Voilà maintenant plus d’un an et demi que nous vivons au rythme d’une pandémie qui, d’une région du monde à une autre, a eu des conséquences dramatiques sur nos vies. Négationnisme meurtrier d’un Jair Bolsonaro face à la science au Brésil ou d’un Donald Trump aux États-Unis, atermoiements et défaillances répétées du gouvernement français dans sa gestion de la pandémie, réponses ultra sécuritaires plutôt que sanitaires en de multiples pays... partout dans le monde, la crise du SARS-CoV-2 a mis en évidence, s’il le fallait, le cynisme mortifère des États. En France, les enjeux de santé publique, de l’hôpital à la vaccination, en passant par les politiques publiques d’éducation à une santé préventive, se sont vu détricoter par tous les bouts. Du côté du gouvernement, on n’a eu de cesse d’adapter la communication aux décisions politiques et aux impératifs économiques plutôt que l’inverse. Du côté de la population, le succès grandissant des théories du complot (alimentées par une partie du monde politique) a eu lui aussi pour conséquence d’affaiblir l’idée commune de santé, réduisant, par exemple, la question vaccinale à un enjeu de choix individuel. En grande partie, ces problématiques sont globales, et elles auraient pu stimuler des solidarités transnationales, mais, depuis l’Europe, cela ne semble pas avoir été le cas.
Aux sursauts d’organisation et d’entraide plus locales des premiers temps a succédé une forme d’acceptation de la situation. Quant à l’échelle globale, malgré des tentatives éparses de s’organiser en ligne ou via des messageries sécurisées, rien de durable n’a émergé. Et ce qui restait d’espaces organisés de solidarité internationale entre mouvements sociaux – forums sociaux mondiaux, contre-sommets, etc. – s’est très largement affaibli ces dernières années. Le repli national, voire local, semble aussi gagner la gauche et nous ne parvenons plus à formuler des réponses transnationales. Mais faut-il nommer ce « nous » ?
« Une révolution féministe est en cours »
En 2018, à l’automne, nous nous sommes entassées à quelques copines, un bébé et un chien dans une voiture en direction de Francfort, en Allemagne. S’y tenait une conférence féministe internationale. Organisée par la représentation européenne du mouvement des femmes kurdes, celle-ci mettait à l’honneur des femmes et des personnes non binaires autochtones issues du monde entier. Lorsque la conférence a débuté, le discours d’introduction amenait l’idée qu’une révolution féministe était en cours dans le monde. Je me souviens que nous nous sommes regardées, mes amies et moi, avec circonspection. Des mouvements féministes, des victoires partielles, certes, mais une révolution ? Elles y allaient un peu fort. Puis, panel après panel, les intervenantes se sont succédé : des femmes en lutte contre Daech au Moyen-Orient, contre des multinationales minières en Amérique centrale, contre la police aux États-Unis, contre des régimes autoritaires à différents endroits de la planète. Des femmes en guerre pour certaines, menacées de mort, de viols punitifs et de tout le spectre atroce des violences sexistes et de genre. Et plus généralement, des femmes en lutte contre le système patriarcal et colonialiste. Des luttes concrètes, de terrain, et liées entre elles à l’échelle globale. Et sur scène, dans cette université allemande : pas une seule femme européenne, pas une seule femme blanche. Oui, la révolution féministe était bien en cours, déjà à ce moment-là, mais pas en Europe, ou bien pas encore.
Européen·ne·s, nous sommes les héritier·e·s des cultures qui ont colonisé le monde, l’ont mis à sac, y ont diffusé les notions de race, de binarité de genre, et le système patriarcal, en annihilant tout ce qu’elles pouvaient des cultures et peuples autochtones sur son passage. Nous avons oublié jusqu’à l’existence de nos propres cultures autochtones. Nous avons grandi au sein des nations et des villes qui se sont enrichies avec l’esclavagisme, et sont responsables des pires génocides de l’histoire humaine. Nous nous sommes construit·e·s, bercé·e·s de mythes visant à nous rendre insensibles à cette histoire, et donc, d’une certaine manière, dans la possibilité de sa perpétuation. Ce n’est peut-être pas un hasard si, à l’heure où le nationalisme ne cesse de gagner du terrain, nous nous montrons aussi inaptes à construire une réponse au travers de solidarités transnationales, anticolonialistes, anticapitalistes. Pourtant, ailleurs dans le monde, d’autres liens se nouent, des solidarités existent qui débordent les frontières, des complicités se composent qui alimentent les luttes. En d’autres termes, des solidarités transnationales et un universalisme non hégémonique se construisent par la base, depuis les mondes que le colonialisme a le plus mis à sac.
Défendre ensemble d’autres mondes possibles
Et, même en Europe, des brèches continuent d’apparaître. À commencer par la venue d’une délégation zapatiste cet été, qui vient rappeler les mouvements sociaux européens à l’exigence de la solidarité transnationale, « intergalactique » même, selon leur propre expression. Alors que la colonisation de ce qui est aujourd’hui le Mexique marque cinq cents ans, les zapatistes font le choix de refaire le voyage de la conquête dans l’autre sens, et de proposer à l’Europe une autre identité. « Nous irons à la rencontre de ce qui nous rend égaux », expliquent-ils dans un communiqué. Comme une façon de redonner à l’universalisme son véritable sens. Un universalisme de l’égalité et de la rencontre, mais pas de l’homogénéité ni de la domination, comme l’universalisme à la française, encore promu récemment par le président Macron dans une tentative de mise au pas éhontée du féminisme.
Le système capitaliste a une grande capacité d’adaptation. La pandémie en a été un nouvel exemple, constituant clairement une fenêtre d’opportunités pour les grandes entreprises. On pourrait en dire de même des gouvernements, auxquels cette période a permis d’expérimenter des formes toujours plus avancées de contrôle social. Nous savons tout cela. Il faut le dénoncer, s’y opposer, évidemment. Mais nous pourrions aussi nous poser la question suivante : qu’est-ce que la période nous offre à nous, en tant que camp politique et social transnational, comme possibilités ? Qu’est-ce qu’une pandémie globale permet de recréer de commun au-delà des frontières de l’État et du capitalisme ? À l’heure où nos vies sont dramatiquement marquées par le coronavirus et sa gestion capitaliste et sécuritaire, à quelles transformations pouvons-nous prendre part ? Que veulent désormais dire pour nous les notions d’entraide, de communauté et de soin ?
Ce sont ces questions que la démarche du voyage zapatiste souhaite mettre en mouvement. En proposant de renommer l’Europe « Terre rebelle » à leur arrivée sur le continent, les zapatistes invitent les mouvements sociaux et les populations européennes à se réinventer, à reprendre l’Histoire à leur compte pour la transformer au travers de cette rencontre. Et, surtout, à poser les bases de nouvelles complicités à l’échelle globale pour imaginer, construire et défendre ensemble d’autres mondes possibles.
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