Ici sont des dragons
Des nouvelles du front de la dévitalisation du langage : l’opération de « sensure » des mots continue d’enregistrer des victoires. De nos mots. Après avoir bafoué le sens de la « résilience », siphonné la « planification », voici qu’au sommet de la médiocratie on s’attaque au mot « bascule ». « Ce que nous sommes en train de vivre est de l’ordre d’une grande bascule ou d’un grand bouleversement, a sermonné Emmanuel Macron. Nous vivons la fin de l’abondance, des évidences et de l’insouciance. » Il ose tout. On peut être sûr qu’à la fin de son mandat il se revendiquera de la décroissance. On est encore surpris de l’habileté avec laquelle l’esprit managérial récupère, détourne, mutile tout ce qui lui oppose quelque résistance. On pense à l’histoire de Procuste. Ce brigand de la mythologie grecque accueillait chez lui les voyageurs qui empruntaient la route entre Athènes et Mégare, et leur offrait deux couchages : un petit et un grand. Au faîte de la nuit, il leur rendait visite, tranchait les membres qui dépassaient du petit lit et étirait ceux qui n’allaient pas jusqu’au bout du grand. Nos gouvernants semblent pris de la même passion ou du même vice : mutiler le réel. Ainsi, la sobriété devient un rationnement inégalitaire déguisé en effort commun ; le vide idéologique et l’opportunisme politique sont étirés jusqu’à ressembler à un vague plan pour les générations futures ; la transition d’un modèle vers un autre travestit la perpétuation de l’ancien monde sous d’autres visages ; la catastrophe écologique est réduite à la crise climatique ; la crise climatique, à des tonnes de CO2 ; le CO2, à des événements météorologiques – auxquels il faut s’adapter...
« Bascule », donc. Nous avions pourtant longuement médité avant de lancer cette collection hors-série, repéré les chausse- trapes, les mots trop friables, les expressions trop molles. Il fallait garder une longueur d’avance sur les offensives de l’insignifiance visant à saper toute résistance significative, ôter tout point d’appui à l’esprit qui voudrait échapper à leur vide. Pas suffisant. Alors comment réagir ? Abandonner ces mots à l’adversaire ? Fuir tout sol où la corruption apparaît ? Se réfugier dans la recherche du « mot-obus », du mot « pur », supposé irrécupérable ? C’est ce qu’exigent certains intellectuels qui prennent pour cible tout vocabulaire émergeant – décroissance, vivant, Anthropocène, écocide. Rien ne vaudrait le bon vieil « anticapitalisme », même si cette harangue-là ne trouve d’écho que parce que la salle est presque vide. Mais nous ne croyons pas aux radicalités qui prétendent exhumer une racine unique, pas plus qu’aux idées pures : elles cachent toujours, elles aussi, un lit de Procuste. Continuons plutôt d’approfondir les analyses, multiplier les angles d’attaque, frapper les imaginaires par des nouveautés du langage et de la pensée. Créer ces petites bascules mentales : voilà ce que Socialter aimerait continuer de faire dans ces pages.
Reconnaissons que le président a raison : nous sommes bien au seuil d’une grande bascule. Quiconque un peu attentif sent bien que le monde est en train de branler sur ses bases. Cette période que les plus confortablement installés prenaient pour la fin de l’Histoire, pour l’ère des évidences et de l’insouciance, n’était qu’une accalmie qui parvient à son terme. De là, il faudrait constituer une « unité très forte des forces vives de la Nation autour d’un cap », dixit Emmanuel Macron. Mais quel cap ? Car, jusqu’à aujourd’hui, nous suivons bien un cap, malgré nous, à cause d’eux. Un cap qui nous pousse au large et dans la brume, vers un monde qui laisse entrevoir son visage par des dômes de chaleur et des pluies diluviennes. Sur le globe de Hunt-Lenox, l’un des plus vieux globes terrestres connus qui nous vient du début du xvie siècle, le tracé s’achève aux confins de l’Asie et l'œil bute sur cette mention : « Hic sunt dracones. » Ici sont des dragons. Nous qui connaissons chaque recoin de la Terre, nous quittons maintenant le monde connu. Mais il n’est peut-être pas trop tard pour ne pas nous enfoncer trop loin, pour reprendre la barre et refuser ce cap.
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