Dans ce quartier résidentiel de Romainville (93), proche du stade municipal, on l’appelle « la maison bleue ». Un temps, le bruit a couru qu’elle abritait une communauté de naturistes – des « babas », entendait-on. Côté rue, sa façade coiffée d’un toit pentu, à peine plus haute et plus large que celles des pavillons voisins, tient pourtant du semi-camouflage. Au point qu’on pourrait penser, au premier regard, qu’elle abrite une famille nombreuse. Mais il y a des signes qui ne trompent pas : l’alignement de boîtes aux lettres et la vingtaine de vélos de toutes tailles amoncelés dans le garage confirment la piste du collectif. Un après-midi de mai, Hélène, en couple et mère de deux jeunes enfants, nous ouvre la porte des lieux qu’elle partage avec cinq autres familles.
Article issu de notre numéro 46 « Les cadres se rebiffent », disponible sur notre boutique.
Derrière le premier bâtiment divisé en deux appartements, quatre étroites maisons mitoyennes se tiennent en lieu et place des balançoires, trampolines ou cerisiers qui occupent souvent l’arrière des jardins pavillonnaires. « Il y a quelques années, cela ressemblait à un terrain vague ici », se souvient la trentenaire. La parcelle de 770 m² entourée de plusieurs pavillons était alors seulement occupée par un vieil hangar et de la végétation. Depuis juin dernier, vingt personnes (dont neuf enfants) y vivent confortablement, et se partagent un jardin, un toit-terrasse, une salle commune, une buanderie, un garage, et même une chambre d’amis. Une compacité qui dénote dans le quartier, et qui fait grincer quelques dents. « La densité sert souvent d’épouvantail. Je ne la considère pas comme vertueuse en soi, mais elle répond à la nécessité d’accueillir de nouveaux habitants, et elle favorise aussi l’installation d’équipements publics, de transports en commun »,explique Félix Mulle, habitant et architecte de cette « maison bleue » récompensée de la prestigieuse Équerre d’argent 2020 dans la catégorie « Première Œuvre ».
L’« effet barbecue »
Faire construire une extension pour accueillir une chambre d’étudiant, vendre une partie de son jardin, augmenter sa maison d’un étage pour y installer un studio à louer ou acheter à plusieurs une parcelle comme ici à Romainville… De plus en plus de particuliers déclinent le granny flat (l’appartement de mamie) en vogue au Royaume-Uni dès les années 1970, avec des propriétaires âgés faisant construire sur leur terrain une maison plus petite avant de mettre en location leur habitation principale. En France, l’injonction à refaire la ville sur la ville favorisée par la loi SRU (Solidarité et renouvellement urbains) de 2000 a d’abord concerné les zones centrales des agglomérations et les grands ensembles avant de toucher, plus tardivement, les quartiers pavillonnaires.
Désormais, ces derniers n’étant plus épargnés par l’envol du foncier, densifier son habitat représente pour les propriétaires un atout financier sous forme d’un précieux complément de revenu – dans le cas de la location d’une chambre ou d’un studio –, d’un apport ou d’un achat à prix réduit. C’est le cas à Romainville, banlieue à l’est de la capitale. Au-delà d’arguments financiers, cette densification « en dentelle » qui préserve la trame urbaine originelle offre un compromis entre l’aspiration à un cadre de vie jugé plus qualitatif, valorisé par les épisodes récents de confinement et de télétravail, et des impératifs écologiques. Ainsi, la construction d’un logement en plus sur seulement 5 % des terrains individuels franciliens suffirait à combler les besoins d’habitat tout en jugulant l’étalement urbain et ses conséquences environnementales néfastes. Dans l’idéal, cette densification pourrait permettre de conjuguer les qualités bas-carbone de la vie « à la ville », en favorisant l’accès à des mobilités douces et collectives entre autres, avec celles de la vie « à la campagne », notamment avec le bien nommé « effet barbecue ». « Parce qu’on se sent bien là où on vit, on prend plaisir à y passer des week-ends en famille ou entre amis, plutôt que de s’envoler pour un aller-retour express à Lisbonne », plaide Félix Mulle.
Une saga conviviale
Du côté de « la maison bleue », la compacité du bâti se double d’une démarche participative. Le projet s’est d’abord fondé sur « des histoires d’amitié », et une forme d’indignation face à l’exiguïté et au coût des logements dans la capitale, confie Félix. « C’est aussi un rejet du parcours résidentiel classique, chacun dans son coin. » Pour répondre aux attentes du collectif et par souci d’économie, le projet a été conçu en autopromotion, sans appui public. « Nous sommes des amateurs qui avons essayé de respecter l’esprit de la loi. Mais les textes ne sont pas faits pour l’habitat participatif, il y a beaucoup de zones grises », précise Laurent, un autre habitant. Pendant quatre ans, le groupe s’est réuni tous les mardis : après avoir enfin trouvé le terrain, il fallait convaincre un banquier, un notaire, un huissier ; se mettre d’accord sur les plans et les matériaux, rédiger les statuts de la société, gérer la défaillance d’entrepreneurs… « C’était l’histoire sans fin ! Une véritable saga. Pendant des années j’ai dit “je ne peux pas, j’ai une réunion pour Romainville” », sourit Anne-Laure, une habitante.
Aujourd’hui, quelques mois après l’installation, la joie domine. Les adultes s’entraident et partagent des soirées, un simple café, un temps de travail. Les enfants jouent ensemble dans le jardin et la salle commune. « J’ai toujours aimé la vie en communauté. Cela permet d’avoir davantage d’espace que quand on est seul, mais surtout, c’est plus convivial et plus écolo », confie Anne-Laure, qui évoque dans un sourire la « famille », le « clan ». Au-delà des espaces partagés, de nombreux outils et équipements, depuis les panneaux solaires thermiques et la chaufferie collective jusqu’aux lits, parapluies et tentes de randonnée, sont mutualisés. Et chacun bénéficie d’un logement spacieux et traversant. « Les promoteurs professionnels rentabilisent mal leurs projets en dessous de trente logements. Avec l’autopromotion, on peut réaliser une offre moins standardisée, plus complexe, au plus près des besoins des habitants. Dans un cadre classique, il aurait été difficile d’imposer ces duplex inversés », défend l’architecte Félix Mulle.
Ne pas s’imposer
Pour Laurent et Aline, qui vivaient avec leurs deux enfants dans 40 m2 en location, les 100 m2 de leur nouvelle maison sont un véritable bol d’air. « Pendant les années du montage de projet, nous étions tous les deux au Smic. Sans le groupe, nous aurions eu du mal à obtenir un prêt »,précisent-ils, défendant un vrai levier d’accession à la propriété. Au final, les logements reviennent à 4 000 euros du m2, soit 20 à 30 % en dessous des prix du marché, mais encore bien trop cher pour la plupart des Franciliens. Le groupe en est conscient, « nous avons des profils et une culture proches ». Parmi les habitants, un architecte, un ingénieur (désormais à la tête d’un studio de design), une salariée de la RATP, une professeure des écoles, une styliste… Gentrification ? Oui.
C’est l’écueil d’une ville à l’initiative de petits investisseurs, sans encadrement public ni appui des bailleurs sociaux. Reste qu’en s’introduisant dans les « dents creuses » et les jardins, ce type d’opération a le mérite de préserver la trame urbaine, le bâti originel et ses habitants, a contrario de grands projets qui font tabula rasa de l’existant. « On arrive avec une forme d’urbanité, de politesse ; l’idée n’est pas de s’imposer », confirme Félix Mulle, qui a à cœur de conserver la « mémoire pavillonnaire ». Sa réalisation se veut une ode à la banlieue, perçue comme un lieu de possibles. « Elle me touche par sa diversité, ses reliefs, son caractère non considéré. On se dit rarement : tiens, je vais aller sur les coteaux d’Avron pour voir la vue sur l’aéroport du Bourget », explicite l’architecte… Dommage à ses yeux : cette géographie mérite qu’on y arrête le regard. Pour tous, il y a ici, dans cette maison bleue, beaucoup à gagner, peu à perdre. « Seul, on va plus vite. Mais ensemble on va plus loin. Et dans le pire des cas, si les choses tournent mal, on deviendra une copropriété classique », résume Hélène.
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