Juliette Rousseau : « Stimuler l'espoir »
Juliette Rousseau, journaliste, autrice, éditrice et chroniqueuse pour Socialter se penche sur le besoin de garder espoir pour transformer ce monde en crise.
Juliette Rousseau, journaliste, autrice, éditrice et chroniqueuse pour Socialter se penche sur le besoin de garder espoir pour transformer ce monde en crise.
Nous vivons une période éprouvante à tous points de vue, y compris celui de la santé mentale. Il nous faut cohabiter avec des contradictions qui relèvent parfois de la dissonance profonde. Comme le fait d’avoir réélu un Président dont on connaît désormais l’ampleur de l’hypocrisie en matière d’action climatique, tandis que le GIEC nous avertit une fois encore qu’il est urgent d’agir face à la catastrophe qui se profile. Ou encore celui d’avoir été une nouvelle fois contraint·es de faire barrage à l’extrême droite en votant pour ce même Président et son programme, dont on sait pourtant que la violence des politiques néolibérales qu’il espère mener conduira sans aucun texte Juliette Rousseau doute à renforcer encore les discours de haine, tout en aggravant les inégalités et la pauvreté. Ou encore, de façon plus subtile, de se réjouir d’une union de la gauche plus que nécessaire, tout en sachant que celle-ci implique de s’en remettre à des partis politiques dont nous nous souvenons des multiples trahisons et défections, comme de leur faible capacité à faire prévaloir les enjeux communs sur leurs intérêts plus immédiats ou leurs logiques de boutiquiers.
On n’est plus certain·es de savoir s’il faut beaucoup de cynisme ou beaucoup d’optimisme pour survivre à cette période sans se taper la tête contre les murs. Il est possible que ni l’un ni l’autre ne nous soient vraiment utiles en revanche. De l’industrie du cinéma en passant par les séries ou la littérature d’anticipation, notre époque est toute au cynisme que nourrit la domination d’un imaginaire dystopique. S’il nous est plus facile d’imaginer la fin du monde que celle du capitalisme, c’est que le cynisme est une arme puissante au service de notre assentiment à ce système injuste et mortifère. En échange du confort qu’il propose (car c’est bien là son principal argument), le capitalisme nous pousse à accepter l’inacceptable : la mise en danger d’une partie toujours plus grande de l’humanité. Mais qu’importe, puisque les moins menacés peuvent rentrer chez eux regarder Netflix quand les choses vont mal. On pourrait alors se dire que la solution réside dans notre capacité à prendre le contre-pied du cynisme en choisissant l’optimisme.
De choisir, contre toute attente, de faire le pari d’un avenir meilleur, libéré des menaces qui pèsent sur le présent. Mais il faut avoir sacrément envie de se mentir à soi-même pour penser que l’avenir pourrait se révéler positivement et radicalement différent de ce que nous pouvons en appréhender aujourd’hui, en particulier en ces temps où l’on sait – parce que la science nous le dit – que nos vies risquent de s’avérer de plus en plus difficiles en raison des multiples crises qui traversent notre monde. Croire que tout va s’améliorer ressemble alors à une autre forme de fuite en avant – laquelle risque de ne pas nous permettre d’agir sur le présent en étant réellement en prise avec lui.
Alors de quoi pouvons-nous bien avoir besoin pour affronter cette période et ce qu’elle porte en elle ? Trois hypothèses : l’espoir, la joie et l’action. Trois éléments indémêlables, et qui peuvent émerger dans les moments où l’adversité se fait la plus forte. Plutôt qu’une façon de prédire l’avenir, comme l’est l’optimisme, l’espoir est une mesure d’urgence pour agir dans le présent. À son sujet, l’essayiste américaine Rebecca Solnit écrit : « L’espoir n’est pas un billet de loterie que l’on puisse serrer au creux de sa main, affalé dans son fauteuil et se disant qu’on a bien de la chance : c’est bien plutôt une hache pour défoncer la porte en cas d’urgence, et c’est encore l’espoir qui vous fera franchir cette porte, car toute votre énergie ne sera pas de trop pour détourner l’avenir d’une guerre sans fin, de la destruction des richesses de la planète ou de l’écrasement des pauvres et des marginaux. L’espoir c’est dire qu’un autre monde est peut-être possible – mais non pas promis, ni garanti. Sans l’espoir pour appeler à l’action, l’action est impossible. »
L’espoir est à la fois une mesure de première nécessité et un choix que l’on fait face à l’urgence, lorsque laisser faire – ou continuer à faire avec les mêmes méthodes – n’est plus possible. Si l’espoir n’est pas l’optimisme, c’est qu’il n’est pas la garantie d’un avenir meilleur, mais plutôt la seule possibilité pour qu’il y en ait un. À ce titre, on peut dire que l’espoir est, tout comme la joie, une façon d’habiter l’incertitude et l’inconfort – ce qui constitue déjà, en soi, une façon de subvertir l’ordre dominant car, comme le rappellent carla bergman [qui tient à écrire son prénom et son nom sans majuscules, ndlr] et Nick Montgomery dans Joie militante : « C’est de l’incertitude que nous devons commencer, parce que l’expérimentation et la curiosité font partie de ce qui nous a été volé. L’empire travaille notamment à nous faire sentir incapables, attaquant nos aptitudes à façonner le monde ensemble. »
C’est peut-être là, alors, qu’il nous faut chercher de quoi stimuler l’espoir, actionner la joie et se mettre en mouvement : dans nos capacités à façonner le monde ensemble et à contredire la fable funeste selon laquelle nous n’avons plus aucun autre pouvoir que celui d’accepter la fatalité de notre sort collectif. Paradoxalement, le besoin d’agir ensemble est peut-être une des vraies bonnes nouvelles de cette période sombre. Car il est un fait : plus les crises s’aggravent, plus nous allons avoir besoin les un·es des autres. Et c’est sans doute à cet endroit précis, dans ce besoin renouvelé d’entrer plus profondément en relation, que peut résider une forme de joie dont nous avons été jusque-là dépossédés. La situation politique nous enseigne que le régime de représentation – et la dépossession qui l’accompagne, ajoutée à la désillusion qu’il génère – ne suffit plus. Dès lors, il apparaît clairement que nous avons besoin de retisser les territoires où nous vivons à partir de dynamiques ancrées, relationnelles, partagées, c’est-à-dire de les re-politiser, au sens profond du terme.
La situation environnementale et climatique nous incite à repenser l’échelle et la nature de ce que nous produisons pour vivre, notre lien à nos milieux et à ce qui les compose, humains et non-humains, notre capacité à être en prise avec les conséquences immédiates de nos vies sur nos environnements. La situation sociale, avec la précarité grandissante d’une partie de la société, nous engage à réinvestir et multiplier les outils de solidarité matérielle. La militarisation du monde, le renforcement des frontières et ses conséquences meurtrières nous amènent à envisager cette solidarité au-delà de l’échelle du pays et à réinscrire notre sort dans un commun global. La liste est longue, et ce qu’elle nous enseigne est fondamental : l’état du monde et la dissonance insupportable dans laquelle il nous faudrait continuer d’habiter sont les meilleures conditions pour changer radicalement nos vies et façonner, collectivement, des existences autrement plus puissantes, attachées, et pleines de sens que celles que nous avons menées jusque-là. Des existences pleines de joie, ancrées dans la transformation du monde.
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