Ce serait si confortable que les idées règlent le monde. Qu’une grille d’analyse épuise le réel avant qu’il se déroule, qu’une idéologie explique tout, qu’un bon coup théorique en finisse avec les complexités de l’empirique. Mais non, même les sciences dures vivent de l’indéterminé : on sait depuis Einstein que l’existant est structuré en espace-temps ; pourtant, on ne peut tout expliquer par la théorie de la relativité – que les trous noirs démentent. Si les lois fondamentales résistent à ces simplifications, les choses humaines sont encore plus certaines de mettre en échec toute théorisation définitive. C’est depuis le milieu du siècle des idéologies qu’un intellectuel, le marxiste anti-stalinien Joseph Gabel, nous enseigne cela. Il l’a analysé dans un livre jadis classique mais depuis oublié : La Fausse Conscience. Essai sur la réification (Minuit, 1962), qui accompagna Mai 68, inspirant même Guy Debord et sa Société du spectacle (1967).
Article à retrouver dans notre numéro 57 « Manger les riches ? », en kiosque jusqu'au 7 juin et sur notre boutique.
Son auteur vient d’un monde où les idées ont tout écrasé. Né en 1912 à Budapest, il quittera à 19 ans la Hongrie pour fuir son antisémitisme. Il fait sa médecine à Paris où, dans les années 1930, il adhère un temps au Parti communiste français (PCF), avant de tendre vers un socialisme anti-autoritaire et anti-stalinien. Gabel s’oriente d’abord vers la psychiatrie – sa thèse, en 1939, porte sur « Le génie et la folie dans l’œuvre de Maupassant » –, puis il bifurque vers la sociologie après avoir traversé la guerre en clandestin. C’est dans les années 1950 qu’il travaille à sa thèse d’État, qui aboutit en 1962 et donnera le livre La Fausse Conscience. Ce qui reste comme sa principale œuvre mêle les trois grandes perspectives qui ont structuré sa vie : la psychiatrie et la sociologie à travers un prisme marxiste. Gabel revendique de vouloir créer une « psychopathologie marxiste ouverte », en rupture avec un « marxisme orthodoxe » dont il critique la calcification intellectuelle qu’il produit.
Avant d’être un essai décisif de la critique sociale, la thèse reçoit un accueil mitigé et ne décroche pas les félicitations du jury. Le Hongrois naturalisé français en 1950 s’exile alors au Maroc, pour enseigner à l’université de Rabat à la fin des années 1960, puis revient à l’université de Picardie et à Paris-VIII, tout en poursuivant son œuvre – avec, entre autres, Sociologie de l’aliénation (PUF, 1971), Idéologies I (Anthropos, 1974) et II (1978), et L’Aliénation aujourd’hui (1974). Il meurt en juin 2004, à 92 ans, après une longue maladie.
Ceci explique tout
La Fausse Conscienceaussi aurait pu périr : longtemps, l’œuvre n’a plus été rééditée – elle n’est même plus référencée sur le site des éditions de Minuit. Les éditions de L’Échappée viennent de l’exhumer, accompagnant cette thèse d’une poignée d’autres textes qui appliquent la vision théorique de l’auteur au stalinisme, au maccarthysme, au racisme, comme à la conscience bureaucratique. Et font précéder l’œuvre d’une présentation nourrie, qui permet de se familiariser avec la pensée touffue de Gabel.
Car La Fausse Conscience est une lecture difficile. Cet essai est le produit de son temps par son armature, son vocable conceptuel marxiste et l’hybridation disciplinaire qu’il propose : Gabel entend analyser les dérives idéologiques de la fausse conscience comme une pathologie clinique touchant à la schizophrénie. Comment résumer cette fausse conscience ? Celle-ci désigne « l’attitude pathologique consistant à prendre la partie pour le tout, autrement dit à isoler une donnée de la vie collective pour l’ériger en réalité absolue : dégagée de ses rapports avec d’autres facteurs, elle devient ainsi le principe explicatif du monde social », résument Patrick Marcolini et David Frank Allen dans cette introduction. La fausse conscience signale donc, d’abord, une coupure avec la réalité : soudain, l’idée tourne à vide, cherchant à plier le réel à son simplisme, le ramener à une seule cause.
« La fausse conscience signale une coupure avec la réalité : soudain, l’idée tourne à vide, cherchant à plier le réel à son simplisme, le ramener à une seule cause. »
Gabel distingue la fausse conscience, qui est un « état d’esprit diffus », de l’idéologie, taxée de « cristallisation théorique ». Mais les deux partagent une même racine : la réification de la réalité, soit la transformation de la vie vivante en entités figées et inertes. Cette chosification permet l’aveuglement produit par ces « phénomènes schizophréniques »dérivant de la fausse conscience. Gabel, en intellectuel marxiste, soutient que cette réification est rendue possible par la négation de la pensée dialectique. Autrement dit, de la dynamique sociale et historique des sociétés, des faits comme des idées, sans cesse en interaction pour produire du nouveau. En figeant l’existant, la fausse conscience s’autorise toutes les négations : le « grand remplacement » devient la seule loupe pour lire la complexité sociale ; le « wokisme » celle des revendications identitaires ; la « réforme » néolibérale la seule possibilité d’agir sur le réel.
Rationalisme morbide
La profondeur de Gabel ne tient pas seulement à la définition de cette pathologie, mais à sa tentative d’en cerner les déterminants. Spatiaux : la fausse conscience se développe de façon plus propice chez les « ethnies massives », et a comme « terrain d’élection » les systèmes totalitaires, qui érigent cette aliénation en idéologie officielle. Temporels : la « pensée réifiée » fonctionne en niant les racines historiques des phénomènes. « L’existence réifiée, tout en quantité, ne comprend pas l’événement et y substitue la notion de catastrophe », puisqu’elle en fait la conséquence d’une « force extérieure (Dieu, le héros, un parti) ». Cette annihilation de la dynamique historique ne touche pas que la vision du passé – comme l’antisémitisme qui, « au lieu d’expliquer le Juif par l’histoire, prétend expliquer l’histoire par le Juif » – ; elle concerne parfois l’avenir. Ainsi, l’utopie peut être l’objet d’une réification quand elle postule un « arrêt du temps historique » : lorsque l’objectif utopique est atteint, lorsque la société rêvée aura été édifiée, l’histoire elle aussi s’arrêtera.
Si aucune société moderne n’est immunisée contre cette fausse conscience, c’est qu’elle se présente comme le produit fondamental d’une ère où le quantitatif a tout écrasé. C’est ce qu’exprime le concept de « rationalisme morbide » que Joseph Gabel tire de son maître en psychiatrie Eugène Minkowski (1885-1972), pour qui l’état schizophrénique est le fruit d’une tentative de rationalisation excessive de la réalité. Ce rationalisme morbide, découlant d’une « imperméabilité à l’expérience », devient le produit d’un refus de la dialectique : l’idée n’est pas équilibrée par la réalité. Privé de ce contact vital, l’individu multiplie les décisions absurdes et les comportements insensés. Est-ce à dire que nos sociétés édifiées sur le culte de la raison et de la technique souffrent de ce mal à une échelle globale ? Joseph Gabel nous prévient : il ne suffit pas d’avoir des idées. Il faut surtout qu’elles vivent.
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