissants d’Angleterre ! » Cet augure est hélas resté cantonné à la scène d’un théâtre : la société s’est dirigée dans une tout autre direction.

La plupart des critiques de la technologie ont été inoffensives. Se sont succédé des mouvements intellectuels, des prises de conscience, l’émergence d’une sensibilité écologique, des dénonciations morales, qui ont eu un impact social certes significatif mais marginal, bien qu’en nette progression ces dernières décennies. Dans ses manifestations plus concrètes, cette critique a donné lieu à une série d’expériences collectives rurales, qui incluent le mouvement naturiste pendant l’entre-deux-guerres, quelques secteurs des mobilisations soixante-huitardes et, récemment, des actions de sabotage.Mais la résistance ne devient réellement dangereuse que si elle se multiplie, s’enracine dans des pratiques sociales généralisées et réussit à soustraire une partie de la souveraineté aux pouvoirs établis. En l’occurrence, la lutte contre le progrès technologique, comme d’ailleurs presque toutes les luttes de ces dernières décennies en Europe, ne peut s’enorgueillir d’aucun succès marquant

La violence est quasiment toujours celle du pouvoir en place contre la population : guerres, emprisonnements, expulsions, agressions par les forces de l’ordre, tandis que l’action directe politiquement efficace, sous forme de révoltes populaires, sabotages systématiques de machines, insurrections, actes de vengeance, a pratiquement disparu de notre expérience. Nous nous sommes laissé facilement assujettir. Cette tolérance peut s’expliquer par l’influence des médias de masse, par la fragmentation du corps social, par l’efficacité et la capillarité de la machine répressive, ou encore par la diminution progressive des espaces de citoyenneté. À cela s’ajoute un dernier facteur crucial : la sensation de confort.

Herbert Marcuse (1898-1979) avait déjà mis en garde contre cette adhésion des subjectivités contemporaines au projet moderniste : « En ce qui nous concerne aujourd’hui et dans notre condition particulière, il me semble que nous nous trouvons face à une situation sans précédent dans l’histoire : c’est de devoir nous libérer d’une société relativement efficiente, riche, puissante. Le problème auquel nous devons faire face est l’urgence de se libérer d’une société qui satisfait en bonne partie les besoins matériels et culturels de l’humanité ; une société qui, pour user d’une phrase toute faite, dispense ses bénéfices à une part toujours plus ample de la population. Ceci signifie que nous cherchons à nous libérer d’une société dans laquelle la question de la libération est apparemment privée d’une base populaire. » De fait, les masses se sont préoccupées de leur libération en aspirant surtout à augmenter leur pouvoir d’achat. Homo confort a renoncé à la volonté de se réapproprier le pouvoir politique, et il a accepté son assujettissement en contrepartie d’une vie confortable. 

La thèse centrale de ce livre est que l’aspiration au confort a provoqué une scission systématique entre les individus, tout comme entre l’humanité et son milieu, en provoquant la destruction de systèmes sociaux, écologiques, économiques. Les formes d’organisation hypotechnologiques garantissaient la survie du genre humain (une survie que le système actuel n’assure pas à moyen terme) et l’autonomie technique de la société (désormais exclue des pouvoirs de production). Face à ces désastres écologiques, à ces inégalités extrêmes dans la répartition du bien-être et des richesses, à ces malaises psychologiques et sociaux sans précédent, la passivité persistante de la population tient aussi à la participation active de celle-ci à l’accroissement du confort, qui aboutit à une accoutumance rendant impensable toute solution alternative.

Homo confort. Le prix à payer d’une vie sans efforts ni contraintes, Stefano Boni, traduit de l’italien par Serge Milan, L’échappée, à paraître le 15 avril 2022, 272 p., 19 €.

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