Extraction fossile

L'IA, le nouveau greenwashing des géants pétroliers

Illustrations : Florent Pierre

Détection de nouveaux champs de pétrole, réduction des coûts d’extraction, optimisation des forages… Depuis quelques années, pour accroître sa production, le monde des énergies fossiles collabore activement avec le secteur de l’IA qui brandit la carte écolo. Enquête.

Au large des rivages du Kalimantan-Est, région indonésienne de l’île de Bornéo, les plateformes offshore déploient leurs imposantes armatures métalliques jaune et blanc au-dessus des écosystèmes marins. Tout autour, s’étalant sur 8 000 hectares d’eau salée, plus de 400 puits sirotent nuit et jour l’or noir tapi au fond du détroit de Macassar. Bienvenue à Attaka, l’un des plus vastes champs pétrolifères d’Asie du Sud. Exploité pendant cinquante ans par les multinationales californiennes Unocal puis Chevron, désormais sous la charge de la compagnie nationale Pertamina, ce territoire d’Indonésie pourrait n’être qu’un gisement parmi d’autres dans le monde. Ce serait sans compter un de ses atouts clés : Wepon(1), du nom d’un système d’intelligence artificielle (IA) capable d’examiner en un temps record les centaines de puits pompant les réserves d’Attaka.

Article de notre n°68 « Le grand complot écolo », disponible en kiosque, en librairies et sur abonnement.

Une tâche fastidieuse – habituellement réalisée par une armée d’ingénieurs et de géologues – mais cruciale pour estimer les ressources restantes, les coûts d’extraction ou encore les opportunités de forage, et in fine rentabiliser au maximum l’exploitation d’un champ pétrolifère. Deux ans après la mise en place de Wepon, son concepteur SLB (ex- Schlumberger), société française spécialisée dans le développement de services et d’équipement pétrolier, s’en félicite sur son site : « Aujourd’hui, notre solution d’IA a permis de réduire le temps nécessaire à l’évaluation des puits, de trois jours par puits à une poignée d’heures pour un champ entier(2). »

Un argument de poids pour s’assurer une bonne place dans ce nouveau marché sur lequel se ruent les grands acteurs de l’extraction fossile. Car de Shell à ExxonMobil, de TotalEnergies à Chevron, British Petroleum (BP) ou Halliburton, tous les grands champions sont au rendez-vous. L’enjeu est double, autant financier que publicitaire : on affiche vouloir forer plus mais aussi forer « propre ». Car dans cette course effrénée aux profits, l’IA est brandie comme nouvel argument « écolo ».

IA et or noir

Comme tant d’autres, l’écosystème pétro-gazier a peu à peu succombé au charme de l’IA. « Les compagnies s’y intéressent depuis une décennie, mais c’est surtout depuis 2021 que tout a commencé à s’emballer, avec la sortie de ChatGPT et l’essor autour de la technologie, s’enthousiasme Akash Sharma, responsable numérique et intelligence artificielle pour Enverus, société de conseil pour les entreprises de l’énergie. Dans les conférences et les tables rondes organisées par le secteur, il y a désormais toujours un moment où le sujet est abordé. »

À l’Adipec par exemple, grand-messe du secteur organisée chaque année aux Émirats arabes unis, un stand « Énergie et IA » a été inauguré en 2024. Idem au Gastech, autre rassemblement annuel, où l’intelligence artificielle dispose depuis deux ans de son rond de serviette. Dans les coulisses des places boursières, ces investissements séduisent les actionnaires, et dans les pages des publications spécialisées, les chercheurs multiplient les articles de recherche sur le sujet. Pour les industriels, impossible de rater cette opportunité.

En 2023, selon un sondage réalisé par le cabinet de conseil EY, 92 % des entreprises fossiles annonçaient ainsi vouloir investir dans la technologie d’ici deux ans. Un an plus tard, la tendance ne s’est pas essoufflée. Pour Daniel*, analyste pour une importante société texane d’étude de marché, « difficile aujourd’hui de trouver une compagnie pétrolière ne souhaitant pas s’en servir ». Un engouement sans doute aligné sur la frénésie spéculative autour de l’IA, mais aussi justifié par des intérêts très concrets pour l’industrie.

Un trésor de guerre

Pourquoi ? Déjà, le secteur dispose de beaucoup de données, nourriture indispensable au développement et à l’entraînement des modèles d’IA. « Depuis des décennies, en partie grâce aux réseaux de capteurs installés sur les puits, les entreprises du pétrole et du gaz accumulent un nombre astronomique de données, explique Akash Sharma. Fournir un chiffre précis est compliqué, mais on parle facilement de milliers de pétaoctets [un pétaoctet représente un million de gigaoctets, soit l’équivalent de plusieurs milliards de meubles-classeurs à quatre tiroirs remplis de documents, de graphes et de tableaux, NDLR]. » De fait, dans une ère où les données sont considérées par les marchés comme le nouvel or noir, elles constituent un véritable trésor de guerre.

Ensuite, l’IA se révèle très utile pour accélérer ce qui fait le succès de cette industrie depuis la fin du XIXe siècle : forer toujours plus. « En scannant des milliers de relevés sismiques, elle permet de révéler des gisements inconnus dans le sol, et donc de découvrir de futurs champs à exploiter, détaille Akash Sharma. L’IA peut également analyser en détail les couches géologiques du site, ce qui permet d’appréhender la meilleure façon de forer la roche. »

« L’IA, c’est une nouvelle forme de greenwashing pour cette industrie, une façon d’entretenir le statu quo. »

Entreprise canadienne spécialisée sur le sujet, SubsurfaceAI vend ainsi un outil générant des analyses sismiques d’un niveau de détail rare, entre « identifications des horizons », « des failles » et des « divers corps géologiques tels que les chenaux, les dômes de sel et les volcans ». Et l’utilisation par une compagnie japonaise d’un service d’IA développé par Schlumberger aurait permis de réduire la charge de travail des géoscientifiques de trois mois à… une semaine.

Évidemment, le secteur reste prudent. « Pour l’instant, je ne pense pas qu’une compagnie pétrolière soit prête à dépenser plus de 150 millions de dollars pour forer un puits en eaux profondes, uniquement parce qu’une IA le recommande », jauge Daniel*. Pour autant, les progrès sont suivis de près. L’enjeu est important pour l’industrie pétro-gazière : identifier la moindre poche d’hydrocarbures du globe terrestre.

Forer plus

L’autre intérêt de l’IA pour les majors pétro-gazières, c’est l’optimisation de l’extraction sur les sites, grâce à la « maintenance prédictive » et à la détection des pannes. « Cela réduit nos coûts opérationnels et les arrêts imprévus », détaille Patrick Pouyanné, le PDG de TotalEnergies, dans une interview donnée en 2024 au think tank pro-business Hub Institute. Des gains marginaux, simples économies de bouts de chandelle ? En réalité, ils sont perçus comme cruciaux par les entreprises.

En cause, un principe très simple dans le secteur : un réservoir n’est jamais pleinement exploité. Si le pétrole jaillit abondamment de sa gangue rocheuse dans les premières années après le forage, cette folle cadence s’essouffle peu à peu. Après cinq à dix ans d’exploitation, la production d’un puits amorce un lent déclin et s’affaisse de 4 % par an. De cette contrainte physique découle une règle économique. Plus l’exploitation d’un gisement s’étend dans le temps, plus les compagnies doivent investir pour en extraire les ressources.

Au bout de quelques années, le puits n’est plus rentable, et les exploitants préfèrent l’abandonner pour aller forer autre part. Dans le cas du pétrole, il resterait ainsi 65 % des réserves une fois le site délaissé. Aussi, pour une industrie dont la production ne cesse de croître(3) (87 millions de barils de pétrole par jour en 2013, 94 millions en 2022, 103 millions en 2024), l’objectif est clair. Abaisser les coûts d’extraction, c’est pouvoir pomper plus de ressources dans les poches de gaz et de pétrole.

L’IA du statu quo ?

Reste la baleine dans le puits : les émissions monstres du secteur, véritable pompe à réchauffer le climat. Dans son sixième rapport, le Giec conclut à la nécessité de sortir des énergies fossiles, en visant une baisse de 84 % des émissions de gaz à effet de serre à l’horizon 2050. Même discours du côté de l’Agence internationale de l’énergie.

« Le consensus est clair : la production d’énergie fossile doit décroître continuellement, jusqu’à son extinction, assène Maxime Combes, économiste à l’Observatoire des multinationales(4). Or, l’IA, c’est juste la dernière méthode en date que le capitalisme fossile emploie pour satisfaire sa fuite en avant, et ce au mépris de tous les enjeux climatiques. »

Les majors des hydrocarbures, elles, s’en défendent : l’IA participe à réduire l’empreinte environnementale du secteur. « Les géants de l’intelligence artificielle comme Microsoft vont trouver de nouvelles façons de réduire leurs émissions de gaz à effet de serre, tout en continuant à répondre à la demande mondiale d’énergie », estime Daniel, l’analyste de la société d’étude de marché. « Aider à détecter des fuites sur les pipelines, évaluer en temps réel la pollution sur un champ de pétrole et prendre des décisions en fonction… Les exemples sont nombreux », abonde Akash Sharma. « Sur nos installations de production, nous calculons en temps réel les émissions de CO₂ par unité et type d’équipement, en les comparant aux meilleures performances historiques, complète Patrick Pouyanné dans ses prises de paroles médiatiques. Les opérationnels peuvent ainsi identifier les sources de gaspillage d’énergie, comprendre leurs causes et ajuster les paramètres pour réduire les émissions. »

Des bénéfices à la marge, jugés dérisoires par certains. « Il faut évidemment employer l’ingénierie et les méthodes de surveillance nécessaires pour limiter les émissions, mais l’impact est limité », estime ainsi Martin Blunt, géologue à l’Imperial College de Londres. Pour d’autres, ils sont même illusoires. « D’un côté, l’industrie se félicite de réduire ses émissions par-ci par-là, grâce à l’optimisation permise par l’IA ou d’autres technologies. De l’autre, on observe toujours des cas de torchage5sur ses sites de production, une technique particulièrement polluante », ajoute Maxime Combes. « Et de toute façon, on en revient à cette idée de devoir réduire la production d’énergie fossile, de 4 % pour le pétrole et de 3 % pour le gaz chaque année, ajoute Anna-Lena Rebaud, spécialiste du sujet pour l’ONG environnementale Les Amis de la Terre. L’IA, c’est une nouvelle forme de greenwashing pour cette industrie, une façon d’entretenir le statu quo. »

Une ruée à plusieurs

Pourtant, cette ruée vers l’IA est loin d’être une grande course en solitaire. C’est plutôt un relais mené en étroite collaboration avec plusieurs sociétés du numérique. Parfois, les majors pétro-gazières choisissent de jeunes start-up. En 2019, par exemple, la compagnie britannique BP investissait dans les Texans de Belmont Technology pour élaborer Sandy, logiciel au cœur de sa stratégie « Fields of the future » (littéralement « Les champs du futur »). D’autres fois, c’est avec les plus grands mastodontes de la tech que collaborent les géants du fossile.

En novembre 2024, la compagnie d’État chinoise China National Petroleum Corporation inaugurait E8, son propre modèle d’IA en partie développé par Huawei. En septembre cette même année, SLB actait un partenariat stratégique avec Nvidia, baron de l’intelligence artificielle dont les puces surpuissantes irriguent les laboratoires de recherche informatique et affolent les marchés(6). À l’annonce de cet accord, son célèbre fondateur Jensen Huang ne tempérait d’ailleurs pas son enthousiasme : « L’IA offre à l’industrie de l’énergie un outil extraordinaire pour fournir de manière durable la ressource qui alimente nos vies sur la planète. »

Mais le cas de Microsoft est sans doute le plus symptomatique. Alors que son fondateur Bill Gates affiche son engagement sur le sujet climatique et défend la nécessité de développer des solutions technologiques pour lutter contre la crise(7), la firme de Richmond s’allie depuis des années avec de nombreux acteurs du secteur pétrogazier. Avec Shell, elle sculpte Geodesic, une plateforme basée sur l’IA chargée d’améliorer « la précision (…) d’un puits horizontal pour atteindre les couches les plus productives de roche contenant du pétrole et du gaz ». Avec ExxonMobil, elle élabore des plateformes de cloud, aptes à collecter en temps réel les données de champs de pétrole répartis sur des centaines de kilomètres. Et avec Chevron, elle développe I-Field, un système centré sur l’optimisation des forages et de la production.

Une IA nourrie aux hydrocarbures

Des relations faiblement assumées par la multinationale. Interrogés sur les liens de Microsoft avec l’industrie fossile par la journaliste Karen Hao, autrice d’une enquête pour le mensuel américain The Atlantic, les responsables bafouillent : « C’est compliqué… » Et en interne, le sujet a poussé en 2024 à la démission certains cadres haut placés, de l’ancien directeur environnemental Lucas Joppa à la spécialiste des datacenters Holly Alpine. Car cette alliance avec l’or noir nuit à l’une des prétentions de l’intelligence artificielle : ses vertus environnementales. Est-il raisonnable de penser que l’IA réglerait le problème du changement climatique, comme le prophétise le PDG d’OpenAI Sam Altman dans son manifeste, alors que ses champions travaillent activement avec une industrie dont les produits pétro-gaziers émettent 53 % des émissions de CO₂ ?


En réalité, cette relation entre intelligence artificielle et énergies fossiles est surtout l’histoire d’une dépendance. Car l’IA exige la prolifération de datacenters pour exister, infrastructures sollicitant elles-mêmes de considérables ressources en eau et en électricité. Pour les entreprises de la tech, c’est là l’un des grands enjeux : obtenir de nouvelles sources d’énergie, à l’image de la relance pour Microsoft de la funeste centrale nucléaire états-unienne Three Mile Island. « Et dans cette traque énergétique, l’intelligence artificielle a besoin de la construction de centrales thermiques [des sites produisant de l’électricité grâce aux énergies fossiles, NDLR] », analyse Maxime Combes.

Aux États-Unis, par exemple, pas moins de 200 nouvelles installations sont en cours de développement, et presque toutes fonctionnent au gaz naturel. Présentée par ses champions comme indispensable à la lutte climatique, l’intelligence artificielle offre ainsi à l’écosystème pétro-gazier une justification et des outils pour forer la planète et en extraire les précieuses ressources. Un cercle vicieux à contre-courant des enjeux environnementaux. Et un nouveau cycle économique pour les compagnies des énergies fossiles, résolument décidées à faire de vieux os. 

Sources :

1. « Accelerating Generation of Well Intervention Candidates with Automated Analytics and Machine Learning - A Case Study from Attaka Field, Indonesia», article présenté en 2022 lors de la conférence Asie-Pacifique de la Société des ingénieurs pétroliers.

2. «AI and Automation Accelerates Candidate Selection for Well Intervention up to 90 %, Offshore Indonesia», communiqué de SLB publié en janvier 2024.

* Le prénom a été changé. L’interlocuteur a accepté de parler à la condition de l’anonymat de son identité et de son entreprise.

3. Statistiques sur l’année 2024 de l’Agence d’information sur l’énergie (EIA), agence statistique rattachée au ministère de l’énergie des États-Unis.

4. Maxime Combes, Sortons de l’âge des fossiles !, Seuil, 2015.

5. Aussi appelé flaring, le torchage consiste à enflammer le gaz s’échappant des puits de pétrole, pour s’en débarrasser à moindre coût. Une pratique très polluante, donnant lieu à voir les fameux jets enflammés des champs pétrolifères.

6. lire notre article dans Socialter nº64

7. Le multimilliardaire a notamment publié en 2021 un essai sur le sujet intitulé Climat : comment éviter un désastre, Flammarion.

Note : contactées, les principales entreprises pétro-gazières n’ont pas donné suite aux questions de Socialter.

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