Avez-vous déjà perçu le monde comme une mouche ? Mieux qu’avec des mots, le naturaliste et biologiste allemand Jakob von Uexküll (1864-1944) vous y invite par l’image. Sur une page, la banale photographie d’une rue de village avec une voiture, des maisons et un clocher. Sur l’autre, « la même rue, pour un œil de mouche », d’après un dessin de son compère Georges Kriszat. Tout à coup, la vue se métamorphose en un ensemble de formes colorées rappelant les tableaux de Matisse. Le réel n’est plus le réel : l’évidence de nos sens apparaît dans toute sa relativité. Cette expérience du monde depuis la perspective d’une mouche pourrait se dupliquer avec chaque vivant. Les dessins de Georges Kriszat proposent le même décentrement avec les oursins, les mollusques, les abeilles et les chiens.
Le jeu est presque infini, puisque chacune des quelque neuf millions d’espèces peuplant la Terre voit le monde à travers l’empire de ses sens. Qui débordent les nôtres : l’environnement d’un oiseau migrateur est orienté par le champ magnétique, comme celui d’une chauve-souris se structure grâce à l’écholocalisation qui lui permet de voir avec la voix. La Terre est donc peuplée de mondes, dont celui des humains n’est qu’une province parmi des millions. Cette vérité, aussi simple qu’inouïe, Jakob von Uexküll l’a formulée à travers un concept pionnier : l’Umwelt – soit littéralement « monde alentour », précise l’historien Yannick Campion. L’éthologue le formule pour la première fois en 1909, s’appropriant ce terme attesté depuis le début du XIXe siècle mais demeuré rare, et cantonné aux textes littéraires.
« Les tiques ne sont pas les vivants sous-développés de notre monde ; l’humain n’est pas le génie du monde de la tique. Chacun attrape le réel avec sa perception, qui coexiste avec celle des autres. »
Cette formalisation intervient après un long parcours intellectuel. Né en Estonie en 1864, Jakob von Uexküll va théoriser dès ses études de zoologie, dans les années 1880, la possibilité de transposer au monde animal l’approche philosophique de Kant. Celle-ci appréhende l’être comme le cadre d’accueil de la sensibilité, laquelle naît de l’expérience vécue. Pour étayer ces hypothèses sur une base expérimentale, il se tourne vers la physiologie dans les années 1890 et va peu à peu évoluer vers un vitalisme accordant une subjectivité à l’animal, une force de vie irréductible à son simple fonctionnement. Il n’abandonne pas pour autant l’approche mécaniste – les deux positions s’affrontent à cette époque, en vue de saisir la nature des interactions entre un vivant et son environnement. « Tentant de lier ces deux approches, il introduit alors le concept d’Umwelt en biologie. Associé à la notion de signe, défini comme une unité de perception, Uexküll construit son concept en opposition à ceux d’Umgebung [environnement] et de Milieu », décortique Yannick Campion.
C’est par les textes Milieu animal et milieu humain (1934) et Théorie de la signification (1940) – publiés en français dans le même volume – que l’Umwelt nous est essentiellement parvenu. Le concept est en particulier exposé dans le passage le plus célèbre du livre qu’est l’ouverture consacrée à la description du monde de la tique. Sans yeux, cet acarien ne perçoit son environnement qu’à travers trois signaux – la lumière, la température et l’odeur de l’acide butyrique dégagée par les mammifères. À travers cet exemple, Uexküll appelle à « isoler les espaces perceptifs de l’animal »pour saisir « les relations qu’un sujet d’un autre milieu entretient avec les choses de son milieu ». L’approche pulvérise soudain l’impression d’unicité de l’espace-temps : « Cette illusion repose sur la croyance en un monde unique dans lequel s’emboîteraient tous les êtres vivants. De là vient l’opinion commune qu’il n’existerait qu’un temps et qu’un espace pour tous les êtres vivants. »
« Ce qui importe aux animaux »
Cet exemple étonnant lui permet de formuler la « première proposition fondamentale de la théorie des milieux », selon laquelle « tous les sujets animaux, les plus simples comme les plus complexes, sont ajustés à leur milieu avec la même perception ». Les tiques ne sont pas les vivants sous-développés de notre monde ; l’humain n’est pas le génie du monde de la tique. Chacun attrape le réel avec sa perception, qui coexiste avec celle des autres. « Ce qui surprend dans l’approche de Jakob von Uexküll, c’est son insistance sur la subjectivité de l’animal. Non pas un vulgaire anthropomorphisme : il veut dire que l’animal doit être considéré comme point de référence zéro pour comprendre l’organisation de son monde par lui-même. En ce sens, l’animal est un sujet qui produit un monde, suivant un plan d’organisation qui est le sien », décrypte le philosophe Bruce Bégout.
Esquissée avant la Grande Guerre, l’approche de Jakob von Uexküll sera d’abord reçue, jusque vers 1920, « comme non scientifique, voire mystique, ses positions anti-darwinienne et anti-démocratique n’aidant pas », note Yannick Campion. La reconnaissance arrivera dans l’entre-deux-guerres, à partir de la publication de l’ouvrage Theoretische Biologie (1920). En 1925, il fondera à Hambourg l’Umweltforschung (soit l’Institut des études de l’Umwelt), où il élaborera le concept connexe d’Umweltraum (monde spatial), avant de quitter l’Allemagne en 1936 pour se retirer à Capri. Il y mourra à 80 ans, en 1944. Quant à l’Umwelt, sa postérité pluridisciplinaire témoigne de sa fécondité. Le concept influencera deux philosophes majeurs du XXe siècle, Martin Heidegger et Maurice Merleau-Ponty, et stimulera la création de l’éthologie comparative par Konrad Lorenz et Nikolaas Tinbergen. Aussi, « dans les années 1980-1990, son approche du signe le distinguera comme l’un des pionniers du courant biosémiotique, lequel appréhende le vivant comme producteur, codificateur et communicateur de signes », complète Yannick Campion.
Quant au géographe Augustin Berque, il fait de Jakob von Uexküll l’un des deux grands inspirateurs – avec le philosophe japonais Watsuji Tetsurô – de sa science des milieux, la mésologie. Tous deux ont en commun le même geste, écrit Augustin Berque : « C’est du point de vue de l’être en question qu’il s’agit de saisir sa relation avec le milieu qui lui est propre, et qui est donc autre chose que l’environnement général. » Évidemment, l’Umwelt a aussi inspiré les penseurs de l’écologie, comme Vinciane Despret, qui lui consacre un chapitre de Que diraient les animaux, si... on leur posait les bonnes questions ? (La Découverte, 2014). La philosophe y confie avoir été « déçue » par cette théorie « surtout féconde pour des animaux relativement simples », mais elle souligne le potentiel inexploité du concept de Jakob von Uexküll. L’Umwelt, en soulevant la question de « savoir ce qui importe aux animaux », pourrait aider à explorer des situations telles que la domestication ou l’élevage. Qui forment, souligne Vinciane Despret, « des lieux d’entre-capture au sein desquels de nouveaux Umwelt se créent et se chevauchent », fécondant de vertigineux mondes intriqués.
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