L’humain forme le sommet de la pyramide du vivant. Rien n’est plus intelligent qu’Homo sapiens. D’ailleurs, quel autre animal a été capable d’aller dans l’espace ? Reste qu’une chose nous vexe terriblement, une chose qui, de Dédale à Icare, fait rêver les mythologies antiques : voler, comme les oiseaux dont l’histoire remonte aux dinosaures. Certains parmi ces derniers ont développé des plumes pour (vraisemblablement) réguler leur température corporelle, mais ont fini par s’en servir pour échapper à la terre. Comment expliquer cette évolution décisive qui constitue un exemple canonique d’« exaptation », c’est-à-dire d’utilisation d’un attribut pour une fonction différente de celle d’origine ? La théorie classique de l’évolution, issue de la pensée de Charles Darwin (1809-1882), voudrait que cette adaptation soit le fruit du hasard et s’inscrive dans une lutte pour la vie. Mais une possibilité est exclue par le darwinisme : si les oiseaux volent, pourquoi ne serait-ce tout simplement pas parce qu’ils ont décidé d’employer leurs plumes à cela ?
Article à retrouver dans notre numéro 55 « Bienvenue dans l'ère du rationnement », disponible sur notre boutique.
Cette exclusion n’est pas neutre. Elle témoigne d’un bain civilisationnel : la pensée scientifique moderne de l’Occident, qui repose sur une approche mécaniste. Ce logiciel, un naturaliste vivant de l’autre côté du monde l’a bousculé. Il s’agit du singulier Imanishi Kinji qu’on pourrait être tenté de surnommer le « Darwin japonais » s’il n’avait pas passé sa vie à lutter contre la théorie de l’auteur de L’Origine des espèces (1859), et plus largement contre le paradigme rationaliste de la science occidentale. Et cette vie fut extraordinaire. Car Imanishi n’est pas seulement le plus grand naturaliste japonais du XXe siècle.
Enfant d’une famille aisée né à Kyoto en 1902, il fut aussi un entomologiste (son premier objet d’étude porta sur les larves des éphémères), une figure majeure de la primatologie (l’étude des singes) et un grand alpiniste. À côté des quatorze volumes que comptent ses œuvres complètes, dont trois ouvrages ont été publiés en français aux éditions Wildproject, Imanishi a gravi 1 552 pics au Japon et ouvert plusieurs voies dans l’Himalaya et en Afrique. Cette passion, il la poursuivra jusqu’au bout de sa vie, qu’il termina aveugle. Octogénaire, un glaucome lui fit perdre la vue d’un œil, puis des deux en 1988. « Si le temps se couvre, je n’y vois plus rien, et il faut me tenir la main. Malgré tout, je continue à faire de la montagne », confiait-il en 1984. Il est mort en juin 1992.
« Je ne reconnais pas le hasard »
Ce handicap pousse Imanishi à faire un choix radical : se séparer de tous ses livres, auxquels il tient moins qu’à ses sorties en montagne. Ceux-ci atterrissent dans un centre de documentation à son honneur, au sein de l’université de Gifu. Mais la cécité n’est pas la seule raison de cette séparation. En 1983, Imanishi écrit Pour une science naturelle où il acte sa rupture avec les sciences de la nature occidentales, auxquelles il reproche un rationalisme réducteur et la posture supérieure du scientifique sur son objet. « Il semble que pour un savant, la science soit devenue comme des menottes. La science, on n’en a donc pas besoin. Je rejette tout ça. Je rends tout ce que je lui avais emprunté. Même les livres. »
La « science naturelle » prônée par Imanishi ne peut se réaliser que sur le terrain. Et non pas dans le culte de la raison, mais de l’intuition, qu’il revendique comme une méthode « proche de la pensée de Lao Tseu et Zhuangzi, dans le taoïsme ». Ce fonds bouleverse son approche du vivant. Au lieu de se focaliser sur le particulier, Imanishi tente de saisir un mouvement global, car seule l’intuition permet de « saisir un tout ». Dès 1940, pressé par une guerre dont il a peur de ne pas revenir, il hâte l’écriture de son premier grand livre, Le Monde des êtres vivants(Wildproject, 2011), où il développe une vision unitaire de l’évolution : « Le système du monde, qui est né et s’est développé à partir d’un seul être, n’a jamais été incohérent. » Ce dernier mot n’est pas neutre. Évoquer une structure globale de l’évolution vise à attaquer frontalement l’idée darwinienne de hasard : « Je ne reconnais pas le hasard. Il faut choisir entre le hasard et la possibilité. Si l’on reconnaît le hasard, alors tout s’explique par le hasard. »
Sa rupture consiste à attribuer une « subjectité » (shutaisei) aux vivants. Il ne s’agit pas de la conscience du « je pense, donc je suis » de Descartes, mais d’un principe plus profond encore : « je sens, donc je suis », qui estompe la présumée exception humaine. Quand la science occidentale bute sur un monde sans esprit et un ciel plein d’idées, Imanishi considère la matière et l’esprit comme inséparables. Le corps vivant constitue ainsi une unité irréductible, comme l’on sait depuis Einstein qu’espace et temps n’existent qu’ensemble – l’un ne peut préexister ou se différencier de l’autre. Dès lors, il n’y a plus hasard mais possibilité : en vertu d’une intuition qu’il attribue à une « alterconscience », les vivants s’adaptent et évoluent en exploitant de façon active les possibilités offertes par leur environnement.
« L’environnement, c’est soi-même »
Imanishi dépasse donc le dualisme humain-animal. Et il va plus loin, en rejetant la césure entre l’être et son environnement. Les écologues « pensent que l’environnement, c’est un autre monde que le soi, mais en fait, il faut comprendre que l’environnement, c’est soi-même ». Cette intrication, Imanishi la saisit à travers le concept d’écospécie (sumiwake), qui relie la spéciation à l’habitat : l’espèce évolue en fonction de l’habitat qu’elle se donne. Il n’existe pas de frontière entre les deux, mais une continuité : il n’y a qu’un seul monde, mais il est différent pour tous. Ce concept permet d’expliquer qu’une même espèce puisse, en faisant le choix d’un habitat différent, se diviser et former deux branches. Cette intuition lui est venue en observant les éphémères dans une rivière. Imanishi observe qu’il en existe quatre sortes, chacune vivant dans un espace où le courant de l’eau est plus ou moins rapide.
Les éphémères vivent donc au même endroit, mais dans quatre mondes différents. L’approche d’Imanishi, qui a eu le culot d’attaquer Darwin, a longtemps été ignorée en Occident. En 1958, avec ses étudiants, il se rend dans des universités américaines pour présenter ses travaux en primatologie : ses résultats sont largement moqués « pour avoir humanisé leurs sujets », relate Frans de Waal. Mais voilà, poursuivait ce célèbre primatologue dans un article de 2003 repris en préface de La Liberté dans l’évolution(Wildproject, 2015) : « Le point de vue d’Imanishi, même s’il n’est pas formulé sous forme de théorie formelle et qu’il n’a atteint l’Occident qu’avec beaucoup de retard, a clairement gagné. » Il qualifie même cette pénétration d’« invasion silencieuse ». L’empire des sens recouvre peu à peu celui de la conscience.
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