Cet article est à retrouver dans notre numéro 49 - Nous n'irons pas sur Mars.
L’anecdote est toute petite. Minuscule même, si on la prend dans l’immensité de ce que la période politique recouvre d’instants médiatiques malaisants. Activité grassement rémunérée sur les plateaux de télévision, la polémique semble être devenue une façon totale d’organiser le réel, ce qui donne son tempo et ses respirations à la situation politique en mouvement. L’anecdote est toute petite, donc, mais comme toutes les anecdotes, elle porte en elle un instantané du moment et de ses lignes de fond.
On est sur BFM-TV, le 28 octobre dernier, et Jean-Luc Mélenchon est l’invité de Bruce Toussaint. L’homme tient sa stature. Il est de ceux qui prétendent avoir la carrure de l’époque, être en capacité de faire desserrer les crocs de ses adversaires. Non pas seulement un homme de gauche, mais l’Homme de la Gauche. On l’interroge sur Éric Zemmour, qui menace de faire gagner aux prochaines élections les idées et le programme qui furent un temps l’apanage du principal parti d’extrême droite. Celui-ci, qui croit pouvoir gagner avec un vrai programme nationaliste, bien violent comme il faut, pense que sa respectabilité tient justement à sa capacité à aller plus loin que les autres sur ces sujets qui se sont répandus dans la société comme une marée montante. Lentement, mais sûrement, tout ce qui fait son beurre s’est incrusté dans la bande passante de nos jours : immigration, sécurité, préférence nationale, etc. Tous ces mots poubelles.
Donc il est là, notre héros de la gauche, prêt à en découdre, lui qui se targue de ne pas tortiller autour de ces mots poubelles justement. Et, tout à coup, on l’emmène sur un terrain qu’il ne connaît pas, qu’il maîtrise mal. Un terrain épineux puisqu’il s’agit de l’antisémitisme. Est-il possible, lui demande-t-on, qu’Éric Zemmour soit antisémite, lui qui est pourtant juif ? « Non, répond Mélenchon, Zemmour ne doit pas être antisémite. » Et de rappeler le communautarisme de certains juifs (car évidemment, la communauté c’est mal) et surtout, chez son adversaire, la prévalence évidente selon lui de « scénarios culturels liés au judaïsme ».
À une époque pernicieuse, dans laquelle un nationaliste juif d’extrême droite réhabilite le régime de Vichy en minimisant sa participation au génocide des juifs (Zemmour a notamment déclaré que Vichy aurait « protégé les juifs français et donné les juifs étrangers »), le candidat de gauche patauge dans sa méconnaissance du sujet de l’antisémitisme. Zemmour est juif, par conséquent il ne peut pas être antisémite. Et donc, puisque sa judéité le définit, s’il est d’extrême droite, s’il est réactionnaire, c’est sûrement au moins en partie lié à sa culture juive, à ses « scénarios culturels » de juif. D’ailleurs, d’autres juifs illustres sont de droite. On a donc bien là un raisonnement qui se tient. Non ? Non. Sur ce sujet, comme sur d’autres liés au racisme, son incompétence est criante. Ce qui est franchement dommage, puisque c’est précisément là-dessus que jouent – et gagnent progressivement – ses adversaires.
Que peut un homme ?
On peut alors évidemment en vouloir à l’homme, celui-là même qui se prétend être l’homme de la situation. Mais on peut aussi se demander si le problème ne commence pas là : avec l’idée qu’un seul homme, fort et omniscient, serait la réponse à la vague brune qui gagne. Qu’est-ce qui se joue lorsqu’une dynamique collective n’a plus pour vocation que de porter la candidature unique d’un homme providentiel ? Comment les voix de celles et ceux qui, sur le terrain, luttent au coude à coude sur ces questions-clés peuvent-elles atteindre le cénacle du candidat solitaire ?
Cette culture politique, qui place l’individu au-dessus du collectif, suppute la possibilité d’une incarnation parfaite de l’ensemble complexe qui compose « la gauche » ; cette culture politique là est-elle à même de constituer une véritable proposition collective ? Imaginons un instant ce qu’aurait pu être la réponse de quelqu’un à qui n’incombe pas la charge d’être l’homme (ni la femme) de la situation. Cette personne aurait pu dire « je ne sais pas, c’est une bonne question, certaines personnes sont sûrement mieux placées que moi pour y répondre ». Ou bien elle aurait pu tenter une réponse, peut-être se tromper et, pourquoi pas, le reconnaître ensuite. Là où Mélenchon s’est fendu d’un communiqué outragé expliquant, une fois de plus, qu’on l’avait mal compris, et balayant les critiques, il aurait pu écrire tout à fait autre chose, comme « je me suis trompé, je m’en excuse, mais cela me permet de comprendre que nous avons du travail à faire sur ces questions ».
Il me semble que cette anecdote (que ne manqueront pas de venir confirmer une multitude d’autres « incidents » dans les temps à venir) nous propose deux enseignements. Si nous continuons de considérer que le pouvoir ne peut s’incarner que dans la personne d’un homme fort, ne doutant de rien, il y a fort à parier que l’extrême droite – avec sa défense du patriarcat en tant qu’ordre social et moral désirable – se montre toujours plus convaincante à ce jeu. Le deuxième enseignement est que, si nous en sommes arrivés là, à cet endroit de puissance manifeste de l’extrême droite et de ses idées en France, c’est bien qu’il y a des leçons à tirer de nos échecs à gauche, et des questions à se poser sur nos pratiques (pas seulement sur nos idées) et notre capacité à répondre réellement – et de façon puissante, plutôt que sur le seul mode défensif – au monde qui se dessine.
Multitudes en mouvement
Jouons encore un peu à imaginer d’autres possibles : même jeu, mêmes règles, mais autres acteurs. À gauche, se dégage un parti qui fait le choix de se lier fermement aux mouvements de lutte. Les thématiques sont débattues et nourries avec celles et ceux qui les appréhendent de façon pratique. Dans ce cas précis, les questions relatives à l’islamophobie, l’antisémitisme, la négrophobie, l’antitsiganisme ou d’autres racismes sont développées à partir des analyses des organisations qui les affrontent sur le terrain, dans le cadre de mouvements par et pour les personnes qui vivent ces différents racismes. Sans essentialisation, mais dans la reconnaissance de la nécessité d’une expertise collective. Le ou la candidate est entouré(e) d’une équipe de campagne visible, qui prend elle aussi la parole dans les médias, les manifestations, la rue. Chaque prise de parole, chaque intervention tâche de donner à voir cette dynamique collective qui lui confère sa légitimité et, au besoin, renvoie vers celles et ceux qui sont les plus à même d’intervenir sur un sujet ou l’autre. Peu à peu, se dégage l’idée d’un mouvement fort, protéiforme, abritant – on n’en doute pas – une multitude de conflits et de contradictions... mais un mouvement.
Ce que j’évoque ici n’est pas extraordinaire et, dans certains endroits du monde, c’est de cette façon que l’on cherche à répondre à l’extrême droite. Au Brésil, par exemple, où des collectifs de femmes ou d’Afro-Brésiliens ont choisi de partager des mandats. Et où certaines des candidatures individuelles les plus plébiscitées, lors des dernières élections municipales, sont le fait de femmes qui ont décidé de répondre à la politique réactionnaire et violente du président d’extrême droite Jair Bolsonaro par la mise en mouvement d’une autre façon de faire de la politique : en soutenant une ligne féministe, antiraciste, écologiste, collective dans la pratique et les discours, et fermement ancrée dans les luttes de terrain.
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