En 2017, Greenpeace a publié un rapport qui dévoile le bilan écologique désastreux de la première décennie de commercialisation du smartphone. “Dévoreurs d’énergie”, leur production planétaire équivaut à celle que consomme annuellement l’Inde. Basée à 67% sur la combustion du charbon, la fabrication des composants du smartphone requiert 52 substances parmi lesquelles se trouve une part de métaux rares. En 10 ans, ce sont près de 7.1 milliards de smartphones qui ont été produits. Pour autant, leur demande ne fléchit pas, puisque, selon une étude de l'Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (Ademe) et de l’ONG France Nature Environnement (FNE), les Français le remplacent en moyenne tous les deux ans.
Comment freiner cette frénésie ? Les solutions que propose Greenpeace font figure de pis-aller : l’ONG encourage les consommateurs à recycler, bien que que seuls 20% des matériaux du smartphone puissent aujourd’hui être récupérés. Le même rapport invite les fabricants à faire durer leurs appareil en luttant contre l’obsolescence, à l’image du Fairphone commercialisé depuis 2013.
Le discours de Greenpeace est emblématique de la réponse collective face aux impacts écologiques des technologies ou pratiques anti-écolos. Il révèle surtout un angle mort du débat, une proposition qui n’est jamais avancée : l’interdiction. En l’occurrence : la restriction de la surconsommation de smartphones – voire en interdire la vente tout court.
Cette pudeur face à la coercition est récurrente dans les discussions qui touchent les biens à forte valeur symbolique de la société moderne tels que l’avion, alors que de plus en plus de rapports les présentent comme insoutenables ou incompatibles avec la préservation de l’environnement. Comment expliquer cette omerta?
Je consomme donc je suis
Pour Philippe Moati, économiste, co-président de l’Obsoco et auteur de Notre société malade de l’hyperconsommation (2016), interdire le smartphone serait tellement radical que cela “pourrait même mener à une révolution”. Notre “addiction” au smartphone serait “une caricature d’un modèle de la société d’hyperconsommation actuelle”.
Graffiti "Shop Unitll you Drop" de Banksy, Londres, 2011
Si la société de consommation, qui naît avec les Trente Glorieuses, répond à une économie qui se relance continuellement par la demande, l’économiste avance que nous serions dorénavant dans une forme d’hyperconsommation. Un tournant qui a lieu dans les années 80, lorsque “notre consommation est passée de l’essentiel au superflu et du besoin au désir créé par la publicité”. Le prix des produits n’intégrant pas le coût des dégâts environnementaux, “le consommateur se déresponsabilise de son achat”, explique-t-il.
La question est cependant épineuse. Cécile Desaunay, directrice d'études à Futuribles, spécialiste des questions de consommation et de modes de vie, constate à partir d’un rapport de l'Insee que la consommation stagne depuis 2014 : "la société de consommation s'essouffle mécaniquement, dans une société déjà suréquipée et vieillissante. Par ailleurs, la logique du toujours plus suscite des désillusions croissantes liées à ses conséquences négatives (sur l'environnement, la santé, les finances...)."
De plus, “pour contraindre il faut proposer une alternative” avance la spécialiste. Philippe Moati rejoint cette affirmation, soutenant qu'au-delà d’un modèle économique, “la consommation est devenue le sens de notre société et de notre identité individuelle : la publicité, nos pairs, il y a une pression sociale qui nous pousse à consommer pour créer un sentiment d’appartenance”. La consommation viendrait alors “combler un vide”, qu’occupait autrefois la religion, par exemple, et “qui devra être comblé autrement.”
C’est justement pour ne pas heurter le consommateur que des stratégies plus douces que la prohibition sont avancées comme le “nudge”, donner "un coup de pouce" en français. Cette théorie, popularisée par l’économiste Richard H. Thaler et le juriste Cass R. Sunstein, cherche à influencer en douceur le comportement des individus en jouant sur leurs biais cognitifs.
Par exemple, Mickaël Dupré, docteur en psychologie sociale de l’environnement, a mené une expérience de nudge vert en 2018 dans des blocs sanitaires dans une galerie commerciale. Sur le côté extérieur de la porte d’entrée d’un bloc sanitaire, il a affiché le message : « 93 % des personnes se disent sensibles à l’environnement, et vous ? ». Sur la face intérieure de la porte, il a affiché le message : « Alors pourquoi laissez-vous allumée la lumière derrière vous ? ». Au total, 47 % des usagers ont éteint la lumière alors qu'auparavant seuls 2,5% le faisaient.
Si Mickaël Dupré applique cette technique très en vogue à l’écologie avec succès, il concède tout de même que “le nudge ne fait pas des miracles, et que pour changer définitivement les comportements, il faut du temps”. En dépit de l’insuffisance du “nudge”, le chercheur se refuse à imaginer des mesures coercitives : “l’interdiction est juste inconcevable et trop radicale: on ne peut pas toucher aux libertés".
De la liberté de consommer
Contrairement à Mickaël Dupré, mettre des limites à une liberté ne choque pas le philosophe Dominique Bourg, tête de la liste "Urgence Ecologie" pour les élections européennes et auteur de plusieurs ouvrages sur l’écologie et la démocratie. Pour lui, tout dépend de quelle liberté on parle : “LA liberté n’existe pas. Elle est par essence fragmentée”. La liberté de consommer? “Elle doit être réduite” répond-t-il sans hésitation. Sa logique est simple: “la liberté de consommer entre en contradiction avec celle de l’habitabilité de la planète : il faut hiérarchiser les différents types de liberté”.
Pour Dominique Bourg, la racine de ce tabou s’ancre dans le paradigme dominant de la liberté qui repose sur l’accumulation des richesses individuelles, avancé par Benjamin Constant (1767-1830), philosophe libéral de la période révolutionnaire. Dans son discours “De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes” prononcé à l'Athénée royal de Paris en 1819, Benjamin Constant définit la liberté des Modernes comme celle “de choisir son industrie et de l’exercer, de disposer de sa propriété, d’en abuser même”. Plus loin, il avance que la modernité est : “une époque où le commerce remplace la guerre” et que “le but des modernes est la sécurité dans les jouissances privées”.
Cette perception de la liberté se heurte aujourd’hui, à l’heure de l’Anthropocène, à la finitude des ressources et à l’impact néfaste de l’humanité sur la biosphère et le climat. Pourtant, elle demeure inscrite dans le marbre de nos institutions. Dominique Bourg mentionne notamment l’article 3 alinéa 5 de la Convention-Cadre des Nations Unies sur les Changements Climatiques (
CCNUCC) de 1992 selon lequel “il convient d’éviter que les mesures prises pour lutter contre les changements climatiques, y compris les mesures unilatérales, constituent un moyen d’imposer des discriminations arbitraires ou injustifiables sur le plan du commerce international, ou des entraves déguisées à ce commerce”.
Pour Dominique Bourg, l'écologie exige de “replacer le collectif au-dessus de l’individu”. Il faut différencier les libertés positives des libertés négatives. Les premières sont celles qui sont régulées par l’Etat, les secondes celles qui sont laissées au bon sens de l’individu. Le philosophe défend que “la base matérielle de nos modes de vie devrait tomber dans les libertés positives” après approbation populaire.
La sacralisation de l'innovation technique
Si limiter la consommation est perçu comme une atteinte à la liberté privée, c’est aussi parce qu'une fois diffusées, “se passer de certaines technologies semble impossible” constate François Jarrige, historien et auteur de Techno-critiques. Du refus des machines à la contestation des technosciences, (2014). Selon ce penseur de référence sur notre rapport à la technique, “tout choix technique crée des habitudes, des infrastructures et des imaginaires qui remodèlent nos modes de vie et construisent des nouveaux besoins.”
Graffiti de Banksy, Coney Island, 2013
On pourrait prendre pour exemple la réorganisation de la ville depuis l’introduction de la voiture, qui a fait que les populations les plus modestes s’éloignent du centre tout en s’y rendant quotidiennement pour travailler. “Dans l’imaginaire français, la prohibition rappelle le traumatisme du rationnement pendant la guerre”, rappelle par ailleurs François Jarrige.
S’il est difficile de revenir sur une technologie une fois celle-ci introduite dans le champ social, ne pourrait-on au moins envisager de mettre en place un mécanisme de contrôle a priori ? Peu de chance, car toute volonté de limiter le progrès technique est associée “à un retour à la bougie ou à la caverne”, ironise l’auteur. Depuis le 19ème siècle, “la technique est le principal agent du progrès des sociétés, ce qui lui a donné une de dimension sacrée”.
Pour autant, progrès technologique ne rime pas toujours avec progrès social. Ainsi, l’automobile a été “perçue comme une source d’émancipation de libération des personnes” pendant 50 ans, mais “elle est aussi devenue un objet qui nous fait perdre du temps et qui tue”. Et qui participe maintenant du saccage écologique mondial. Ces effets néfastes “sont systématiquement occultés par la publicité et les fabricants”, et quand ils deviennent visibles :“on se persuade religieusement qu'il doit y avoir une solution technique plutôt que juridique ou politique”, analyse François Jarrige. D’où les louanges de certaines ONG et militants pour le Fairphone.
Enfin, l’historien évoque un dernier frein à l’idée d’une restriction provenant du “poids des lobbys et des industriels, qui influencent considérablement l'action des pouvoirs publics”. Sous le règne du marché libéral, toute innovation qui génère du profit est commercialisée, peu importe ses conséquences écologiques. Or, seule une action politique issue d’une décision démocratique semble aujourd’hui en mesure d’impulser de nouvelles normeset être à même d’amorcer un changement de grande ampleur.
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