Vous parlez à plusieurs reprises de cette jeune classe moyenne urbaine indienne. Peut-elle jouer un rôle de modèle ou de moteur pour le pays ?
C'est un phénomène qui s'observe dans tous les pays, à toutes les époques : la classe moyenne urbaine est celle qui amène les innovations qui font évoluer la société. En Inde, elle tire aussi le pays vers la modernité, avec de nouveaux modes de vie, une culture moderne, l'essor des nouvelles technologies et une plus grande ouverture au monde.
La jeune génération diplômée fait aussi preuve d'un talent entrepreunarial qui contribue à moderniser l'économie. Les start-up de commerce, de transport, d'informatique, et même les hôpitaux high-tech, sont créés par des entrepreneurs de moins de 35 ans. Flipkart – l’équivalent indien d’Amazon – par exemple, ou les grands sites de transport et de tourisme comme Redbus ou MakeMyTrip, ont été créés par des jeunes de 25 ou 26 ans. Signe de ce dynamisme, de nombreuses jeunes start-up indiennes sont convoitées ou achetées par des groupes américains.
Vous faites un parallèle entre cette jeunesse indienne et la génération des baby-boomers américains dans les années 60-70 : quels sont leurs points communs ?
Les baby-boomers américains étaient des jeunes des classes moyennes, éduqués, dotés d’un pouvoir d’achat et d’une conscience politique ; des jeunes qui ont fait la révolution sexuelle, protesté contre la guerre du Vietnam, lancé le féminisme ainsi qu’une nouvelle culture (rock, cinéma...) L'évolution est identique en Inde : ces jeunes qui profitent de la croissance économique sont à l'origine de modes de vie plus libres, d'une nouvelle vague féministe et du renouveau culturel dans le cinéma, la mode, les médias, la littérature, etc. Cette jeunesse informée et critique conteste le conservatisme tout autant que le fonctionnement politique du pays. Elle est devenue le moteur des contestations récentes contre la corruption ou le viol. C'est aussi un électorat frondeur, qui a provoqué le « printemps indien » de décembre 2013 en élisant au gouvernement local de New Delhi un jeune parti anti-corruption, l'AAP. À plusieurs décennies de distance, c'est le même type de génération exigeante, qui bouscule ce qui ne lui plaît pas et qui accélère le changement.
Vous dédiez trois pages de votre livre à l'entrepreneuriat social. Le paysage social en Inde est-il propice à la naissance de vocations dans ce secteur ? Selon vous, l’entrepreneuriat social va-t-il se développer dans les années à venir ?
L'économie sociale est un secteur que j'observe depuis longtemps et je pense que l'Inde est le seul pays à avoir une telle densité d'entrepreneurs sociaux. Pour plusieurs raisons. D'abord, avec un taux de pauvreté élevé et une intervention publique assez faible, il y a historiquement le sentiment que la société doit agir elle-même. D'où un engagement social assez répandu, avec aujourd'hui 3,3 millions d'ONG actives dans les domaines de la santé, de l'éducation, etc. Il y aussi une longue tradition de responsabilité sociale dans les grandes entreprises. Le groupe Tata, par exemple, a instauré la journée de huit heures en 1912, fourni des logements à ses ouvriers et créé des bourses d'études. Cet esprit se prolonge de nos jours, avec de nombreuses fondations d'entreprises. Enfin, il faut ajouter la capacité d'innovation propre à la société indienne, qui favorise la diffusion de solutions avec peu de moyens.
Au final, ces éléments culturels se combinent pour donner chez les jeunes la conscience qu'il est possible d'agir pour le pays. D'où un nombre élevé d'entrepreneurs sociaux : je n'en cite que quelques-uns – qui produisent des solutions écologiques pour les villages et l'agriculture, ou de l'éducation en ligne – mais ils sont si nombreux qu'ils constituent une économie en soi, avec des financements dédiés, des bourses et des réseaux de soutien. Ce secteur est en pleine expansion, parce que les besoins sont là, de même que le dynamisme pour y répondre.
Malgré cette jeunesse dynamique et impatiente, quels sont les principaux obstacles auxquels l’Inde est confrontée ?
Le plus important des défis, celui qui décidera de l'avenir, consiste à bâtir un système éducatif capable de donner une qualification à plusieurs centaines de millions de jeunes. C'est le seul moyen de permettre au potentiel du pays – qui est immense – de se réaliser. Mais cela nécessite des investissements très importants, ainsi que beaucoup de volonté et de clairvoyance politiques. Autre défi, la question de l'emploi. L'Inde aurait besoin d'un secteur manufacturier plus important, pour donner du travail à sa population active. Mais ouvrir des usines implique de proposer une main d'œuvre qualifiée, d'où la priorité à donner, en amont, à l'éducation.
Quant aux inégalités, le challenge est énorme. Actuellement, les retombées économiques ne bénéficient qu'à une petite part de la population et la pauvreté, l'illettrisme, restent élevés. De nombreux programmes d'aide aux pauvres ont été développés ces dernières décennies, mais ils restent insuffisants face à des inégalités qui sont enracinées dans la société, en raison de la hiérarchie des castes, d'un marché du travail trop précaire et d'une agriculture qui stagne. Or, ces éléments n'évolueront que sur le très long terme. Si l'on veut établir des priorités, il faudrait d'abord permettre au monde agricole, premier secteur d'activité, de vivre décemment en lui apportant les investissements dont il a besoin. Peut-être aussi créer des emplois en lançant des programmes de grands travaux, pour rattraper le retard du pays en termes d’infrastructures.
Mais au-delà, s'attaquer aux racines de la pauvreté nécessiterait une politique nationale d'engagement en faveur du développement humain : santé, nutrition, revenus de base, alphabétisation, émancipation des femmes rurales... Seule l'amélioration de ces indicateurs sociaux permettra de réduire les inégalités. Tout cela implique enfin que l'intervention publique soit plus efficace qu'elle ne l'est actuellement. Or, c'est un grand motif de mécontentement : les services publics fonctionnent mal et sont souvent minés par la corruption. Tout comme le monde politique, d'ailleurs, envers qui les jeunes sont très critiques. Le grand mouvement contre la corruption, en 2011, a largement exprimé cette exaspération, posant pour la classe politique le défi de se rénover.
Si ces problèmes n’étaient pas réglés, la jeunesse indienne pourrait-elle devenir une bombe à retardement ?
Ne pas apporter de réponses aux préoccupations d'une jeunesse qui forme la majorité de la population porte évidemment le risque déclencher des troubles sociaux. À l'impatience actuelle de la jeunesse urbaine s'ajoute un mécontentement de fond, plus ancien, dans les campagnes. Mais il est très difficile de dire comment tout cela peut s'exprimer. Les mouvements de ces dernières années ont été souvent imprévisibles, spontanés, avec des mots d'ordre diffusés au dernier moment sur les réseaux sociaux, comme pour les manifestations contre le viol en décembre 2012 à New Delhi. On assistera sans doute à d'autres colères sporadiques de ce type. Mais sans doute pas à une « explosion » générale, parce que les intérêts de la population sont trop fragmentés et aussi parce que les protestations en Inde sont généralement empreintes d'une tradition de non-violence.
Quelles sont les principales pistes pour absorber le million de nouveaux actifs qui entrent sur le marché du travail chaque mois ? Quels sont les secteurs vers lesquels ils pourraient se diriger ?
Le problème des jeunes est que leurs envies ne correspondent pas vraiment à la réalité du marché du travail. Aujourd'hui, les secteurs porteurs d'emplois sont par exemple la construction, la distribution, les services à domicile, le tourisme. Mais ces secteurs offrent des métiers qui ne sont pas très bien considérés, ni bien payés, et réservés aux castes inférieures (maçons, chauffeurs...) ou intermédiaires (petits commerçants). Ils n'attirent donc pas les jeunes, qui rêvent souvent d'être médecins, enseignants, ingénieurs, ou de travailler dans les call centers. Mais ces métiers ne bénéficient qu'à une minorité diplômée, et la très grande majorité des nouveaux actifs est peu qualifiée. Ils devront donc dans les années à venir se contenter de métiers peu attirants, ce qui ne va pas répondre à leurs espoirs.
Comment analysez-vous les relations entre les jeunes urbains animés par le désir de changement et les populations rurales ? Peut-on parler de fracture sociale ?
D'une fracture sociologique, oui, avec des valeurs et des modes de vie qui divergent de plus en plus. Les repères des jeunes urbains de la classe moyenne sont très différents de ceux de l'Inde rurale traditionnelle : c'est une génération éduquée, mobile, connectée, qui a acquis une culture « mondialisée » de son travail, de ses loisirs, de sa vie. C'est aussi la première à accéder à une forme d'aisance avant 30 ans, et pour les jeunes femmes, à une forme d'émancipation. C'est un changement inédit, rapide et récent, mais qui reste minoritaire dans une société en grande partie traditionnelle, où certaines valeurs évoluent peu, comme la vision patriarcale de la société, notamment envers les femmes.
L'Inde nouvelle s'impatiente, Bénédicte Manier, éditions Les Liens qui Libèrent, mai 2014.
Crédits photo : flickr by Ishan Kosla
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