Cet article a été publié initialement sur le Digital Society Forum d'Orange.
Vous avez travaillé sur les usages des « classes populaires ». Pourquoi, et de qui parle-t-on ?
Quand j’ai commencé cette recherche, il y a 5 ans, on avait d’un côté beaucoup de travaux sur les classes supérieures, les jeunes et les usages innovants, et de l’autre, des travaux sur les précaires et les diasporas. Mais au milieu il y avait des gens dont on ne savait presque rien — ils représentent 40% des Français, ont un emploi, souvent d’employé subalterne, peuvent être en CDI et propriétaires de leur maison, et ont Internet depuis 10 ou 15 ans.
Je voulais savoir comment Internet avait pu changer les usages de cette population, en matière de communication (est-ce que ça a changé les façons de communiquer ?), de culture (est-ce qu’Internet va permettre d’aller écouter une musique différente, de regarder des films qu’on ne serait pas allé voir au ciné ou à la télé ?) et de savoir (est-ce qu’Internet produit de nouvelles connaissances ?).
« Sur Internet, la prise de parole est très fortement associée au niveau de diplôme. »
« La démocratisation d’Internet s’est opérée sous des formes ségrégatives », écrivez-vous. Qu’entendez-vous par là ?
Ce qui est frappant, c’est que les milieux populaires participent très peu en ligne. Sur Internet, la prise de parole est très fortement associée au niveau de diplôme. Des enquêtes comme celle menée par Trevor Pinch et Filip Kesler montre ainsi que la plupart des top reviewers d’Amazon sont des hommes, très diplômés… Aujourd’hui la vraie fracture est ici, au niveau de la participation et de la production en ligne. C’est comme si maintenant tout le monde avait Internet, mais que certains s’en servaient pour faire des choses que les autres n’osent pas faire. Je pense à une femme qui voulait se remarier et qui me racontait qu’elle avait trouvé beaucoup d’aide sur un forum. Je lui ai demandé si elle avait posté des questions. Elle m’a répondu : « Non mais il y avait une femme qui posait toujours les questions que je me posais. Je pouvais lire les réponses et ça me convenait. » Prendre la parole elle-même ne lui semblait pas pensable.
Il existe ainsi deux Internets : celui des gens qui innovent, produisent, sont créatifs etc. et l’Internet des classes populaires, qui est un Internet à bas bruit, où l’on communique avec les gens de sa famille et qui est très présent dans la vie, très central – mais qui n’est pas le même que l’autre. Et il n’y a pas d’échanges entre l’internet « précurseur » et l’internet à bas bruit, qui est très très important pour ceux qui l’ont, mais n’est pas ouvert sur autre chose.
L’imaginaire du Web s’est beaucoup construit sur l’idée de l’exploration culturelle, de la sérendipité, de la découverte… Au contraire, vous décrivez des usages culturels centrés sur le connu.
En matière de culture, on observe plus une recherche de consensus que de nouveauté ou d’inconnu. Les contenus postés visent plutôt à renforcer la nostalgie de ce qu’on a aimé ou à partager ce que les autres aiment autour de soi. Le hasard heureux, la « sérendipité » en ligne… arrivent plutôt à des gens qui sont très, très diplômés. Ceux que j’ai étudié ne font que recopier ce que les autres ont déjà dit ! Ils communiquent beaucoup avec des images, des textes écrits par d’autres… Cela s’explique relativement bien : beaucoup de ces personnes ne sont pas allés longtemps à l’école. Même si Internet permet d’écrire avec des fautes, elles préfèrent passer par des images et des phrases déjà conçues. Ainsi les citations, très présentes sur les comptes Facebook : des phrases sur la vie qui s’échangent et se partagent comme des « chaînes de réconfort », qui font du bien et montrent que d’autres sont comme soi, traversent les mêmes épreuves.
Si la promesse d’ouverture culturelle n’est pas réalisée, qu’en est-il au plan des savoirs ?
Je m’attendais à voir des gens qui n’arrivaient pas à trouver ce qu’ils cherchaient, or ce n’était pas du tout le cas. Ils utilisaient tout le temps Internet pour faire des recherches et pour apprendre. Ils cherchent souvent des savoirs très spécialisés, pratiques : apprendre à jongler, danser telle danse, construire sa maison… Internet fonctionne alors comme une deuxième école, où acquérir des savoirs non certifiés par le système scolaire. Et ça représente des enjeux très forts pour de petites mobilités sociales, pour des gens qui ne sont pas allés à l’école. Je pense par exemple à cet homme qui va très tôt sur le marché de Caen acheter des sacs Chanel, qui a appris en ligne à estimer leur valeur, à rédiger des notices sur son compte Ebay, et qui correspond désormais avec un client anglais et un japonais : il ne parle aucune de ces langues mais il utilise Google Traduction. Ou encore à ce pâtissier qui confectionne des « wedding cakes » et des recettes inspirées par des chefs américains ou japonais dans un tout petit village…
« Avec Internet, ces gens peuvent, sans changer nécessairement de métier, changer leur manière d’être au monde. »
En quoi peut-on parler de « petites mobilités sociales » ?
Avec Internet, ces gens peuvent, sans changer nécessairement de métier, changer leur manière d’être au monde. Maintenant on peut très facilement récupérer des informations qui étaient auparavant complètement inaccessibles, faute d’interlocuteurs, de ressources... Des femmes employées dans des maisons de retraite, dans des positions très subalternes, des agents de service par exemple, me racontaient qu’elles rentraient chez elles le soir et cherchaient des mots employés par les médecins dans la journée. Le lendemain, elles avaient repris un peu de « pouvoir », comme diraient les gens qui travaillent avec le concept d’empowerment. Il y a indéniablement une ouverture sur des zones de connaissance et de façon d’être moins, à défaut d’un autre mot, démunie — Internet ouvre des façons d’être au monde en n’étant pas subalterne du côté du savoir.
Et qu’avez-vous observé concernant la communication ?
De façon moins étonnante, on retrouve la centralité de la famille : on sait depuis longtemps que les solidarités familiales sont très importantes dans les milieux populaires. Mais c’était intéressant de voir, par exemple, comment Facebook était utilisé à la fois pour garder le lien et pour s’en débarrasser : on souhaite joyeux anniversaire à toute sa parentèle une fois par an et, comme ça, on ne coupe pas le lien et on s’épargne de passer un coup de fil… Facebook s’est intégré dans une relation vitale légère – il est à la fois plus facile et plus léger de maintenir le lien.
Ce que montre bien votre enquête, c’est que les outils numériques ne viennent pas bouleverser les paysages sociaux – ils s’accrochent là où des usages existent déjà…
Facebook propose un même dispositif à tout le monde, mais si vous êtes cadre supérieur vous y mettrez tous vos contacts professionnels et si vous êtes manœuvre en usine, vous posterez des clips de Johnny, des bandes annonces de Sophie Marceau et des nouvelles de la famille. Ces outils sont des dispositifs plastiques, dont les gens peuvent s’emparer de manière très différente. Prenez l’exemple du téléphone portable : ces classes populaires s’en sont emparées très vite. L’ordinateur posait problème : il était trop cher, difficile à utiliser, on avait peur de le casser… Mais la tablette et le smartphone ont été adoptés très vite. Il faudrait le montrer avec des statistiques mais je suis persuadée que ça a eu un effet très important sur la pénétration d’Internet auprès des classes populaires.
C’est ce que vous appelez « l’appropriation différentielle » des outils. C’est très frappant aussi pour le mail, très utilisé par les classes moyennes et supérieures mais peu par les classes populaires.
Le mail n’est pas aimé. C’est de l’écrit, qui n’est pas censé être complètement phonétique (contrairement à Facebook), c’est asynchrone… Le mail est assimilé à une non-relation. Il n’est pas utilisé pour la correspondance personnelle mais les achats et les contacts avec l’administration. J’ai ainsi rencontré des gens qui ont 500 mails non ouverts… Ceci pose un problème majeur dans la communication avec Pôle Emploi, la CAF : tout ceci fonctionne largement par mail, or ces mails sont perdus dans un océan de pub venant des sites d’achats.
Avez-vous repéré d’autres usages concernant la protection des données personnelles, le rapport à la « privacy » ?
Personne ne m’en a parlé. Lors des entretiens, les aspects néfastes d’Internet apparaissaient sous l’angle de la perte de la communication en face à face, des problèmes de l’anonymat… Mais pas de la collecte de données. Est-ce que ça veut dire que c’est une inquiétude qui n’a pas traversé cette zone sociale ? C’est possible. Il faudrait peut-être des campagnes d’information auprès des milieux populaires. Car c’est une question qui n’est jamais sortie en entretien. Comme s’il n’y avait pas les mêmes problèmes publics dans tous les milieux sociaux.
« Les usages qui se sont imposés comme la norme ont été définis par une classe dominante et minoritaire. »
Est-ce qu’il y a des endroits où vous avez constaté que ces outils numériques créent ou diminuent des inégalités existantes ?
L’échec du contact dématérialisé avec les services sociaux est majeur – tout comme l’est le succès des applications bancaires. Ce qui montre bien que cet échec n’est pas lié à une méfiance de la dématérialisation. J’ai rencontré une femme qui consulte son appli bancaire avant de faire chaque course. On voit bien que ces dispositifs sont entrés dans les habitudes, parce qu’ils rendent un service énorme, qu’ils sont désangoissants : on sait quand arrivent les virements, les prélèvements, on sait exactement ce qui reste… Mais ce n’est pas utilisé de la même manière dans les classes supérieures, qui ne s’en servent pas comme d’un fil continu.
Sur le fond, ces histoires d’inégalités sont compliquées. Il y a une vérité pour ces personnes, qui n’est pas la même que la mienne. Leur façon de s’en servir, sans créer de GIFs, de mash-ups, de memes… c’est aussi très bien. On parle, dans la presse, de ceux qui créent. Mais on peut vivre sans. Les usages qui se sont imposés comme la norme ont été définis par une classe dominante et minoritaire. Les usages vus comme insuffisants, manquants … sont aussi, simplement, des usages différents.
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